Nasser à rien

par Bruno de Larivière
mardi 27 avril 2010

Alors qu’un haut responsable des Antiquités égyptiennes multiplie les déclarations anti-occidentales à la presse, on célèbre cette année le cinquantième anniversaire de l’inondation de la moyenne vallée du Nil par le lac du barrage d’Assouan. La perte archéologique demeure impossible à mesurer. Elle permet toutefois de relativiser les cris d’orfraie du dignitaire nationaliste...

Il y a cinquante ans, les eaux du Nil ont commencé à engloutir des dizaines de kilomètres de vallée. L’Unesco trouve là son origine. Pour saisir ces circonstances dramatiques, un document archivé en 1989 et mis en ligne à une date indéterminée - La Terre de Koush - apporte des précisions utiles. Il s’agit de la version écrite d’un texte accompagnant un film tourné dans la haute vallée du Nil, avant son inondation. En cette année 1961, la communauté scientifique internationale se mobilise, parce que l’argent manque pour payer les fouilles d’urgence et le déplacement des ruines, au premier rang desquelles le temple d’Abou Simbel. Le film pointe un risque, celui d’une disparition irréparable de ruines égyptiennes antiques [Commentaire de Rex Keating, dit par Paul Bordry. Musique de Norman Main. Prises de vues de Mahjoub El Nour. Réalisation de John Irving.] Il ne faut pas espérer un point de vue critique sur la décision politique de construire le barrage, ni même un rappel du contexte géopolitique [voir Une poignée de noix fraîches]. L’appel au don passe un message univoque...

Ce texte souffre de deux défauts, que les années écoulées mettent cruellement en (haut) relief. La déportation de milliers de Nubiens suscite moins de lignes que l’évocation circonstanciée des faits et gestes de Thoutmôsis III. Les sanglots longs débouchent en outre sur une conclusion grotesque. Ne désespérez pas, on sauvera l’essentiel ! Car le commentateur vise au début des années 1960 un admirateur de Champollion ou un lecteur de Mort sur le Nil. Si les vieilles pierres et les fresques constituent des traces transportables, l’archéologie a démultiplié les sources d’information depuis un demi-siècle. Dans ces conditions, les arguments visant à attirer le donateur - et donc à cautionner l’engloutissement - prennent une autre signification.

Les bouts de tissus, les pollens, les résidus liquides, les ossements plus ou moins conservés, les morceaux de bois, les pierres taillées constituent désormais des indices aussi précieux que des hiéroglyphes identifiables par le commun des mortels. L’imagerie par satellite, les sondages au sol complètent la panoplie du chercheur. Or la Nubie noyée sous le lac Nasser ne pourra plus jamais s’ouvrir aux archéologues. Les pertes évoquées dans le commentaire dépassent donc l’imaginable. L’esprit le plus chagrin pourrait même affirmer que l’Unesco s’est dès l’origine déconsidérée en laissant entendre que l’on pouvait sauver quelque chose à l’occasion de la construction du barrage d’Assouan. L’organisme a oublié le premier site à protéger au titre du patrimoine mondial de l’humanité.

« Le Nil ! Principale artère de communication entre la Méditerranée et l’Afrique orientale, la vallée du Nil est, depuis l’aurore de l’histoire de l’homme, un des berceaux de la civilisation. Tout ce qui vit le long de ses rives est tributaire de ses eaux, car, en Nubie soudanaise, à près de 2.000 kilomètres de la Méditerranée il ne tombe pas une goutte d’eau du premier au dernier jour de l’année. La seule réserve d’eau est le Nil qui trace un sillon fertile à travers le désert de sable et de rochers. La région qui borde cette partie du Nil porte l’ancien nom de Koush. Il y a cinq mille ans, les armées et les marchands empruntaient ce couloir qui relie l’Egypte à l’Afrique. Aujourd’hui encore, entre le port fluvial d’Assouan en Egypte à 360 kms au nord et la ville frontière de Wadi-Halfa en Nubie soudanaise, tout le trafic passe par le Nil.

Wadi-Halfa, ville frontière. Port fluvial. Tête de ligne d’un chemin de fer. Population : 30.000 âmes environ. Avenir : l’oubli. La région de Wadi-Halfa est pratiquement un "musée vivant". Les traditions de ses habitants n’ont pas varié depuis le passé le plus reculé. Mais bientôt, ces gens devront abandonner leur terre ancestrale pour être regroupés ailleurs au Soudan. Dans trois ans à peu près, l’immense lac artificiel qui s’étendra en amont du nouveau Haut-barrage d’Assouan engloutira les plantations, les docks, la ville entière.

