Ou comment gagner une élection, en Géorgie comme ailleurs

par morice
mercredi 9 janvier 2008

En Géorgie comme ailleurs, il y a un moyen simple de gagner une élection. Il suffit d’y installer des machines électroniques aux endroits stratégiques ou de simples ordinateurs à côté des urnes traditionnelles. Car aujourd’hui, la surprise vient de cet ancien bastion de l’ex-URSS, ancien grenier à blé de l’Union soviétique passé de l’autre côté voici quelque temps, sous le joli nom de « Révolution des roses ». On avait bien vu son leader Mikheil Saakachvili parader avec son invité spécial Georges W. Bush il y a quelques mois, on ne savait pas que ce dernier avait apporté dans ses bagages lors de sa visite un cadeau en or : le pouvoir de gagner n’importe quelle élection, avec un score invariable, disons 2 ou 3% de plus que la majorité nécessaire. C’est exactement le cas de figure qui vient de se produire dans cet ex-république, qui vient d’appliquer une méthode électorale qui a déjà fait ses preuves à deux reprises en 2000 et en 2004 au Etats-Unis. Car ce soir, les circonstances de cette élection nous en rappelle une autre : celle, aux Etats-unis, de W. Bush en 2004.

Pendant la soirée électorale américaine, les "exit polls", les sondages d’opinions au sortir des bureaux concluent à un écart d’environ 4 points minimum pour Kerry. Lors des dépouillements, les premiers résultats télévisés montrent la même chose. Deux heures après, les scores commencent à changer sur CNN ou sur FoxNews. Le soir même, on n’est pas encore certain du résultat, car trois Etats traînent encore des pieds : la Floride, encore une fois, mais aussi le Nouveau Mexique et l’Ohio, Etat-clé qui peut tout faire basculer (l’élection n’étant pas directe et l’Ohio comptant pour pas mal de voix). Le lendemain matin, on n’a toujours pas d’élu départagé. W. Bush, interviewé dans son ranch parle de sa "confiance" dans sa probable élection. Il peut : en fin de matinée c’est plié, l’Ohio est gagné dans des circonstances déjà évoquées ici, et Bush sera donc son propre successeur. Kerry, un moment tenté de déposer un recours en nullité fasse à la fraude qui s’annonce massive, jette l’éponge au bout de quelques heures seulement, après avoir eu une conversation téléphonique avec W. Bush dont on ignore toujours le contenu.

En Georgie, ce soir 6 janvier, on a eu à peu près le même scénario : des différences entre les sondages de sortie d’urnes et les résultats réels. Tout d’abord vers le milieu de l’après-midi, la divulgation d’"exit polls" annonçant une victoire indiscutable du favori, avec au moins 3% de plus que la moyenne nécessaire pour passer le second tour. On annonce même déjà le chiffre précis de 53,8%, plutôt étonnant pour un sondage qui tourne à 2-4 % d’erreur maxi. Puis, vers 17h30, des chiffres inverses, pour Mikhaïl Saakachvili, crédité de 48,55% alors, et seulement sur 20% de bulletins dépouillés. Lors du 20 heures, sur TF1, la grande prêtresse dominicale Claire Chazal nous sort de son chapeau une dépêche d’agence indiquant que Saakachvili a été élu avec un peu plus de 52% des voix... chiffre qui date de plus de 3 heures déjà... et qui ne correspond alors à aucune réalité, car on est loin encore des 100% de dépouillements. Qu’est-ce qui a bien pu se passer de 17h à 20h15 en Georgie, mystère et boule de gomme ? Des chiffres qui changent, avec un écart de plus de 4% entre les résultats réels et les sondages au sortir des urnes... exactement l’écart séparant Kerry de Bush, cela rappelle des choses... beaucoup de choses. Mais autant le dire tout de suite, la situation n’est pas du tout la même. S’il y a eu manipulation, elle ne provient pas des urnes proprement dites mais de la collecte des résultats de ces urnes. Le soir venu, l’annonce est officielle : c’est 53,8% qui ressort, le même chiffre qu’à 17h, qui n’était alors qu’une projection de sondages de sorties de bureaux de vote. Etonnante coïncidence. Et étrange similitude.

