Rwanda - Arrestation Karenzi Karake : Vous avez dit bonne nouvelle ?

par MUSAVULI
jeudi 25 juin 2015

L’arrestation à Londres du général Emmanuel Karenzi Karake, chef des services de renseignements rwandais, a suscité un vent d’espoir de justice pour les victimes du régime de Paul Kagame. Karenzi Karake est décrit dans de nombreux rapports comme une des plus terrifiantes « machines à tuer » qui aient jamais sévi dans la région des Grands Lacs. Figurant sur la liste des 40 haut-gradés de l’armée rwandaise visés par la justice espagnole, Karenzi Karake est inculpé, depuis 2008, pour une série de crimes internationaux, dont des crimes de génocide, d’actes terroristes ainsi que l’assassinat de trois ressortissants espagnols. En application du mandat d’arrêt européen délivré par la justice espagnole, les autorités britanniques n’avaient pas d’autre choix que de l’arrêter et s’apprêter à le livrer à la justice espagnole. L’affaire est saluée comme le début de sérieux ennuis judiciaires pour d’anciens membres du Front patriotique rwandais, le mouvement à la tête duquel Paul Kagame s’empara du pouvoir au Rwanda en juillet 1994. 

Responsables d’innombrables crimes documentés au Rwanda même puis au Congo, les membres de ce mouvement n’ont jamais été inquiétés par la justice. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda, qui avait pourtant mandat de le faire, a rendu ses derniers verdicts sans avoir inculpé un seul membre du Front patriotique rwandais. La justice espagnole apparait ainsi comme la seule véritable piste qui pourrait mener aux poursuites et aux condamnations contre les dirigeants actuels du Rwanda, ce qui a suscité un vent d’espoir pour les victimes rwandaises, congolaises et espagnoles. Mais les choses ne sont pas aussi simples et l’affaire Karenzi Karake peut tout à fait connaître un tournant inattendu, en faveur du président rwandais. 

Histoire d’une organisation terroriste

Dans l’ordonnance du juge espagnol Fernando Andreu Merelles du 6 février 2008, on peut lire ce rappel historique : « … en remontant à la décade antérieure à l’année 1990, de nombreux Rwandais de l’ethnie Tutsi, principalement des fils de réfugiés résidant en Ouganda, ont reçu une instruction militaire dans la National Resistance Army (NRA). Bon nombre de ces recrues ont occupé de hauts rangs dans la NRA et ont donné leur aide en 1986 afin que cette organisation prenne le pouvoir et la présidence du pays en faveur de son chef Museveni. A partir de cette plateforme, et avec l’appui initial militaire, logistique et financier du gouvernement de l’Ouganda, un nombre important d’extrémistes rwandais Tutsi basés en Ouganda ont fondé le Front Patriotique Rwandais (F.P.R.), et ce afin d’atteindre trois objectifs : I. Eliminer le plus grand nombre de personnes de l’ethnie Hutu, principalement dans leur pays d’origine ; II. Prendre le pouvoir par la force ; III. Constituer une alliance stratégique de l’ethnie Tutsi, en collaboration avec d’autres alliés occidentaux, pour terroriser en premier lieu la population du Rwanda, puis ultérieurement toutes les populations de la région des Grands Lacs, afin d’élargir son aire de puissance, de contrôle et d’influence, et d’envahir la région du Zaïre pour s’approprier ses richesses naturelles. De cette manière s’est constitué un groupe à structure politico-militaire, constitué par un appareil militaire sous le nom d’Armée Patriotique Rwandaise (A.P.R.), et par un bras politique sous le sigle du Front Patriotique Rwandais (F.P.R.) ».

