Qui veut assassiner Moqtada Al-Sadr ?
par Gilles Munier
lundi 5 mai 2008
« La charge des chevaliers », opération militaire lancée à Bassora fin mars par Nouri al-Maliki, devait porter un coup fatal à l’Armée du Mahdi, la milice de Moqtada al-Sadr. Elle s’est transformée en humiliation pour le Premier ministre irakien, et en déconfiture pour le général Petraeus qui la soutenait.
« O Dieu, ne faites pas de moi une personne causant du mal aux musulmans ou semant la division dans la communauté », a déclaré Moqtada al-Sadr, en ordonnant, le 22 février 2008, la prolongation pour six mois du cessez-le-feu qu’il a décrété en août dernier. Les Américains et leurs alliés chiites d’Al-Dawa et du Conseil suprême de la révolution islamique en Irak (CSRII), s’en étaient félicités, hypocritement. Ils interprétaient, à tort, sa décision comme un signe de faiblesse. Aussi, quand Dick Cheney, en « visite surprise » à Bagdad, leur a demandé, le 17 mars 2008, d’éliminer l’Armée du Mahdi de la région de Bassora, ils ont cru le moment venu de se débarrasser de leur rival. Pour le vice-président américain, l’opération devait permettre au général Petraeus et à l’ambassadeur Ryan Crocker d’intervenir au Congrès, les 8 et 9 avril, en position de force pour présenter le nouveau rapport d’étape. L’affaire ayant mal tournée, ils ont plaidé et obtenu une pause dans les rapatriements de soldats après ceux prévus en juillet, pour lutter contre le « regain de violence ».
Le 24 mars, Nouri al-Maliki a lancé « La charge des chevaliers » une opération destinée à « rétablir la sécurité » à Bassora. Les forces gouvernementales et la Brigade Badr - la milice du CSRII -, soit 30 000 hommes, y ont été accueillies par un véritable soulèvement populaire, avec combats à l’arme lourde à Diwaniyah, Samawa, Nasiriyah, Hilla et dans plusieurs quartiers de Bagdad, comme Sadr City et Choula. A Kut, les partisans de Maliki et d’Al-Hakim se sont enfuis de peur d’être exécutés. Plus d’un millier d’officiers, de soldats et de policiers sont restés l’arme au pied ou ont rejoint l’Armée du Mahdi, tandis que des avions américains et britanniques bombardaient les positions sadristes. Le Premier ministre irakien, devenu chef de guerre alors qu’il n’a pas d’expérience militaire, a menacé, lancé des ultimatums et décrit les « insurgés chiites » comme étant « pires qu’Al-Qaïda », sans résultat. Il a dû rapidement se résoudre à stopper l’offensive. George Bush, qui avait imprudemment déclaré que cette bataille était un « moment décisif dans l’histoire d’un Irak libre », a accepté sans mot dire la négociation d’une trêve avec Moqtada al-Sadr, à Qom, en Iran, en présence de Qassem Suleimani, commandant de la Force Al-Quds des Gardiens de la Révolution, un corps pourtant inscrit aux Etats-Unis sur la liste des organisations terroristes...
Intrigues, double-jeux et crimes
Sitôt rentré à Bagdad, Maliki a contre-attaqué en sommant Moqtada Sadr de dissoudre l’Armée du Mahdi, sans quoi son mouvement serait écarté des élections régionales prévues en octobre. Cette exigence a été rejetée par les grands ayatollahs Sistani et Haeri, mais cela ne présage en rien de la suite des événements. En effet, la bataille de Bassora n’est pas seulement un conflit opposant Nouri al-Maliki et Abdul-Aziz Al-Hakim - chef du CSRII - à Moqtada Sadr et à l’ayatollah Yaqoubi qui dirige le petit Parti de la Vertu (Fadhila), puissant localement dans le secteur pétrolier. Il se double de dissensions entre Al-Dawa et le CSRII. L’opération « La charge des chevaliers » a permis à Maliki d’arrêter le chef du groupe terroriste Tharallah (Vengeance de Dieu), et de s’en prendre au Hezbollah en Irak et au mouvement Sayyid al-Shouhada, liés à la famille al-Hakim et aux services secrets iraniens.
Autre source de frictions : la création d’une grande région chiite allant de Bassora à Nadjaf. Ce projet défendu par Abdul-Aziz al-Hakim, est combattu pour des motifs différents par le régionaliste Basri Yacoubi et par le nationaliste Sadr, mais aussi par Maliki... au nom du fédéralisme. Al-Hakim réclame en effet l’autonomie pure et simple de la région, ce qui équivaudrait à transformer l’Irak en confédération.
