Moyen-Orient : Caroline Fourest contredite par l’ancien ambassadeur de France au Soudan
par Taïké Eilée
jeudi 7 février 2013
Dans le premier volet de sa série documentaire consacrée aux "réseaux de l'extrême", diffusé le 5 février sur France 5, Caroline Fourest a traité des "obsédés du complot". Inutile de décrypter pour la énième fois en totalité cet énième film dénonçant les dérives de l'Internet ; Olivier Taymans, le réalisateur du très bon Epouvantails, autruches et perroquets : 10 ans de journalisme sur le 11-Septembre, a tout résumé en trois mots : amalgames, omissions et distorsions. Contentons-nous de pointer une insuffisance récurrente de ce type de documentaire à charge.
L'un des angles d'attaque de Caroline Fourest a été de tenter de décrédibiliser tous ceux qui croient à l'existence d'un plan américain de remodelage du Moyen-Orient. Voici comment cette séquence est introduite : "Le grand complot du moment, celui qui serait promis au même succès que le 11-Septembre, serait un plan machiavélique, imaginé par la CIA, pour remodeler le Moyen-Orient. Un complot raconté dans le nouveau livre de Thierry Meyssan..." (voir à partir de la 20e minute) S'ensuit un discours de Thierry Meyssan voulant nous persuader que la guerre en Libye n'a aucun rapport avec le "Printemps arabe", mais a été décidée il y a dix ans. Et de citer, pour appuyer son propos, le général Wesley Clark.
Les "conspirationnistes", nous dit-on, citent en effet souvent, pour appuyer leur croyance, le général Wesley Clark, qui rapporte qu’un officier du Pentagone lui a confié, peu après les attentats du 11 septembre 2001, l’intention des autorités d’attaquer sept pays en cinq ans : l’Irak, la Syrie, le Liban, la Libye, la Somalie, le Soudan et l’Iran. Clark met directement en cause Paul Wolfowitz, Donald Rumsfeld, Dick Cheney, et une demi-douzaine d’autres membres du PNAC. Il dénonce l’opacité de ce plan, qui n’a jamais été débattu publiquement (référence implicite à l’Etat profond, dont parle Peter Dale Scott, qui subsiste au-delà des alternances politiques).
Selon Caroline Fourest, le général Clark est cité "totalement hors de son contexte". Et le plan dont il est question n’a jamais été exécuté. En outre, Barack Obama, l'actuel locataire de la Maison-Blanche, n’est pas interventionniste, ce qui rendrait l'idée de permanence d'un tel plan absurde (ce propos tend à négliger la notion d’Etat profond). Pour le politologue Bertrand Badie, convoqué par la scrupuleuse journaliste de France Culture, croire à un tel plan relève du "négationnisme". L'idée a bien pu germer dans quelques esprits, reconnaît-il, mais sans effet... Et d’ajouter, en guise de conclusion, avec une ironie mordante : "On n’est pas dans Tintin"...
Remodelage du Moyen-Orient : complot ou réalité ?
Il faut ici démêler ce qui a été insidieusement mêlé. Caroline Fourest amalgame en effet deux sujets, qui rendent l'ensemble de son propos incompréhensible et irritant. Elle mélange une réalité incontestable, et une interprétation davantage sujette à caution. Et en attaquant l'interprétation en question, elle en vient à nier, du moins est-ce l'impression qu'elle donne, la réalité incontestable.
Au début de la séquence, la journaliste nous dit donc que la nouvelle croyance complotiste à la mode concerne un obscur plan secret de la CIA pour remodeler le Moyen-Orient. Et l'on comprend mal, de prime abord, le recours à Thierry Meyssan pour évoquer ce qui ne constitue nullement un complot, mais une doctrine on ne peut plus officielle, que l'on appelle couramment la doctrine Bush de remodelage du Grand Moyen-Orient (lire l'article très documenté de Catherine Croisier, chercheur associée à l'IRIS, ou encore une introduction à ce sujet sur Wikipédia). Sur Wikipédia, on apprend que le président Bush a évoqué cette doctrine une première fois le 26 février 2003 devant une réunion de néoconservateurs de l'American Enterprise Institute (AEI), avant de la développer le 9 mai 2003 dans un discours à l'Université de Caroline du Sud.