L’ordonnance, qui présente le FPR/APR comme une organisation terroriste, décrit ses structures « chargées de la réalisation des assassinats sélectifs, massacres systématiques ou actions d’infiltration ». Il s’agit des « Escadrons de la Mort qui se sont formés pour la réalisation d’une action spécifique et qui se sont dissous immédiatement ; la Local Defense Force aussi connue sous l’appellation Reserve Forces qui incluait les enfants soldats âgés de 15 ans ou moins que l’on appelait « kadogo » ; le réseau de commandos Network Commando (…) avec pour mission la réalisation des opérations de « nettoyage » et des actes terroristes contre la population Hutu et les autres personnes sélectionnées ; le Directorate Military Intelligence (DMI), unité qui s’est chargée de la planification et de l’organisation des crimes systématiques, et tout spécialement par le biais des Intelligence Officers (I.O.) et de leur Intelligence Staff (I.S.), ainsi que sa branche le Criminal Investigation Department (C.I.D.), groupe paramilitaire chargé de la réalisation des arrestations massives de populations dans le but de les interroger et de les torturer, afin d’obtenir des informations sur les victimes suivantes ; le Surveillance and Security aux ordres du DMI et chargé des travaux de renseignement dans les grandes villes (…) les Chefs de Zone qui contrôlent une portion limitée du territoire, ainsi que les « abakada », informateurs occasionnels dans le but de préciser les crimes ».

Les crimes de Karenzi Karake

Dans le cas spécifique de Karenzi Karake, il est reproché entre autres : son rôle dans  le massacre de 50.000 personnes à Masaka entre juillet 1994 et le premier trimestre de 1995. Il lui est également reproché son rôle dans l’élimination de 10.000 personnes dans la région de Ruhengeri en sa qualité de responsable principal du Directory of Military Intelligence (Services Secrets Militaires). Il est également impliqué, selon l’ordonnance, dans le Massacre de milliers de personnes dans le stade de football de Byumba le 23 avril 1994. L’objectif de l’attaque, laquelle dura plusieurs heures, était d’éliminer tous les déplacés, une population civile désarmée. Seules quelques personnes réussirent à s’échapper. Le jour suivant au matin des militaires de l’A.P.R. ont chargé les cadavres dans plusieurs camions en destination du Parc National de l’Akagera dans le but de les incinérer. Karenzi Karake est également impliqué dans l’assassinat  de 4 observateurs de l’ONU, des prêtres canadiens et espagnols, des réfugiés dans l’Est de la République démocratique du Congo ainsi que des populations congolaises de Kisangani en juin 2000 alors qu’il y occupait le poste de commandant des forces rwandaises durant les affrontement entre l’armée rwandaise et l’armée ougandaise pour le contrôle des filières du diamant. Il est enfin cité dans le dossier de l’assassinat de 11 religieux catholiques à Kalima dans l’Est du Congo durant la Première agression du pays par le Rwanda sous couvert de l’AFDL[1].

Les crimes portés à la charge du général rwandais sont donc particulièrement graves et assez nombreux pour que celui-ci dût prendre des précautions pour ne pas se retrouver, un jour, entre les mains de la justice. Pourtant il s’est rendu en Angleterre, bien conscient qu’il courrait le risque de s’y faire arrêter[2]. Pourquoi le Rwanda aurait-il exposé cet officier à un tel risque judiciaire ?

Le précédent Rose Kabuye et l’embarras pour l’opposition rwandaise en exil

Comme un stratège au jeu d’échec, il n’est pas exclu que le président Kagame ait fait réaliser ce voyage à bon escient en préparant au moins deux coups derrière, tous gagnants. Premier coup : si Karenzi Karake ne se fait pas arrêter, Kagame et son régime acquièrent une garantie supplémentaire d’impunité pour leurs crimes. D’autres officiers rwandais, même inculpés, pourraient, dès lors, parcourir le monde sans s’inquiéter d’éventuelles actions judiciaires à leur encontre. Le Rwanda de Kagame rejoindrait ainsi le cercle fermé des puissances dont les dirigeants, même responsables de crimes contre l’humanité, peuvent voyager librement à travers le monde (Etats-Unis, Israël,…). Deuxième coup, si Karenzi Karake se fait arrêter, on entre dans une phase judiciaire qui rappelle l’affaire du mandat d’arrêt du juge français Jean-Louis Bruguière contre Rose Kabuye, alors directrice du protocole de Paul Kagame qui fut arrêtée le 9 novembre 2008 en Allemagne en application d’une procédure similaire à celle qui a mené à l’arrestation de Karenzi Karake.