Depuis l’apparition de l’Armée du Mahdi, en juin 2003, les Américains et les Iraniens se demandent comment gérer le phénomène Moqtada. Fils du grand ayatollah Mohammad Sadeq al-Sadr, assassiné en 1999 dans des conditions controversées - l’ayatollah Mohammed Baqir al-Hakim, son rival pro-iranien, et Saddam Hussein ont été accusés tour à tour du meurtre - le jeune hojatoleslam, titre religieux précédant celui d’ayatollah, est devenu une des personnalités les plus populaires d’Irak.
L’assassinat, en août 2003, à Nadjaf, de l’ayatollah Mohammed Baqir al-Hakim, leader du CSRII (Conseil supérieur de la révolution islamique en Irak), dont les partisans ont accusé Moqtada avant de s’en prendre aux « nawasib » - terme utilisé par les chiites pour désigner les sunnites qui leur sont violemment hostiles - n’a pas terni son image, au contraire, car sa base est anti-iranienne. A noter qu’à l’époque, le président Saddam Hussein, dans la clandestinité, avait condamné l’attentat.
En avril 2004, l’ordre de George Bush d’appréhender Moqtada pour l’assassinat, un an plus tôt, d’ Abdel-Majid al-Khoï, un ayatollah fraîchement arrivé de Londres, n’a eu d’autre effet que d’envenimer la situation. Ce religieux, dont le père dirigea la Hawza de Nadjaf de 1970 à 1992, était connu pour ses les liens avec l’Intelligence Service (MI6). Selon Newsweek, la CIA lui avait alloué 13 millions de dollars pour prendre en main la communauté chiite.
La « Triade du Diable »
L’administration Bush a ensuite tenté d’ « arrêter, et si nécessaire d’assassiner » Moqtada. Mais, l’ « Opération Stuart », révélée par le journaliste Seymour Hersh, a été décommandée, le service de renseignement des Marines s’étant aperçu que la cible était au courant du complot. Le soutien sadriste au soulèvement de Falloujah, et les batailles de Nadjaf et de Kerballa livrées par l’Armée du Mahdi contre les troupes américaines, ont fait de leur leader un des symboles de la résistance.
Les services secrets iraniens, connus pour leur pragmatisme, manipulent la plupart des courants chiites - et sans doute des groupuscules proches d’al-Qaïda - pour maintenir l’Irak en situation de chaos et les Américains dans un bourbier. Avec Moqtada Sadr qui défend la primauté religieuse de Nadjaf sur Qom, l’Iran a conclu une sorte d’alliance, sans illusion quant à son issue.
Menacés à terme de marginalisation, probablement laminés lors des élections régionales d’octobre, ses ennemis chiites - poussés par les pétroliers occidentaux impatients de privatiser les hydrocarbures - jouent leur va-tout. Ils veulent interdire à Sadr de participer au scrutin, voire l’éliminer physiquement. Quelques jours avant la bataille de Bassora, le bruit a couru qu’il était dans le coma, empoisonné par des produits toxiques ou radioactifs. Origine de l’information, selon le site sadriste Nahrein.net : la « Triade du Diable », c’est-à-dire « l’entité sioniste d’Israël, les Etats-Unis et la Grande Bretagne ». Un proche de Moqtada a prévenu : « Ceux qui font courir cette rumeur, sont ceux qui veulent l’assassiner. S’ils y parviennent, les Irakiens nageront dans un bain de sang ». Croisons les doigts...
Notes : ABOU DERAA, LE « ZARQAOUI CHIITE »
Les exactions imputées à l’Armée du Mahdi : assassinats, enlèvements, nettoyage ethnique, sont - selon ses dirigeants, bien sûr - des actes de vengeance ou des crimes de bandits infiltrés dans l’organisation. Le « bandit » le plus connu - finalement exclu par Moqtada Sadr - a été, sans conteste, Ismaïl Al-Zerjaoui, surnommé Abou Deraa - Père de l’Armure - pour son aptitude à détruire les blindés américains. Originaire de la région des Marais, il était, avant la chute de Bagdad, poissonnier à Saddam City.
En 2004, Abou Deraa a participé à la bataille de Nadjaf dans les rangs de l’Armée du Mahdi, puis a créé un groupe semant la terreur parmi les sunnites. Marié à une sœur de Hadi al-Amari, commandant de la Brigade Badr, on lui attribue la mort de plus d’un millier d’Irakiens, dont l’assassinat de Khamis al-Obeidi, un des avocats de Saddam Hussein. Ses victimes présentaient généralement des traces de torture, sa signature étant des trous de perceuse dans les membres ou le crâne. Selon les rumeurs, il aurait un jour garé des ambulances dans un quartier sunnite et interpellé les habitant, par haut-parleur : « Les chiites ont attaqué nos frères, nous avons un besoin urgent de sang pour les sauver. » Tous ceux qui se présentaient étaient tués.
L’Armée islamique en Irak, une des principales organisations de résistance, affirme avoir mis fin à sa sinistre carrière le 1er décembre 2006... A Sadr City, pour expliquer sa disparition, ses partisans disent qu’il s’est réfugié en Iran. Qui sait ?