Pour gagner en Afrique, misez sur l’Africain !

par Théophile Kouamouo
lundi 21 mai 2007

L’Afrique est, pour le monde riche, à la fois une terre d’opportunités et une énigme totale. La meilleure manière de la comprendre, c’est de comprendre l’Africain, quel que soit son niveau de revenu et d’éducation, en tant qu’individu actif, acteur de sa destinée, producteur et consommateur pertinent. En dehors des « masses », des « ethnies », et même des Etats.

Dessine-moi un Africain... Si cette question du "Petit Prince" de Saint-Exupéry était posée aux grands de ce monde, qu’ébaucheraient-ils sur leur page blanche après quelques secondes de réflexion ?

Peut-être « un pauvre aux mains vides sans honneur » tentant d’atteindre la prospère Europe dans des embarcations de fortune. « Si je suis élu président de la République , j’irai d’abord à Berlin et à Bruxelles pour relancer l’Europe et affirmer l’axe franco-allemand. Et mon premier voyage sera pour l’Afrique. Il y a 450 millions de jeunes Africains qui ont moins de 17 ans. Il faut créer les conditions de développement de l’Afrique parce que ces 450 millions de jeunes Africains ne peuvent pas espérer du travail, un emploi chez nous », disait Nicolas Sarkozy, nouveau président français, durant la campagne électorale...

Peut-être un désespéré qu’il est impérieux d’aller sauver à coups de millions de dollars, y compris contre lui-même... C’est la vision charriée par les grandes firmes du charity business qui vendent de la bonne conscience à ceux des Occidentaux que les malheurs du monde empêchent de dormir... Qu’en pense Bernard Kouchner, nouveau chef de la diplomatie français et ex « French Doctor » ?

Peut-être un applaudisseur de service à qui il faut octroyer des miettes en le maintenant dans sa misère. C’est le regard porté par la quasi-totalité des politiciens africains, au pouvoir comme dans l’opposition. Ils n’admettent qu’une variante : un détracteur qu’il est urgent de faire taire, d’appauvrir, de brimer, voire d’éliminer.

Au final, « l’Africain » ressemble furieusement, dans de nombreux esprits, à un fantasme monolithique. Menace fantôme, objet d’apitoiement, instrument docile de conquête ou de conservation du pouvoir... Pourquoi ?

Sans doute pour des raisons relevant d’un vieil imaginaire hérité de l’esclavage, de la colonisation et des partis uniques. L’Africain n’existe que s’il est membre d’une masse de personnes dociles reliées à un contremaître.

Et pourtant... Il est temps de regarder chaque Africain comme un individu singulier, avant toute autre considération. Il est temps de considérer le moindre petit Africain comme un producteur à part entière, un consommateur à part entière, un « cerveau » à part entière... un acteur plein de sa destinée. Ceux des acteurs politiques, économiques et culturels qui feront cette nécessaire « révolution du regard » appréhenderont mieux les aspirations, les mutations et les opportunités d’un continent redevenu éminemment stratégique.

Phénomènes politiques : sortir du piège de l’explication ethnique

L’analyse politique dominante veut que tout, sur le continent africain, commence par l’ethnicité et finisse par l’ethnicité. L’Africain n’a pas, pense-t-on à tort, de pensée propre, autonome du groupe tribal auquel il appartient. Penser ainsi arrange les analystes occidentaux qui n’ont qu’à regarder les équilibres ethniques des différents pays africains dans une encyclopédie pour dire des choses paraissant intelligentes. Ce prisme est également une aubaine pour les nageurs en eaux troubles occidentaux (réseaux quasi officiels de déstabilisation des pays pauvres, théoriciens de la guerre économique, marchands de canons, acheteurs de « diamants du sang » et autres pirates de la mondialisation) qui peuvent toujours justifier les désordres auxquels ils participent activement - quand ils ne les fabriquent pas - par d’insurmontables haines héréditaires.

Les réalités de l’Afrique contemporaine sont moins caricaturales. Et il est intellectuellement sain de mettre au centre de l’analyse politique africaniste les Africains en tant qu’individus. C’est leur trajectoire qui importe. Ce sont leurs aspirations qui sont le moteur de l’Histoire - même quand elle va dans le mauvais sens.