Aujourd’hui, Wadi-Halfa s’étire sur la rive droite du Nil, serré entre le désert et le fleuve. Le nouveau lac s’étendra sur une longueur de 160 kilomètres, à l’intérieur du Soudan, submergeant la seconde cataracte et, avec elle, nombre de vestiges antiques, des villes, des tombeaux, des temples, et plus grandes forteresses. Une carte aérienne, établie par l’Unesco, des sites archéologiques au niveau de la deuxième cataracte a littéralement révélé des centaines de constructions et de nécropoles dont, jusqu’à présent, on ne soupçonnait même pas l’existence. Ce qui frappe d’abord, dans la région, c’est la ligne des formidables forteresses qui s’échelonnent le long des 80 kms de la cataracte. [...] On connaît douze de ces forteresses construites, il y a quatre mille ans par les Egyptiens du Moyen-Empire pour tenir la route du commerce et pour assurer la sécurité des transports de l’or en provenance de l’Afrique. Toutes ces forteresses sont vouées à la destruction. [...]

Semna se trouve également dans la zone qui doit être inondée. Ici, il y a quarante siècles, un roi d’Egypte fixa la frontière sud de son royaume. A cet endroit, les roches cristallines ressèrent le fleuve en un étroit couloir de 35 mètres de large. Point fort naturel où les anciens Egyptiens édifièrent trois forteresses pour tenir sous leur contrôle les mouvements des tribus nubiennes voisines. [...] Semna, comme toutes les forteresses, étaient pratiquement imprenable. Même assiégées, la garnison avait accès au Nil par des tunnels protégés. Les réservoirs d’eau faisaient l’objet d’une défense particulière car, dans cette région sans pluie, les soldats couraient le risque de mourir de soif. [...]

Les bâtisseurs des forteresses avaient érigé un barrage entre Semna-Est et Semna-Ouest et les eaux du Nil atteignaient un niveau supérieur de 8 mètres à ce qu’il est aujourd’hui dans les périodes d’inondations, créant ainsi un lac qui permettait de naviguer loin à l’intérieur de l’Afrique. [...] Située sur les hauts de l’Île du Roi, Uronarti est une forteresse condamnée aussi à disparaître sous les eaux. Aujourd’hui, sentinelle millénaire, elle veille encore sur les flots tumultueux de la cataracte et sur le désert où tant d’armées sont jadis passées. C’est dans cette partie du désert qu’a été trouvée la plus ancienne inscription jamais découverte au Soudan. Elle est antérieure de 10 siècles à la construction des forteresses. [...]

Plus au nord, Firka est plus proche de nous. C’est une des premières églises chrétiennes, un des premiers monastères de Nubie. Toute cette région a d’abord été convertie au Christianisme par des missionnaires venus de Byzance. Par la suite, de petits royaumes chrétiens étendirent leur pouvoir sur la région et les communautés religieuses connurent une vie florissante. Pendant 800 ans, le Christianisme se maintient en Nubie. Puis la montée de l’Islam le submergea. Alors les églises tombèrent en ruine. Elles seront définitivement perdues lorsque les eaux les recouvriront. Certaines contiennent des fresques d’une grande importance. Très peu d’entre elles ont fait l’objet de fouilles. [...]

De l’autre côté du fleuve, par rapport à Wadi-Halfa, voici Bouhen. Bouhen, où les archéologues travaillent depuis plusieurs années, a sans doute été, il y a quarante siècles, le quartier général de la région militaire de la cataracte et 2.000 hommes de troupe y tenaient garnison. Les archers du pharaon pouvaient, par ces meurtrières, balayer toute la pente du fossé intérieur. Le revêtement extérieur des murs de ces forts - construits en briques de boue - est lisse. Lorsqu’il est désagrégé, l’intérieur du mur apparaît. Des solives de bois empêchaient les attaquants de creuser le mur à la base. Certaines de ces solives entrecroisées sont d’une telle robustesse qu’elles sont encore en bon état aujourd’hui. Evidemment, à la première atteinte des eaux du nouveau lac, les briques redeviendront de la boue. [...]