Car on ne peut nier à ces élections un mode d’organisation plutôt correct. Le scrutateur en chef ayant des accointances directes avec l’homme fort du pays (voir plus loin), on aurait pu craindre le pire. Hors le document transmis par ses soins aux centres de collecte des votes est sans ambiguïté aucune : tout y est rigoureux, tout est fait pour obtenir le meilleur résultat possible, avec force détails, jusqu’à la disposition du rideau de l’isoloir. C’est la reprise du document de 2004 envoyé par son prédécesseur Zurab Chiaberashvili (devenu ambassadeur au Conseil de l’Europe depuis). Très bien, c’est alors cela que note la commission internationale chargée d’observer le bon déroulement des élections, qui remet le soir même un satisfecit à l’organisateur. Les urnes, transparentes, n’ont pas été bourrées (nous ne sommes pas sous Poutine !).

Mais comment alors expliquer les changements de chiffres pendant le dépouillement qui sentent fort la "modification" des résultats ? Tout simplement par l’informatique, encore une fois. Oui, me direz-vous, mais elle est où, en Géorgie cette informatique, puisque les Géorgiens ont voté avec des bulletins ordinaires et des enveloppes en papier ? Eh bien c’est simple, elle est dans les bureaux de vote, les "precints" comme disent les Américains. Chez Diebold, aux USA, les machines à voter ne déversent pas directement le contenu de leurs cartes PCMCIA contenant les résultats via un modem puis une liaison ADSL (inexistante sur ces machines). Elles le font sur une machine serveur, qui collecte les résultats et les envoie, via modem, aux centres fédéraux. Or c’est là que le bât blesse : chez Diebold c’est l’une des failles majeures, car les chiffres sont répercutés sur une simple feuille Excel, dont on sait qu’avec une simple manipulation (macro ou script) on peut en modifier les chiffres. Or que trouve-t-on en Géorgie pour servir de lien entre les centres de vote et la commission centrale qui fédère les résultats ? Devinez donc ? Des ordinateurs serveurs, avec dedans un bon vieux programme, décrit en détail sur le site même de la commission électorale officielle (ou CEC) !

Le programme a été fait sous l’égide de l’IFES, une société privée américaine qui se charge d’aider les Etats à réaliser selon ses dires "des élections régulières dans le monde". Une bien étrange "asso" à but non lucratif mais pas sans arrière-pensées ! ("IFES is the world’s premiere election assistance organization, providing countries with the technical advice and tools they need to run democratic elections"...) L’IFES a mis en place paraît-il des "outils électoraux pour l’Etat géorgien". Très bien, mais lesquels ? "IFES has provided sustained technical support to the Central Election Commission of Georgia (CEC) for both national elections and by-elections." Une firme qui joue la transparence, mais qui révèle assez vite ses limites : "The development of the user-friendly database involved an extensive development effort by the Computer Department of the CEC. With the new software, the CEC can easily update the election campaign financial accounts database as it receives information from political parties/blocs in accordance with the Election Code of Georgia. For the first time, media, NGOs, and the public can hold parties/blocs and candidates accountable by accessing detailed information on donations and expenditures on the Internet." Le texte suivant ressemblant comme deux gouttes d’eau à celui distribué par Diebold aux Etats-Unis, quand ont commencé ses déboires."IFES provided technical assistance that was instrumental to the CEC’s effort to develop a reliable system for computerization and an effective public information campaign that ensured voter knowledge of the new registration requirements and voter confidence in the new process. As a result of this successful collaboration, voter lists were generated, printed, and displayed in precincts throughout Georgia for the March elections, inspiring a new level of confidence in the professionalism of the new CEC, and the system of elections as a whole." L’outil parfait, en quelque sorte. Aussi fiable qu’un serveur GEM de Diebold... "Level of confidence", qu’ils disaient aussi...

