Les Russes ont-ils gagné la guerre des étoiles ?

par Renaud Delaporte
vendredi 12 mai 2006

En annonçant le 22 mars 1983 l’Initiative de défense stratégique, aussitôt appelée « Guerre des étoiles », Ronald Reagan lançait un défi technologique à l’URSS, dont il pensait avec raison qu’elle ne s’en relèverait pas. Vingt ans plus tard, la Russie détient une carte stratégique maîtresse sous la forme de missiles capables de contourner le futur missile Defense de Bush, dernier avatar de l’IDS.

La Russie aspire à retrouver sa place de grande puissance dans un monde multipolaire. Poutine a annoncé vouloir acquérir un "potentiel militaire minimal " afin de permettre au Kremlin "d’assurer la stabilité globale et protéger la Russie contre toute tentative de pression militaro-politique ou de chantage musclé". Ce potentiel militaire s’appuie sur le développement de la production d’armes de nouvelle génération dans les domaines stratégiques, aériens et navals.

Cela ne semble pas émouvoir les Etats-Unis, si l’on en croit les experts de la revue américaine Foreign Affairs qui écrivent : "L’Amérique est en passe de devenir invulnérable à une attaque nucléaire," supposant que dans un proche avenir "les Etats-Unis seront capables au moyen d’une première frappe d’anéantir les potentiels nucléaires stratégiques de la Russie et de la Chine". Ils ajoutent : "Cela dévalorise le potentiel nucléaire russe et ramène le monde aux années 1940, à l’époque du monopole atomique des Etats-Unis." Pour parvenir à ces conclusions, ces experts se fondent sur "le perfectionnement des systèmes nucléaires des Etats-Unis, la dégradation galopante de l’arsenal russe ainsi que la lenteur de la modernisation des forces nucléaires de la Chine."

Au regard de l’amenuisement des patrouilles des sous-marins russes manifestant leur faible opérabilité, et du manque de fiabilité du matériel, ces experts ont de bonnes raisons de se poser des questions sur la réalité d’une menace. Cependant, en matière nucléaire plus qu’en aucun domaine, il est funeste de sous-estimer un adversaire.

Le ministre russe de la Défense, Sergueï Ivanov, affirmait devant la presse, le 26 avril à Pékin : " Les essais effectués il y a quelques jours permettent d’affirmer que la sécurité absolue de la Russie sera assurée à l’horizon de 2030-2035 indépendamment de l’évolution de la situation politique et militaire dans le monde ".


S’agit-il de rodomontades de part et d’autre ? Tâchons d’y voir plus clair.

La modernisation des missiles balistiques russes a commencé dès 1991 à la demande d’Eltsine, après que Gorbatchev eut cette phrase étrange, que je cite de mémoire : " Nous allons faire quelque chose qui déroutera nos adversaires : disparaître. " Entendu au-delà de ses espérances, Gorbatchev eût été mieux inspiré de ne pas interpeller le destin à voix haute ! Cette phrase dévoile néanmoins une stratégie volontaire de l’ancienne Union soviétique. En cessant de paraître une menace, l’URSS a pu diminuer de façon drastique l’entretien de ses forces armées et consacrer l’essentiel de ses budgets militaires au développement de nouvelles technologies. En novembre 1993, la nouvelle Russie a enfoncé le clou en affirmant que " la Russie n’avait pas d’ennemi."

Les nouveaux missiles stratégiques Topol M et Boulova-30 résultent de cette politique. Les ingénieurs de l’Institut moscovite de thermotechnique les ont dotés d’une plus grande résistance aux tirs de proximité comme aux tirs de lasers, d’une vitesse double de celle des missiles de génération précédente et surtout d’une dizaine de moteurs permettant d’évoluer de façon aléatoire sur les plans verticaux et horizontaux. Leur portée atteint 10 000 kilomètres. Leur précision est inférieure à 200 mètres.

La mise au point du missile stratégique naval Boulava-30 (SS-NX-30), plus léger que le Topol M malgré une partie missile identique, entre dans sa phase finale. Cela suppose que les Russes sont parvenus à miniaturiser leurs charges nucléaires sans essais préalables. Les Boulova-30 sont destinés à équiper les sous-marins de la classe Typhon ainsi que trois sous-marins nucléaires de la classe Boreï, dont le premier exemplaire (projet 955) devrait être lancé en 2008.