On lit aussi ceci : "L'invasion de l'Afghanistan en 2001 puis celle d'Irak en 2003 ont été les deux premières opérations du projet de remodelage du Grand Moyen-Orient des néoconservateurs américains, réunis derrière le président Bush, le vice-président Dick Cheney et le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld, qui visent à étendre l'influence des États-Unis dans ces régions stratégiques du globe. Washington prétend ainsi favoriser le développement démocratique dans l'ensemble de ces pays, aider ces pays à s'insérer dans l'économie mondiale, et soutenir l'émancipation des femmes." Et Catherine Croisier écrit, quant à elle, que "le but ultime [de cette doctrine], si l’on en croit les discours officiels, est de propager la paix et la démocratie par un effet domino partant des deux « pays tests » : l’Afghanistan et l’Irak. Un projet d’une visée immense, puisqu’il couvre une zone comprenant plus d’une vingtaine de pays." Les guerres en Afghanistan et en Irak furent donc des "tests" dans l'optique de ce projet de remodelage du Moyen-Orient. Or, Caroline Fourest dit dans son documentaire : "Le seul problème, c'est que ce plan en cinq ans n'a jamais été exécuté." Plus exactement, ce plan a commencé à être exécuté, si tant est que le plan rapporté par Clark coïncide bien avec le projet de remodelage du Moyen-Orient, dans sa version peut-être la plus dure, la plus belliqueuse ; remodeler le Moyen-Orient ne passe pas nécessairement par la guerre systématique. La doctrine Bush s'est d'ailleurs assouplie lors du deuxième mandat présidentiel.
Certains se demandent ensuite si les soulèvements en Libye et en Syrie s'inscrivent dans le plan mis en place il y a plus de dix ans par les néoconservateurs. Si tout est piloté par la CIA ou pas. Thierry Meyssan le croit, il en est même sûr. Michel Collon tient des propos assez similaires. Les services secrets allument-ils la mèche ou s'engouffrent-ils dans un mouvement qui leur préexiste ? Au fond, on n'en sait rien. Il peut y avoir accompagnement de ces mouvements insurrectionnels, aide logistique, financière, sans avoir pour autant tout initié, tout décidé. Cette question - la planification sur le long terme d'actes terroristes ou de guerres - est celle sur laquelle la crispation s'établit entre les dits "conspirationnistes", qui y croient, et leurs opposants, qui n'y croient pas, et y voient une dangereuse simplification du réel. Les uns et les autres feraient sans doute bien de prendre quelques distances avec leurs croyances, qui finissent par devenir un carcan intellectuel, une armure même pour se battre (contre celui qui a le malheur d'être tombé dans une autre croyance), pour penser - plus en souplesse - chaque situation. L'agnosticisme en la matière a ses vertus. Mais l'essentiel ici est de montrer que Caroline Fourest, en rejetant l'idée d'une CIA toute-puissante qui contrôlerait tout (c'est ce qu'elle appelle le "conspirationnisme") en vient à nier un plan de remodelage du Moyen-Orient qui n'est, théoriquement, un secret pour personne.
Un ambassadeur "conspirationniste" ?
Selon Fourest, le plan révélé par Clark (quand bien même il aurait fonctionné à l'occasion de deux guerres) serait donc tombé en désuétude. Il se trouve que l’ancien ambassadeur de France au Soudan Michel Raimbaud, par ailleurs conférencier-professeur au Centre d’Etudes Diplomatiques et Stratégiques (CEDS), dont on trouve le CV ici, et que Fourest n’a malheureusement pas pensé à inviter dans son film, ne pense pas du tout la même chose sur ce plan (non pas fantasmé donc, mais bien réel) de remodelage du Moyen-Orient, et qu’il accorde un grand crédit aux propos de Wesley Clark. Interrogé le 8 janvier 2013 par France 24 sur la naissance de l'Etat du Sud-Soudan le 9 juillet 2011, Michel Raimbaud lance :
"Si on le remet dans la longue liste des opérations de déstabilisation du monde arabe... il y a bien un plan de déstabilisation américain, ce n’est pas du secret, il figure dans tous les bouquins, dans toutes les revues maintenant, c’est le général Wesley Clark, l’ancien commandant en chef de l’OTAN, qui déclarait dès les années 2001-2002, "oui nous sommes en train de travailler", enfin il entendait ça d’un collègue du Pentagone qui disait : "oui nous sommes en train de travailler à la déstabilisation de l’Irak", on préparait la deuxième guerre contre l’Irak, "et il y a sept pays", il n’en citait pas plus, il y avait la Syrie, le Liban, la Libye, l’Iran, l’Irak, et il y avait notamment la Somalie et le Soudan. Le Soudan était le dernier sur la liste alphabétique mais il a été le premier dans l’ordre chronologique, je pense que ça a été le premier pays à passer au couperet. Et c’est pas fini."
A l'en croire, ce plan de déstabilisation serait de notoriété publique, exprimé "dans tous les bouquins, dans toutes les revues"...
L’interview qu’il a donné le 3 janvier 2013 au site Afrique-Asie, à l'occasion de la sortie de son livre Le Soudan dans tous ses États - L'espace soudanais à l'épreuve du temps, est des plus éclairants. Augusta Conchiglia, journaliste au Monde diplomatique (on peut l’écouter ici), écrit en préambule de son article : "Pour l’opinion, la vérité est faite : le long conflit entre le Sud et le Nord [du Soudan], qui a abouti à la partition, était une guerre entre chrétiens et musulmans. Complètement faux, rétorque Michel Raimbaud. Il s’agissait avant tout, pour les Occidentaux et Israël, de démanteler le plus grand pays arabe et africain riche en pétrole. L’ex-ambassadeur de France le prouve dans un livre très documenté". Au cours de ce long entretien, on peut lire ceci :
"La sécession du Sud-Soudan est une victoire de la diplomatie américaine, écrivez-vous…Un triomphe même, selon les Américains eux-mêmes. Et c’est aussi la victoire d’Israël qui a longtemps soutenu le SPLM et qui ne peut voir que des avantages à ce que le plus grand État arabe et africain soit « cassé » et morcelé. Une partition marquant la fin de l’expérience soudanaise en matière de diversité et de pluralisme, serait conforme à la stratégie de Tel-Aviv : parvenir à transformer l’espace arabo-musulman en une mosaïque de micro-États confessionnels et/ou ethniques, afin de maintenir la suprématie de l’État hébreu.