Or comment fonctionne l’IFES et qui la soutient financièrement ? Est-elle une association indépendante ? La réponse est simple : pas du tout ! Si on regarde la provenance de ses fonds, on est assez vite éclairé  : en tout premier... le gouvernement américain, et le Département d’Etat directement, dont la responsable affiche son sourire inimitable sur le site : c’est Condolezza Rice. Mais aussi le secrétariat aux élections de la Virginie... dont une élection récente en 2006 a démontré que ce n’était pas vraiment l’Etat à montrer en exemple à l’étranger. En cause, là bas, de multiples menaces, sur la population noire en particulier, et en relevé en quatrième point par les observateurs... de bons vieux "voter machines problems". Le choix des machines retenues, des Direct Recording Electronic (DRE) les pires existantes avec les Diebold, expliquant les résultats calamiteux de l’Etat question intégrité du vote. Le 21 décembre 2007 encore, des avocats demandaient à l’Etat de Vriginie d’abandonner l’usage des DRE, jugées fort peu sûres. "The machines have been shown to be vulnerable to manipulation and error, and do not permit voters to verify that their choices have been correctly recorded. The decision to phase out DREs puts Virginia in line with a number of other states that have recently decided to abandon DREs in the face of security concerns." Mais aussi comme bailleur de fonds l’Etat du Minnesota, qui utilise massivement la très controversée Diebold AccuVote-TS. Et surtout le Nebraska, d’où sortent les machines ES&S, aujourd’hui en très grande difficulté car assignées en justice par Schwarzenegger, qui réclame pas moins de 15 milions de dollars de dommages et intérêts, via sa secrétaire Debra Bowen, pour préjudices causés par les dysfonctionnements récurrents des machines à voter ESS utilisées. Le Nebraska est l’exemple type de l’Etat noyé dans les problèmes électoraux, car c’est de Chuck Hagel, son sénateur phare, que tout le mouvement des machines à voter électronique est parti. Son élection surprise de 1996 est restée célèbre dans l’histoire : c’est la première entièrement trafiquée. Chez Electronic Systems & Software (ES&S) on ne s’embarrasse pas trop d’étiquettes : le grand patron de l’entreprise est Howard F.Ahmanson, de la fondation... "Ahmanson Foundation", très proche de Christian Reconstruction, une faction radicale de Religious Right qui souhaite remplacer la démocratie par une théocratie basée sur la Bible et la domination des chrétiens... il n’y a pas à dire, dans les bagages de Bush invité en Géorgie, il y a du beau linge. Pas trop démocrate, le linge. Pas blanc comme neige.

Les attributions d’IFES en Géorgie révèlent d’étranges pratiques : deux points surtout ont retenu notre attention : "Data entry and cleaning" et "Ongoing maintenance of the voter register" précise leur site, à savoir de la manipulation pure et simple des registres d’inscrits et le "nettoyage" du "data", à savoir des votes proprement dits... C’est écrit noir sur blanc. Dès l’élection d’aujourd’hui passée, on constate les effets de la manipulation électronique des registres de vote. Un document du jour indique que les listes électorales n’ont été finalisées que le 30 octobre dernier, 48 heures seulement avant les élections pour le Parlement géorgien. La porte-parole du Parlement elle-même, Nino Burjanadze, n’apparaissait même pas dans les listes électorales de son district ! Un simple contrôle a révélé d’énormes disparités entre les listes officiellement transmises à la Commission de contrôle et la réalité sur place. "The investigation found widespread discrepancies between the lists supposedly prepared by the Interior Ministry and those eventually submitted in electronic form to the CEC for use in the election." Dans le disctrict de Krtsanisi, où vit encore l’ancien président Edouard Shevardnadze, beauoup de votants potentiels étaient des... morts. Par centaines. La bonne vieille méthode Tiberi. En 2006, déjà, d’étranges résultats étaient apparus, tels des votes avec plus de 100% de participants, des chiffres aussi atteints dans certains comtés US de l’Ohio.