Les travaux avancent. C’est une course contre le temps qui se joue avant que le "musée vivant" de Nubie, la terre de Koush ne disparaisse pour toujours. On a appelé la Nubie "l’historique arêne de l’ancien monde africain" et quelques érudits pensent que cette partie de la vallée du Nil peut recéler certaines clefs du passé de l’Afrique. La campagne internationale lancée par l’Unesco pour assurer les fouilles archéologiques des sites et, si possible, sauver les monuments de l’antique Nubie est un défi à notre civilisation. Si nous ne le relevons pas, un chapitre important de l’histoire de l’humanité sera à jamais enseveli sous les eaux. » [Intégralité du texte en note]

Il ne sert à rien d’organiser un procès. Nasser a-t-il pris la décision de construire un barrage en connaissance de cause ? Son idéologie planificatrice, son obsession nationaliste, sa haine des Européens arrogants - ceux-là même qui l’ont humilié en 1956 - allaient-elles jusqu’à supprimer un pan de l’histoire de l’Egypte ? Je gage que l’ignorance des enjeux, et la prise en compte de gains incontestables ont réduit à peu de choses les inconvénients de l’engloutissement par les eaux du fleuve. Le barrage a régulé les crues catastrophiques du Nil, et permis l’aménagement de son lit mineur. Je ne méconnais aucun de ces deux progrès, alors que des millions d’Egyptiens vivaient dans le dénuement le plus complet au début des années 1960.

Sciemment ou non, le champion du non-alignement et de la cause arabe porte cependant la responsabilité d’une destruction catastrophique. Elle prend toutes les formes d’un déni dont le documentaire se fait l’écho bien involontairement. Le nationalisme arabe incarné par Nasser s’accommode mal de l’idée que l’Egypte pharaonique était au plan démographique nilotique, c’est-à-dire au nord méditerranéenne et au sud africaine, mais nulle part arabe. Ce même nationalisme voit d’un mauvais œil le rappel historique selon lequel l’Islam est une religion d’importation. Les Nubiens gardaient encore en mémoire les reliques d’un passé lointain en 1961.

La première nation chrétienne a été l’Egypte avant l’Arménie. C’est aussi une des raisons importantes pour laquelle Le Caire supplante Alexandrie comme capitale politique de l’Egypte indépendante. Même si la décision va à l’encontre du progrès technique et de la littoralisation des activités économiques, la ville du Caire présente un pedigree plus acceptable pour les nationalistes qu’Alexandrie [80 millions d’Egyptiens]. Cette dernière, cosmopolite et maritime a pourtant été une ville essentielle (capitale ?) pour les premières communautés chrétiennes, à l’époque de Denys [première moitié du IIIème siècle de notre ère], d’Athanase [298 ? - 373.] et de Cyrille [376 - 444].

On reste alors pantois en lisant dans la presse les faits, gestes et déclarations à l’emporte-pièce du vice-ministre de la culture égyptien et secrétaire général du Conseil suprême des antiquités. Il convient cependant de faire la part des choses. Les attaques personnelles contre l’Egyptien me paraissent assez mal venues. Zahi Hawass prend manifestement soin de son image, attire avec plaisir les caméras et n’hésite devant aucun coup tordu pour tirer partie des découvertes archéologiques les plus spectaculaires : identification de la momie de la reine Hatchepsout en 2007, résultats de l’enquête sur la filiation et sur les causes du décès de Toutankhamon. Le chercheur signe de son nom les travaux de ses collaborateurs, et se fait inviter grassement dans des colloques internationaux. Cela étant, ceux qui s’en plaignent sont-ils exempts de tout reproche ? Admettons même que les rebuffades essuyées par certains Occidentaux sont une sorte de réponse du berger à la bergère. Zahi Hawass a beau jeu de rappeler le mépris humiliant de certains archéologues dans le passé vis-à-vis des Egyptiens, terrassiers et hommes de peine tout juste bons à pousser des brouettes de sable [Zahi Hawass, un nationaliste aux antiquités égyptiennes - La Croix du 12 avril 2010 / lire aussi ce dossier de L’Express].

