Pragmatisme économique aux commandes pour l’ours russe

par Yannick Harrel
mercredi 25 juin 2008

Si la Russie attire depuis peu l’attention complaisante des amateurs du beau jeu footballistique, en revanche sa politique économique laisse bon nombre d’observateurs occidentaux dubitatifs, voire réfractaires. Pour expliquer l’excellente forme de ce pays, il est notamment de coutume d’évoquer un peu trop hâtivement le rôle premier des ressources énergétiques. Comme toutes les réponses simples à des phénomènes complexes, la réalité est tout autre.

Le miroir aux alouettes des ressources énergétiques

C’est la facilité ainsi que le risque de se borner à expliquer les bonnes performances de l’économie russe uniquement par le prisme de l’extraction puis exportation des matières premières. Les 8,1 % de croissance du PIB de 2007 comme les autres bons résultats des années précédentes [1] s’expliquent aussi par une meilleure approche économique de l’économie de marché.

Sans quoi comment pourrait-on faire fi de la croissance de la production industrielle de ces dernières années, et culminant à 6,9 % rien qu’au premier semestre 2008 ? Il ne faut pas non plus négliger l’attrait des sociétés étrangères pour le développement industriel local [2]. Sans omettre l’appoint des ressources de richissimes hommes d’affaires russes, et à ce titre M. Denissov, vice-ministre des Affaires étrangères a rappelé opportunément que le gouvernement comprend parfaitement le désir des hommes d’affaires russes de renforcer leur présence dans le monde, toutefois le meilleur moyen d’y parvenir n’est pas d’investir dans les yachts, les hôtels particuliers ou les clubs de football, mais dans les unités de production, l’industrie de transformation ou l’infrastructure de transport [3].

Le message est on ne peut plus clair à l’égard des oligarques encore réticents à réinvestir leurs fonds en Russie…

Si cette embellie corroborée dans le temps n’élude aucunement la part très importante des matières premières dans le commerce (ces dernières totalisant près des 2/3 des exportations), elle ne saurait lénifier la part du commerce des biens manufacturés par son volume (près de 18 milliards de dollars à l’export en 2006).

Les quatre I

Conscient néanmoins de cette insuffisance dès la fin des années 90, les dirigeants nationaux, Vladimir Poutine en tête, eurent très tôt la volonté d’imposer une politique économique prenant le contre-pied de la période de libéralisation effrénée de l’ère Eltsine (pilotée par Egor Gaïdar et Anatoli Tchoubaïs). Ce volontarisme étatique fut axé sur une première nécessité : rendre à l’Etat les capacités d’œuvrer efficacement en matière économique et financière.

Il convient de préciser que sous Eltsine, les oligarques se partageaient le gâteau des ressources du pays après avoir obtenu des secteurs entiers de l’économie nationale de feu l’Union soviétique pour une somme quasi symbolique.

Une fois les oligarques mis au pas ou forcés d’émigrer, le pouvoir russe s’attela dès lors à un autre défi : faire rentrer l’argent dans les caisses de l’Etat. Pour cela, le président plaça des hommes de confiance dans les secteurs stratégiques à dessein de s’assurer du bon acheminement des ordres du Kremlin et d’une moindre fuite de la manne des ressources énergétiques [4]. De plus, il facilita particulièrement les rentrées d’impôts en jouant à la fois sur des contrôles fiscaux plus efficients et des mesures d’ordre incitatives (taux unique d’imposition pour les personnes physiques à hauteur de 13 % et pour les personnes morales de 24 %).

Bien que cet encadrement de l’économie par l’Etat n’eut guère bonne presse chez les libéraux, les résultats furent incontestables et ne se sont pas démentis jusqu’à présent. Notons avec intérêt que ce redressement spectaculaire de la Russie au niveau économique s’accompagna de l’émergence d’une classe moyenne désireuse de défendre les réformes entreprises sous la présidence de Vladimir Poutine.

Dimitri Medvedev ne semble aucunement remettre en cause cette politique économique. Mieux, il a martelé dans son programme les quatre I à respecter pour conférer à la Russie une croissance continue et solide, la moins dépendante possible des fluctuations des cours des matières premières ces prochaines années.

Quatre I signifiant Institution, Innovation, Infrastructure, Investissement.

Un vaste programme que le nouveau président compte bien mettre en œuvre à moyen terme. En juriste avisé qu’il est, il s’est aussi particulièrement penché sur la question du nihilisme juridique ralentissant les possibilités exponentielles du pays, sachant pertinemment qu’une législation inexistante ou sujette à de multiples interprétations n’est aucunement un gage d’attrait pour le développement du commerce ou la venue d’investisseurs étrangers [5]. Quant aux PME locales, il est porté sur elles un intérêt croissant du fait de leur faible maillage et par conséquent de leur fragilité à profiter sur la durée de la croissance continue du pays.