L’espace soudanais est un espace clé, sa partition est une catastrophe pour le monde arabe qui a beaucoup tardé, me semble-t-il, à s’en rendre compte, mais aussi pour l’Afrique et les Africains, qui ont transgressé le principe sacré de l’intangibilité des frontières issues de la colonisation et risquent de le regretter."
Et plus loin :
"Dans quel cadre situer les raisons profondes du conflit au Darfour qui a mobilisé la communauté internationale ?Je ne crois pas aux coïncidences : le déclenchement de la guerre au Darfour alors que les négociations avec le Sud étaient en cours, prévoyant un partage des ressources, peut être vu comme une guerre pour le pétrole, ou pour le cuivre, ou pour l’uranium… C’est en fait un conflit allumé et entretenu par l’ingérence étrangère pour fragiliser un peu plus le Soudan, et si possible le mutiler davantage dans son territoire, sa population et ses ressources."
Il ne s’agit pas de dire que Michel Raimbaud a raison et que Caroline Fourest et Bertrand Badie ont tort. Mais que, lorsqu’on est un journaliste honnête, on ne convoque pas, pour étayer une thèse préconçue, les seuls experts qui la confirment. On se renseigne, et, si des avis divergents existent, on les met en évidence, les uns face aux autres. Cela n’a jamais été fait (ou si peu) dans toutes les "enquêtes" journalistiques sur les suites du 11-Septembre. Caroline Fourest ne connaissait peut-être pas Michel Raimbaud. Espérons que ce modeste article l’aura aidé à combler cette lacune.
Idée reçue, idée d'enquête
Une dernière remarque. Caroline Fourest, comme nombre de ses confrères, tous obnubilés par les "conspirationnistes" qui accusent les Etats-Unis ou Israël, ne semble pas être consciente de ce qu'est la "version officielle" du 11-Septembre. En effet, à la fin de son documentaire, alors qu'elle échange - dans une certaine confusion - avec Jacques Cheminade, celui-ci fait référence au prince Bandar d'Arabie saoudite, dont il nous dit qu'il a financé deux hommes - suspectés d'être des agents du renseignement saoudien -, Omar al-Bayoumi et Osama Basnan, qui ont rencontré en Californie deux des principaux pirates de l'air, Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazmi. A quoi Fourest répond : "Mais attendez, qu'il y ait eu des mécènes de terroristes du 11-Septembre liés à l'Arabie saoudite, mais ça c'est établi !" Là encore, la journaliste ne semble pas se rendre compte de l'amalgame qu'elle commet. Il est en effet établi que des fonds ont transité vers les terroristes via des organisations caritatives saoudiennes... mais le rapport de la Commission d'enquête est resté très flou sur ce point. Aucun prince saoudien n'a jamais été accusé, même si cela semble aller de soi pour Caroline Fourest (en mai 2009, des journalistes de France Inter avaient déjà égratigné, l'air de rien, et sans que cela ne crée le moindre remous, la "version officielle" de ces événements). Or Cheminade, lui, est précis, qui pointe un prince et deux probables agents du renseignement saoudiens. Ce ne sont pas de simples mécènes anonymes. Sur ce point, citons encore Catherine Croisier :
"... alors que 15 des 19 terroristes du 11 septembre furent identifiés comme de nationalité saoudienne, la Commission nationale d’enquête sur les attentats du 11 septembre 2001 notait dans son rapport final, publié le 23 juillet 2004, que l’Arabie Saoudite apparaissait seulement comme un « allié problématique dans la lutte contre l’extrémisme islamique ».Le régime saoudien a certes fait preuve de bonne volonté dans la lutte contre le terrorisme -application de la résolution 1373 du Conseil de Sécurité des Nations Unies sur le financement du terrorisme, arrestations de citoyens suspectés d’entretenir des liens avec des réseaux terroristes, mise en place d’un groupe de travail commun (joint task force) avec les Etats-Unis…- mais comment expliquer l’attitude du gouvernement américain qui s’est opposé à ce que soit révélé le contenu des 28 pages relatives au royaume saoudien inscrites dans le rapport bicaméral des Commissions sur le Renseignement du Congrès ?"
Bonne question, merci de l'avoir posée. Une idée d'enquête pour un prochain documentaire de Caroline Fourest ?