Je reste plus circonspect en revanche devant des déclarations clairement anti-occidentales, non seulement parce qu’elles transpirent la xénophobie - il a passé son doctorat en Pennsylvanie - mais aussi parce qu’elles cachent mal de bas intérêts pécuniaires. Zahi Hawass symbolise à lui tout seul les impasses idéologiques de son mentor d’hier (Nasser) et de celui encore aujourd’hui en poste. Car il occupe un poste en vue grâce à des protections en haut-lieu, en particulier du côté de la femme de Moubarak. L’archéologue au chapeau Stetson fustige les voleurs et les trafiquants responsables du pillage des sites antiques. Mais les larcins ont commencé dès l’époque pharaonique : les architectes des pyramides cherchent à rendre inviolables les sépultures sacrées. L’or et les pierres précieuses suscitent alors la convoitise. Les Occidentaux ont certes pris part au pillage au cours des deux derniers siècles, mais il serait injuste d’oublier un autre fait incontestable. Les collectionneurs fortunés et les directeurs de musée ont récupéré des pièces vouées en leur absence à l’oubli ou à la destruction. Réclamer à corps et à cris le retour des biens volés ne provoquera aucune restitution. Zahi Hawass flatte en revanche à bon compte l’étroitesse d’esprit chez ses compatriotes.

En même temps, contrairement à bien d’autres archéologues originaires de pays lésés (Amérique précolombienne, Extrême-Orient, etc.), Zahi Hawass ne contrebalance pas ses réclamations. Qu’il soit ou non nationaliste, il s’aveugle sur un fait imparable. Les collections des musées de Berlin, Paris ou Londres conservent dans d’excellentes conditions les reliques du passé égyptien. Ces pièces assurent certes la renommée des musées précédemment cités, mais elles financent gratuitement pour l’Etat égyptien une publicité inouïe en faveur de la vallée du Nil. Ma dernière critique intervient justement à ce niveau. Zahi Hawass, héraut de l’industrie touristique égyptienne, soutient sans ciller une activité très particulière. Les hôteliers et vendeurs de croisière gagnent peut-être bien leur vie, mais le passage de millions de touristes dans des sites uniques provoquent de nombreux effets pervers [source]. L’afflux touristique colle à la montée d’une exaspération anti-occidentale dans la population [source].

L’Etat égyptien consacre en outre des sommes considérables pour développer les infrastructures, et maintenir de très imposantes forces de sécurité [source]. Dans le même temps, la productivité agricole demeure médiocre, l’aire urbaine du Caire - Gizeh [incrustation] gangrène les sites archéologiques des pyramides, une minorité de privilégiés suivent des études supérieures, et l’envahissement par les produits chinois signe la faiblesse de l’industrie locale... En Egypte les beaux discours pèsent peu en rapport avec la triste réalité, et la défense du passé archéologique est à géométrie variable.