Signalons en outre que les excédents budgétaires de ces dernières années ont permis la constitution d’un fonds souverain inquiétant de plus en plus les économies occidentales (à l’exception de la Norvège disposant de son propre fonds, le deuxième au monde selon les chiffres fournis par la Banque de Norvège). Ainsi que des sociétés de capital-risque vivifiant des secteurs de pointe, comme les NTIC avec RVK-Invest ou dans les nanotechnologies avec Rosnanotekh.

Une économie en surchauffe

C’est German Gref qui s’est alerté du risque inhérent à ces années de croissance ininterrompue : l’ancien ministre du Commerce et de l’Economie de 2000 à 2007 estimant que l’inflation actuelle découlait pour une bonne part de cette surchauffe. A cette inquiétude s’est jointe récemment l’avis pessimiste de la Banque mondiale lors du Forum économique international à Saint-Pétersbourg [6].

Pour juste en partie que soient ces avertissements, il est aussi impératif de bien considérer leur provenance, car quand bien même les causes seraient correctement identifiées, les remèdes proposés dans la foulée découlent d’une pensée soumise à partialité. C’est en effet une doxa toute libérale qui est à l’œuvre pour infléchir la politique actuelle du Kremlin. Or, si les autorités savent très bien que la soviétisation de l’économie a été un échec patent, elles savent tout aussi bien, de par le passé très récent, que la libéralisation dogmatique est tout aussi vouée à l’échec. Le pragmatisme a par conséquent imposé un patriotisme économique modéré, autorisant certes les étrangers à investir et soutenir la croissance économique, tout en modernisant les infrastructures dans le même temps, mais aussi à ne pas laisser choir les fleurons de l’industrie nationale, ni se priver des outils financiers permettant de se prémunir ou d’amoindrir toute crise semblable à celle de 1998 [7].

En définitive, si la surchauffe est reconnue, elle ne devrait pas pour autant aboutir à un changement abrupt de la politique économique suivie depuis quelques années. Surtout en période de soubresauts économiques mondiaux où toute levée de barrière protectrice serait un danger pour l’effort consenti dans la réindustrialisation, et l’innovation dans les secteurs technologique de pointe [8]. En outre, l’option macroéconomique suivie est de nature à amoindrir singulièrement le rôle des matières premières les années futures : un dossier suivi prioritairement par le pouvoir garant d’une croissance dynamique pérenne.

Comme il était évoqué un peu plus haut, le Forum économique de Saint-Pétersbourg a vu plusieurs personnalités de haut rang russes et étrangères se succéder à la tribune afin d’évoquer la santé de l’économie mondiale. Cependant, de représentants Français d’importance, nulle trace dans les travées... Voilà qui est regrettable et regretté, comme s’en sont ouverts à très juste titre certains participants. D’autant plus dommageable en effet que c’était une occasion opportune de négocier de juteux contrats : le volume de ceux-ci ayant été estimé à hauteur de 14,6 milliards de dollars selon des chiffres récurrents. Difficile de s’étonner ensuite que la France n’eusse été que le 9e fournisseur de la Russie en 2007…

[1] Excepté l’année 2002 qui ne vit qu’un modeste 4,2 % de croissance.

[2] L’exemple très récent du Sukhoï SuperJet 100 est emblématique du renouveau industriel russe dans le domaine de l’aviation civile internationale, avec la participation ciblée au projet de partenaires occidentaux tels que l’Américain Boeing ou le Français SNECMA.

[3] Source : RIA Novosti, propos communiqués lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg.

[4] Gazprom, Rosneft ou encore RAO EES ont été les principales sociétés reprises en main dans le domaine énergétique.

[5] Le président russe visant tout particulièrement les difficultés qu’ont certaines PME étrangères à s’installer en Russie, confrontées rapidement à des demandes d’autorisation et de certification tous azimuts. La jungle législative à ce sujet n’étant garante d’aucune sécurité, et constitue de fait un chantier prioritaire pour Dimitri Medvedev et son gouvernement.

[6] S’étant tenu du 6 au 8 juin de cette année.

[7] Article de Wikipédia sur le sujet.

[8] Nouvelle loi adoptée par les chambres parlementaires russes le 16 avril 2008 restreignant l’entrée des investisseurs étrangers au sein de sociétés russes présentant un caractère stratégique pour les autorités.


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