On estime que cette arrestation a permis à Kagame de prendre connaissance des détails du dossier judiciaire et donc de l’identité des témoins et de leurs dépositions. Dans un premier temps, l’arrestation sera l’occasion de relancer sa campagne contre la France accusée de participation au génocide. Embarrassée, la France a dû abandonner l’affaire et ne s’avisera plus, de sitôt, d’inquiéter le régime de Kagame. En septembre 2011, le président Sarkozy se rend à Kigali où il reconnait publiquement de « graves erreurs » et « une forme d'aveuglement » de la France lors du génocide. Le juge Bruguière est dénigré et ses mandats d’arrêt sont livrés à la risée de la presse pour satisfaire les impératifs de la realpolitik. L’affaire sera reprise par les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux qui ont clôturé leurs enquêtes en juillet 2014 dans une ambiance qui fait dire aux avocats de Kagame qu’il y aura un non-lieu. Il faut dire qu’entretemps le témoin qui aurait pu faire mal, Emile Gafirita (l’homme qui aurait transporté les missiles à partir de l’Ouganda) avait été localisé. Il vivait au Kenya où il sera enlevé par les hommes de Kagame en novembre 2014, selon Ikazeiwacu. Il ne témoignera plus contre les dirigeants rwandais.

En gros, ce qui s’annonçait comme le début de gros ennuis judiciaires pour le régime de Kagame, après l’arrestation de Rose Kabuye, s’est transformé en une formidable opportunité. Une campagne de dénigrement a permis à Kigali de relancer le débat sur « le rôle de la France » dans le génocide rwandais, tandis qu’un témoin, qui aurait pu créer des ennuis au régime, a pu être localisé et neutralisé.

Toujours dans une possible stratégie derrière l’affaire Karenzi Karake, qui rappelle l’affaire Rose Kabuye, il faut relever que si la justice espagnole va jusqu’au bout de son action, deux illustres opposants rwandais devraient se retrouver sur le sol espagnol : le général Kayumba Nyamwasa, ancien chef d’Etat-major de l’armée rwandaise à l’époque des faits et, aujourd’hui, l’opposant en exil le plus redouté par Kagame, et l’ancien chef de cabinet du président Kagame, Théogène Rudasingwa, lui aussi en exil, et fermement opposé au régime de Kagame. Le risque pour le général Kayumba d’être condamné à une peine de prison en Espagne est bien réel, ce qui permettrait à Kagame de se débarrasser de son pire ennemi par justice espagnole interposée.

Bien entendu, Karenzi Karake pourrait, lui aussi, être condamné à une peine de prison. Un sacrifié de Kagame, un de plus. Il faut dire qu’il a sacrifié des dizaines de milliers de Rwandais qui se sont cru bien inspiré de le suivre dans ses aventures politico-militaires depuis l’Ouganda. Un de plus, général soit-il, ça ne l’empêchera pas de dormir. Surtout si par la même occasion il se débarrassait de son ennemi le plus redouté, Faustin Kayumba, et mettait la main sur de précieux renseignements permettant de localiser les témoins auditionnés par le juge espagnol avec la possibilité de les faire « taire » à jamais.

Quelqu’un croit toujours que l’arrestation de Karenzi Karake est une si bonne nouvelle que ça ?

Boniface MUSAVULI

 

[1] Pour plus de détails, lire « Que reproche la justice espagnole au général Karake Karenzi ? », http://www.musabyimana.net/lire/article/que-reproche-la-justice-espagnole-au-general-karake-karenzi/index.html

[2] Il faut également ajouter que le général Karenzi Karake, malgré tous ces crimes, a eu le privilège d’être nommé Commandant-adjoint de la Minuad, la force hybride de l'Union africaine et de l'ONU déployée au Darfour avec l’aval du Secrétaire général de l’ONU, poste qu’il occupera de janvier 2008 à avril 2009.


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