  • LA TERRE DE KOUSH / "La s’élèvent des monuments antiques de la Nubie soudanaise maintenant menacés par le nouveau Haut-Barrage sur le Nil" / Commentaire de Rex Keating, dit par Paul Bordry. Musique de Norman Main. Prises de vues de Mahjoub El Nour. Réalisation de John Irving / « Le Nil ! Principale artère de communication entre la Méditerranée et l’Afrique orientale, la vallée du Nil est, depuis l’aurore de l’histoire de l’homme, un des berceaux de la civilisation.
    Tout ce qui vit le long de ses rives est tributaire de ses eaux, car, en Nubie soudanaise, à près de 2.000 kilomètres de la Méditerranée il ne tombe pas une goutte d’eau du premier au dernier jour de l’année. La seule réserve d’eau est le Nil qui trace un sillon fertile à travers le désert de sable et de rochers.
    La région qui borde cette partie du Nil porte l’ancien nom de Koush. Il y a cinq mille ans, les armées et les marchands empruntaient ce couloir qui relie l’Egypte à l’Afrique. Aujourd’hui encore, entre le port fluvial d’Assouan en Egypte à 360 kms au nord et la ville frontière de Wadi-Halfa en Nubie soudanaise, tout le trafic passe par le Nil.
    Wadi-Halfa, ville frontière. Port fluvial. Tête de ligne d’un chemin de fer. Population : 30.000 âmes environ. Avenir : l’oubli.
    La région de Wadi-Halfa est pratiquement un "musée vivant". Les traditions de ses habitants n’ont pas varié depuis le passé le plus reculé. Mais bientôt, ces gens devront abandonner leur terre ancestrale pour être regroupés ailleurs au Soudan. Dans trois ans à peu près, l’immense lac artificiel qui s’étendra en amont du nouveau Haut-barrage d’Assouan engloutira les plantations, les docks, la ville entière.
    Aujourd’hui, Wadi-Halfa s’étire sur la rive droite du Nil, serré entre le désert et le fleuve. Le nouveau lac s’étendra sur une longueur de 160 kilomètres, à l’intérieur du Soudan, submergeant la seconde cataracte et, avec elle, nombre de vestiges antiques, des villes, des tombeaux, des temples, et plus grandes forteresses.
    Une carte aérienne, établie par l’Unesco, des sites archéologiques au niveau de la deuxième cataracte a littéralement révélé des centaines de constructions et de nécropoles dont, jusqu’à présent, on ne soupçonnait même pas l’existence. Ce qui frappe d’abord, dans la région, c’est la ligne des formidables forteresses qui s’échelonnent le long des 80 kms de la cataracte. La forteresse de Nirghissa en est un exemple : ses remparts intérieurs n’ont pas moins de 400 mètres de long.
    On connaît douze de ces forteresses construites, il y a quatre mille ans par les Egyptiens du Moyen-Empire pour tenir la route du commerce et pour assurer la sécurité des transports de l’or en provenance de l’Afrique. Toutes ces forteresses sont vouées à la destruction.
    A Mirghissa, ce garçon traverse en courant l’entrée fortifiée profonde de 50 m - 50 mètres d’un mur fait en briques de boue. Une telle largeur laisse supposer que le commandement égyptien avait en certain respect pour les peuples voisins, les Koushites.
    Semna se trouve également dans la zone qui doit être inondée. Ici, il y a quarante siècles, un roi d’Egypte fixa la frontière sud de son royaume. A cet endroit, les roches cristallines ressèrent le fleuve en un étroit couloir de 35 mètres de large. Point fort naturel où les anciens Egyptiens édifièrent trois forteresss pour tenir sous leur contrôle les mouvements des tribus nubiennes voisines. Là, dans cet enfer de sable et de rochers, les soldats de la garnison, si loin de leur verte patrie, pouvaient, dans un petit temple, vénérer leurs dieux.
    Ce temple a été construit par le roi guerrier Thoutmôsis III sur l’emplacement d’un premier édifice religieux. Mille ans plus tard, ou à peu près, un monarque du royaume soudanais de Koush gravait dans la pierre une inscription qui n’a pas été encore traduite.
    Semna, comme toutes les forteresses, étaient pratiquement imprenable. Même assiégées, la garnison avait accès au Nil par des tunnels protégés. Les réservoirs d’eau faisaient l’objet d’une défense particulière car, dans cette région sans pluie, les soldats couraient le risque de mourir de soif.
    Les factionnaires qui montaient la garde sur les remparts de Semna-Ouest voyaient à travers le défilé la forteresse soeur de Semna-Est.
    Dominant le fort, un temple de pierre dédié au dieu Khnoum dont la construction a été terminée 1.500 ans avant Jésus-Christ par Men-Keper-Ré - Thoutmôsis III. Le temple révèle un drame humain de l’Empire égyptien. Cette prière à Khnoum, dieu de la cataracte, a été gravé par un vice-roi de Koush, probablement Unsersatet. En dépit de son immense pouvoir son nom et son effigie ont été délibérément effacés en témoignage de sa disgrâce auprès du pharaon. On ignore ce qui a causé sa perte.