Les Russes ont annoncé le déploiement de leur missile TOPOL M mobile (SS-X-27 selon la classification de l’OTAN), après que deux régiments ont été équipés de TOPOL M ensilés (SS 27). Un dernier développement de ces missiles consiste à les mirver, c’est-à-dire à les doter de plusieurs têtes dirigées indépendamment les unes des autres. Prévu à l’origine, le mirvage a été abandonné en vertu du traité Start II signé en janvier 1993, ratifié par les Etats-Unis en janvier 1996 et par la Russie en avril 2000. Ce traité est rendu caduc par le retrait russe en réponse à la dénonciation du Traité ABM par les Américains le 13 décembre 2001.

Le système anti-missile MD en cours de conception par les Américains se trouve confronté à des difficultés financières, techniques et diplomatiques qui sont loin d’être surmontées. Néanmoins, différentes composantes capables de détruire des missiles tactiques - de courte ou de moyenne portée - ont été testées avec succès. Ses éléments reposent sur les capacités des mesures défensives de frapper à grande vitesse le missile assaillant. Dans l’avenir, le système MD emploiera des lasers à haute énergie embarqués dans des Boeing 747 modifiés, actuellement en cours de développement. (Les contre-attaques au moyen de charges nucléaires ont été abandonnées.) Aucun de ces éléments ne semble en mesure de s’opposer à un tir massif de Topol M ou de Boulova-30, ni dans la phase de lancement ,du fait de leur vitesse initiale (qui les met rapidement hors de portée), ni dans la mi-course, du fait de leur trajectoire aléatoire, ni dans la phase finale, trop brève (moins d’une minute). Les Russes affirment avoir quinze ans d’avance dans la mise au point de leurs missiles et n’envisagent pas, comme on l’a vu plus haut, que le programme Missile defense leur oppose une résitance efficace avant l’horizon 2030, 2040.

À cette date, il est prévisible que les défenses anti-missiles basées sur l’utilisation de lasers à haute énergie permettront au bouclier de l’emporter sur l’épée. Encore faudra-t-il rendre ces boucliers invulnérables... à un autre tir laser !

Les Russes ne disposent pour tout système anti-missile que d’un bouclier nucléaire conçu dans les années 1970 qui protège Moscou. Leur retard dans ce domaine est irrattrapable, et leur stratégie actuelle repose entièrement sur la capacité à résister à une première agression par le déploiement en nombre suffisant de mobiles terrestres et des missiles embarqués dans les sous-marins stratégiques.

Le traité SORT, signé le 24 mai 2002 entre la Russie et les Etats-Unis, contraint les deux parties à ne plus disposer que d’environ 1700 à 2000 têtes d’ici 2012. La mise en service des lanceurs de nouvelle génération - six par an - semblait trop lente aux yeux de nombreux observateurs militaires russes, qui redoutent de ne disposer à cette échéance que de forces majoritairement obsolètes. Les dernières déclarations de Poutine insistent sur la nécessité "d’améliorer considérablement l’équipement de nos forces nucléaires stratégiques en avions modernes à grand rayon d’action, en sous-marins et en missiles".
Elles répondent à cette interrogation posée par ces experts.

Depuis de longues années, les Russes n’ont pu investir dans le renouvellement de leurs forces militaires qu’au moyen des sommes procurées par leurs exportations d’armes (6 milliards d’euros en 2005). La renationalisation partielle de l’industrie pétrolière, à laquelle a procédé Poutine au cours des dernières années, et la flambée des cours lui procurent les moyens de cette modernisation. Pour la seconde année consécutive, les Russes vont dépenser en armement plus qu’ils ne gagnent par les ventes d’armes.

En rééquilibrant la dissuasion nucléaire, Poutine semble en mesure de procurer à la défunte Union soviétique une retentissante victoire posthume.

Cette situation nouvelle ne serait pas sans conséquences pour les pays détenteurs d’une force nucléaire, incapables de disposer des défenses anti-missiles performantes, ni de franchir les défenses en cours d’installation. Certains commentateurs la jugent en mesure de peser sur les alliances.


Lire l'article complet, et les commentaires