L’Africain contemporain, dans ses aspirations à un mieux-être pour lui et dans certains cas pour sa famille nucléaire, constate aujourd’hui qu’il vaut mieux être relié à un groupe qui le protège et le promeut dans une atmosphère souvent caractérisée - malheureusement - par l’insécurité sociale et la violence. Il peut ainsi « adhérer » à un groupe tribal (moins par fanatisme que par stratégie), mais de plus en plus à des solidarités transversales de type religieux (d’où la montée d’églises pentecôtistes qui sont révolutionnaires en ce qu’elles sont une bonne antidote aux solidarités tribales forcées, symbolisées par la peur du « mauvais œil » du sorcier), politico-générationnelles (le phénomène des Jeunes Patriotes ivoiriens par exemple, où se trouvent à la fois des Sudistes et des Nordistes, des chrétiens et des musulmans liés par l’aventure d’une bataille idéologique aux côtés d’un leader charismatique qui peut aider au cas où...), associatives, etc. L’Africain contemporain, à la recherche légitime du bonheur, met en concurrence les groupes auxquels il peut appartenir. Mais que veut-il ? Il est assez frappant que l’Afrique soit plus ou moins exclue de la passion des sondages qui frappe la planète. Aucun institut français n’a rendu public les sondages réalisés dans le plus grand secret en Côte d’Ivoire, durant la crise qui a secoué ce pays. A quoi bon ? Dans un camp comme dans l’autre, les Ivoiriens sont « manipulés ». Mieux vaut parler à leurs leaders... Sur le court terme, cela peut paraître la bonne solution, mais sur le moyen terme c’est une grave erreur, qui mènera forcément ceux qui la commettent à des impasses stratégiques énormes.

Business : prendre au sérieux l’Africain en tant que producteur et consommateur

Fermons les yeux et imaginons le département de Soubré, dans le centre-ouest de la Côte d’Ivoire. Des dizaines de milliers de tonnes de cacao sortent d’ici chaque année. Des dizaines de milliers de travailleurs burkinabé y vivent, des dizaines de « cacaonaaba  » (rois du cacao) y prospèrent. L’argent coule à flots, forcément. Jusqu’au début de cette année 2007, il n’y avait pas de banque à Soubré. Difficile à imaginer ? Certes, mais c’est la scandaleuse réalité.

En Côte d’Ivoire, le cacao n’a jamais été l’affaire des paysans, qu’ils soient métayers ou propriétaires terriens. Durant l’époque coloniale, les terres appartenaient d’abord aux grands exploitants venus de la métropole, qui avaient recours au travail forcé. C’est autour de ce travail forcé que la contestation de l’ordre colonial s’est d’ailleurs structurée. Le Syndicat agricole africain de Félix Houphouët-Boigny (qui deviendra par la suite premier président de la Côte d’Ivoire indépendante) a été créé pour réclamer l’égalité entre agriculteurs africains et européens. Malheureusement, après l’indépendance, Félix Houphouët-Boigny, réconcilié avec une France officielle qui a fait de lui son meilleur agent d’influence sur le continent, a centralisé la quasi-totalité des revenus tirés de la culture du cacao. La Caisse de stabilisation - la fameuse Caistab -, alimentée grâce à la sueur du paysan, a financé la construction d’Abidjan, l’entretien du train de vie de la bourgeoisie extravertie du « parti-Etat », les batailles pour le pouvoir des partis politiques français (à travers les réseaux françafricains). A quoi servait-il pour les banquiers de la Société générale, de la Banque nationale de Paris, du Crédit lyonnais (installés sur place de longue date) d’aller courtiser les braves paysans puisqu’ils ne touchaient au final qu’une faible partie du fruit de leur travail ? Mieux valait se concentrer sur Abidjan, où se trouvaient les représentants des multinationales, les coopérants et la bourgeoisie locale. Tout juste se souvient-on qu’une banque étatique pour le développement de l’agriculture (BNDA) a été créée et pillée par l’establishment du parti unique.

Aujourd’hui, le secteur du cacao est libéralisé en Côte d’Ivoire. Dans les zones sous contrôle gouvernemental, l’Etat prélève toujours une forte partie du revenu paysan (le reste étant capté par des associations de planteurs non représentatives), mais les ponctions ont tout de même diminué en pourcentage par rapport au temps du « miracle ivoirien ». Seule une nouvelle banque locale privée, la Banque pour le financement de l’agriculture (BFA, bien nommée) a eu le réflexe de s’installer dans le département de Soubré. Les paysans affluent pour déposer leur épargne dans un premier temps. Bientôt, ils se constitueront en coopératives ou en entreprises et solliciteront des prêts pour améliorer leur outil de production. Ils souscriront à des polices d’assurance-vie, à des plans épargne logement, et à tous ces produits bancaires qui leur étaient refusés, malgré des revenus tout de même acceptables pour certains d’entre eux, qu’on a refusé de considérer comme des agents économiques pendant plusieurs décennies. Au nom de ce qu’on pourrait appeler une « économie censitaire », dans laquelle on considère que seule une minorité est apte à consommer, dès le moment où elle a détourné la richesse produite par le plus grand nombre.