Le premier responsable du CEC, Guram Chalagashvili débarqué depuis sous la pression populaire, était un homme... assez relationnel. Il était encore en avril 2007 en Bosnie-Herzégovine pour expliquer sa méthode électorale, preuve que les USA souhaitent contrôler partout où ils peuvent les processus de vote. L’homme passait son temps en rendez-vous semble-t-il : le 3 mai il rencontrait Alexander Sokolowski, le directeur d’USAID, entreprise gouvernementale US chargée officiellement de l’humanitaire. En réalité une façade connue de tous pour les coups tordus de déstabilisattion de régimes, et le bras armé déguisé de la CIA. On en veut comme exemple que le représentant de USAID à la surveillance de l’élection était Douglas Menarchik... présenté comme "former Military Adviser to Vice President Bush" ; à savoir ancien conseiller militaire de W. Bush. 26 ans de carrière dans l’US Air Force, dont 211 missions de combat comme pilote d’un AC-119 Gunship, l’un des pires vaisseaux volants meutriers jamais imaginés. Pour contrôler des élections, ça mène à tout la mitrailleuse à barillet. Il est vrai que notre homme a aussi été formateur en contre-terrorisme à son retour du Viêtnam. En voilà un qui doit savoir parler humanitaire, c’est sûr... Le 4 juin, notre Guram Chalagashvili toujours rencontrait Deborah Miller, de l’ambassade US à Tbilissi. Elle est "l’officier politique" de l’ambassade US. Une entrevue pour parler chiffons, on suppose. La nouvelle responsable du CEC, Nana Devdariani, était, elle, auparavant le médiateur du gouvernement et passe pour une personne plutôt intègre.

On le voit, les élections qui viennent de se produire, même labellisées par une commission extérieure, présentent toujours des soupçons de manipulation. Mieux encore : l’IFES se vante depuis des mois d’obtenir et de d’offrir aux Géorgiens une transparence totale, allant jusqu’à afficher sur le site gouvernemental de la CEC les résultats des élections antérieures, sous forme de tableaux... Excel. On se dit qu’avec l’aide des Américains, ce site devait présenter toutes les garanties de protection des données, les Américains ne jurant que par Microsoft ont bien dû barder leur allié préféré de firewalls intraversables. C’est compter sans un petit pays, lointain voisin, bien plus doué pour l’informatique que les gens de Diebold et consorts. Le 14 décembre dernier, le site de la CEC de Kyrgyz est ravagé par une attaque pourtant bien classique de Denial of Service venue d’un pays étranger. En travers de l’écran gouvernemental s’affiche un revendicatif : "This site has been hacked by Dream of Estonian organization." Une Estonie elle-même victime d’attaques du même genre, ce qui peut laisser à penser que le vrai attaquant est aussi celui... qui a hacké en premier l’Estonie. C’est Poutine qui doit être ravi, ses informaticiens valent largement ceux de Redmond. Le site n’était pas plus protégé que ceux de Diebold aux Etats-unis qui ont offert en téléchargement pendant des années le code source de ses machines sans s’en rendre compte. Un pays qui protège aussi peu ses résultats électoraux peut-il affirmer être responsable ? Certainement pas, laissant place à toutes les suspicions sur la capacité de certains à modifier au dernier moment des chiffres, dans le sens d’un pouvoir qui prend exemple sur ce qui a été fait à deux reprises aux USA. Moscou, ce soir, dénonce comme "superficielles" les conclusions des observateurs de l’OSCE sur la validité de l’élection. Poutine est mal placé pour faire la remarque, mais il enfonce le clou, se doutant de quelque chose, via ses services secrets... bardés de hackers. La Géorgie, devenue la grande amie des USA, pratique désormais la même méthode électorale que sa protectrice. Mikheïl Saakachvili, ce soir, est bien officiellement réélu, mais comme W. Bush a pu l’être en 2004, à savoir peut-être pas avec la bonne méthode.

Dans l’après-midi même de l’élection, on a eu la preuve de cette ingérence directe US : alors que les chiffres s’inversent, vers 17h30, en défaveur du nouvel élu, une dépêche d’AFP annonce clairement la couleur : "Les Géorgiens devraient respecter le résultat de la présidentielle anticipée d’hier si elle est jugée ’libre’ par les observateurs internationaux, a déclaré un haut responsable du département d’Etat américain." A peine trois heures après c’était fait, avec la méthode que l’on vient d’expliquer ici. Les Géorgiens étant placés au pied du mur non pas par leur président, mais par le Département d’Etat américain qui souhaite faire du pays sa chasse gardée. Un pipe-line, ça n’a pas de prix, en définitive dans la pseudo démocratie pétrolière américaine. Condolezza Rice peut se soir garder son sourire : son ancien pétrolier géant saura où se garer si d’aventure il lui prenait l’idée d’entrer en Mer Noire.

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