    Les bâtisseurs des forteresses avaient érigé un barrage entre Semna-Est et Semna-Ouest et les eaux du Nil atteignaient un niveau supérieur de 8 mètre à ce qu’il est aujourd’hui dans les périodes d’inondations, créant ainsi un lac qui permettaient de naviguer loin à l’intérieur de l’Afrique.
    Ce bateau est un descendant direct des embarcations représentées sur les tombeaux égyptiens. Il n’y a pas d’entretoises ; la poutre centrale maintient les planches bord à bord. La seconde cataracte est véritablement un "musée vivant" de l’antiquité la plus reculée.
    Voici un autre exemple de ces traditions qui se sont maintenues intactes. Les Nubiens du 20ème siècle s’aident pour nager des mêmes fagots de roseaux que ceux qui sont peints sur les tombeaux.
    Située sur les hauts de l’Île du Roi, Uronarti est une forteresse condamnée aussi à disparaître sous les eaux. Aujourd’hui, sentinelle millénaire, elle veille encore sur les flots tumultueux de la cataracte et sur le désert où tant d’armées sont jadis passées. C’est dans cette partie du désert qu’a été trouvée la plus ancienne inscription jamais découverte au Soudan. Elle est antérieure de 10 siècles à la construction des forteresses. Il y a cinq mille ans, le roi Djer de la première Dynastie d’Egypte commanda une armée en Terre de Koush et il grava, en hiéroglyphes archaïques, le récit de ses victoires.
    Plus au nord, Firka est plus proche de nous. C’est une des premières églises chrétiennes, un des premiers monastères de Nubie. Toute cette région a d’abord été convertie au Christianisme par des missionnaires venus de Byzance (aujourd’hui Constantinople). Par la suite, de petits royaumes chrétiens étendirent leur pouvoir sur la région et les communautés religieuses connurent une vie florissante.
    Pendant 800 ans, le Christianisme se maintient en Nubie. Puis la montée de l’Islam le submergea. Alors les églises tombèrent en ruine. Elles seront définitivement perdues lorsque les eaux les recouvriront. Certaines contiennent des fresques d’une grande importance. Très peu d’entre elles ont fait l’objet de fouilles.
    Derrière les remparts d’un ancien fort égyptien à Serra, il y a plusieurs églises chrétiennes et des bâtiments annexes. Ni le fort, ni les églises n’ont jusqu’à présent été fouillés. Les moines ont construit leurs églises à l’intérieur du fort probablement pour mieux en assurer la protection.
    De l’autre côté du fleuve, par rapport à Wadi-Halfa, voici Bouhen. Bouhen, où les archéologues travaillent depuis plusieurs années, a sans doute été, il y a quarante siècles, le quartier général de la région militaire de la cataracte et 2.000 hommes de troupe y tenaient garnison. Les archers du pharaon pouvaient, par ces meurtrières, balayer toute la pente du fossé intérieur.
    Le revêtement extérieur des murs de ces forts - construits en briques de boue - est lisse. Lorsqu’il est désagrégé, l’intérieur du mur apparaît. Des solives de bois empêchaient les attaquants de creuser le mur à la base. Certaines de ces solives entrecroisées sont d’une telle robustesse qu’elles sont encore en bon état aujourd’hui.
    Evidemment, à la première atteinte des eaux du nouveau lac, les briques redeviendront de la boue.
    Patiemment, les archéologues mettent à jour les tours et les bastions de Bouhen ; il a même été possible de dessiner une reconstruction. Les fouilles du professeur Emery ont révélé une architecture militaire plus avancée que celle de l’époque des Croisades. A Bouhen, il y a en effet trois meurtrières par archer au lieu d’une seule.
    Bouhen était une véritable ville militaire fortifiée avec son temple érigé bien au-dessus du niveau du fleuve. Sous ces pierres se trouve un temple encore plus ancien qui pourra être mis à jour lorsque le premier temple sera démantelé pour être reconstruit ailleurs.
    Voici un relief représentant Taharga, un grand roi de la terre de Koush qui devint pharaon.
    La reine Hatshepchout et le roi Thoutmôsis III de la Xème Dynastie d’Egypte ont édifié le temple. Thoutmôsis III qui vécut il y a 35 siècles a gravé son nom et ses titres. "Horus - Seigneur de Bouhen - le dieu de bonté - Men-Keper-Ré - le Fils de Ré, Thoutmôsis III - puisse-t-il donner la vie comme Ré, éternellement".
    Les travaux avancent. C’est une course contre le temps qui se joue avant que le "musée vivant" de Nubie, la terre de Koush ne disparaisse pour toujours.
    On a appelé la Nubie "l’historique arêne de l’ancien monde africain" et quelques érudits pensent que cette partie de la vallée du Nil peut recéler certaines clefs du passé de l’Afrique.
    La campagne internationale lancée par l’Unesco pour assurer les fouilles archéologiques des sites et, si possible, sauver les monuments de l’antique Nubie est un défi à notre civilisation. Si nous ne le relevons pas, un chapitre important de l’histoire de l’humanité sera à jamais enseveli sous les eaux. »


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