Dans un univers où règne « l’économie censitaire », le marché est réduit et les marges sont élevées. Jusqu’à une date récente en Afrique francophone, il fallait avoir un salaire de près de 500 euros pour espérer avoir un compte dans les banques « classiques ». Certains professionnels locaux du monde de la finance ont eu l’intelligence de parier sur les capacités d’épargne des « pauvres » et ont réussi à créer de vrais empires jouant aujourd’hui dans la cour des grands - l’exemple du Camerounais Paul Fokam, patron de Afriland First Bank (une banque internationale qui a commencé par des coopératives de crédit « villageoises ») est à cet égard assez éclairant. Aujourd’hui, au Cameroun, des établissements locaux de transfert d’argent (qui vont plus loin dans le maillage de leur réseau que Western Union) créent des produits financiers adaptés à une population qui, majoritairement, est méprisée par les banques. En Côte d’Ivoire, la société nationale des transports urbains (SOTRA), qui s’est détachée de Renault Véhicules Industriels (RVI), a innové en lançant un emprunt obligataire : dans un contexte de crise, elle a choisi le moyen de l’épargne populaire (plutôt que les banques internationales ou le FMI) pour recueillir les fonds nécessaires à ses nouveaux investissements.

Le regard porté sur l’Africain de base est peut-être la clé de l’expansion économique chinoise. En offrant des produits à des prix abordables pour le grand public, les Chinois élargissent d’emblée un marché artificiellement resserré. Leurs motos (souvent montées sur place), leurs tee-shirts, leurs médicaments sont peut-être de faible qualité, mais c’est mieux que rien... On peut évoquer les facteurs de production avantageux pour un puissance mondiale qui est à la fois un pays en développement... Mais comment expliquer que les produits fournis par les multinationales françaises, comme la télévision par satellite, l’ADSL, l’eau et l’électricité, sont systématiquement plus chers (jusqu’à une date récente plus de cinquante fois plus cher dans le cas de l’Internet) en Afrique qu’en France ?

Ressources humaines : croire aux capacités de l’élite africaine

En Côte d’Ivoire, un phénomène assez intéressant est en train de se produire dans le monde de la finance. Des jeunes cadres formés dans les meilleures universités européennes et américaines quittent leurs postes confortables dans les filiales de la Société générale, de la BNP, etc. et s’en vont travailler pour de petits établissements financiers créés par des Africains ou pour des banques anglo-saxonnes. Pourquoi ? Ils sont à la recherche de plus de considération au niveau salarial et en termes d’empowerment. Dans de nombreuses multinationales françaises en Afrique, un vieux système anachronique persiste : la double grille de salaires. Les « expatriés » ont des salaires quatre, cinq ou dix fois plus importants que les « locaux » pour le même type de travail et les mêmes compétences. Ainsi, un jeune Ivoirien diplômé de HEC ou de l’X peut avoir, dès le moment où il rentre travailler dans son pays, un salaire et un poste dérisoires par rapport à un Français qui a fait une formation moins bonne et qui a une marge de progression objective plus faible. Conséquence : il se révolte et « déserte », va chercher le bonheur ailleurs, en France (où les discriminations, réelles, ne sont pas codifiées de cette manière), ou sur place, dans des firmes locales, sud-africaines, américaines, etc.

L’évocation de la colonisation et des réflexes à long terme qu’elle a créés agace pourtant en France, où l’on pense que les descendants de colonisés se livrent à une sorte de « chantage mémoriel ». Pourtant, on ne peut se débarrasser du « vieux regard » qui, aujourd’hui encore, crée de mauvais réflexes, si on ne décide pas de le déconstruire pour reconstruire une vision nouvelle, plus adaptée à une mondialisation qui bouleverse tous les anciens référents.

Pour libérer l’Afrique, il faut libérer l’Africain en tant qu’individu, augmenter ses marges de liberté, de créativité, de contact avec le monde qui l’entoure... sans intermédiaires ! Pour gagner de l’argent en Afrique, il faut combler les besoins du consommateur africain et faire confiance au producteur africain.

Africains ou non, ceux qui ne prendront pas acte de cette donne nouvelle verront leur influence s’éroder à un rythme qui les surprendra.


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