S’il te plaît, dessine-moi une belle crise humanitaire !

par Georges Yang
mardi 5 février 2008

Le Kenya s’embrase et, pour une fois, les médias font leur travail. Images télé, articles dans les quotidiens et les hebdomadaires et même dans les journaux gratuits, bien que certaines analyses soient sujettes à caution, comme le rapprochement avec le génocide rwandais. Malgré tout, on ne retrouve pas l’élan de solidarité que nous avions vu pour le Darfour et encore moins l’hystérie donatrice qui a suivi le Tsunami. On peut légitimement se poser le pourquoi de ce silence. Je vais tenter d’y répondre.

 

Jusqu’à présent, aucun héraut de la défense des droits de l’homme n’est intervenu avec véhémence sur ce nouveau drame africain. Les Kouchner, BHL, Jacky Mamou et autres Urgence Darfour ne se sont pas drapés dans l’indignation comme ils le font habituellement. On ne peut se servir de l’argument d’un Kenya anglophone, hors de la zone d’influence de la France. Le Darfour est arabophone et même si la France a des intérêts au Tchad voisin, cela n’est pas suffisant comme référence. En effet, en leur temps, l’Ethiopie puis la Somalie ont mobilisé les opinions, les donateurs et les politiciens et quasiment personne n’y parle français.

Alors pourquoi ce manque d’intérêt pour le Kenya ?

La réponse est complexe et concerne plusieurs approches à la fois politiques, économiques, médiatiques et émotionnelles. Et, pourtant, tous les éléments d’un « beau » drame sont là. Massacres à la machette, répression policière, incendie d’église, soupçon de génocide, tribalisme, etc. Bref, tout l’arsenal de mots qui fait vendre est présent, quoique les analyses que j’ai lues soient souvent erronées.

On veut faire ressortir la sauvagerie intrinsèque de l’Africain, on n’ose tout de même pas dire bestialité ! On fait un rapprochement hâtif et totalement inexact avec le génocide rwandais. Et on regrette le paradis perdu pour touristes, préférant les animaux aux habitants, sauf pour les Masais que beaucoup trouvent folkloriques.

Or, le Kenya est un pays en pleine modernisation, avec certes une industrie touristique, mais des pêcheries qui exportent du poisson, la fameuse perche du Nil (même si cette évocation va faire rugir les écolos qui ont vu Le Cauchemar de Darwin), des fleurs coupées qui inondent l’Europe des fleuristes et une production de thé très importante, sans parler du secteur tertiaire et de l’urbanisation croissante de Nairobi. Le problème du pays est avant tout celui de la répartition des richesses. La différence de revenus entre riches et pauvres qui était déjà grande du temps de Kenyatta (un kikuyu) et de Moi (un kalenji), les précédents présidents, s’est encore accentuée sous la présidence de Kibaki (un kikuyu).

On ne peut donc parler de la domination d’une ethnie par une autre, même si chaque équipe en place a pratiqué depuis l’indépendance le tribalisme et le népotisme.

Et puis, tous les Kikuyus sont loin de soutenir en bloc Kibaki. Durant les campagnes électorales des dernières années, il y a eu un vif débat politique, intelligemment mené à la tribune et dans la presse locale. Beaucoup de Kikuyus ont soutenu la Coalition Orange où ne militaient pas seulement Odinga et les Luos. Le rassemblement autour de la Banane, le symbole de Kibaki obtenait le soutien de partisans issus d’autres ethnies que la sienne. Uhuru Kenyatta, le fils du premier président est loin d’être un inconditionnel de Kibaki et Wangari Maathai, le prix Nobel est aussi fort critique vis-à-vis du pouvoir et ces deux personnalités sont pourtant Kikuyus.

Donc, un débat politique très pointu a eu lieu au Kenya ces dernières années. Il est aussi certain que les émeutes ont débuté non sur un thème ethnique, mais pour protester contre une fraude électorale organisée à la hâte et de façon puérile par le pouvoir, quand ce dernier s’est aperçu qu’il avait perdu après le dépouillement de ¾ des bulletins. Un bourrage d’urne, ça s’organise, si l’on veut éviter des ennuis ! Bien sûr, par la suite, les règlements de compte ont pris une tournure tribale et les exactions ont été commises autant par des civils de différentes ethnies (pas uniquement Kikuyus et Luos) que par la police et surtout les forces spéciales et par les Mungikis, secte crapulo-mystique de Kikuyus ayant depuis longtemps une attitude ambiguë vis-à-vis du pouvoir en place, tantôt ennemie, tantôt soutien pour de basses besognes. On le voit très clairement, on est loin d’un pouvoir mono-ethnique majoritaire massacrant des gens désarmés. La comparaison avec le Rwanda n’a aucun sens, pourtant elle commence à poindre en Europe. Peut-être y a-t-il derrière cette analyse faite par certains journalistes, le désir de faire monter la mayonnaise humanitaire et refaire un nouveau Band Aid pour le Kenya avec Geldorf et en France Noah, Bruel et Goldman. Le Kenya n’a pas besoin de ce genre de farce, mais d’un soutien des institutions africaines et internationales. Comme à son habitude, Kofi Annan s’est montré aussi inutile que lorsqu’il était secrétaire général à l’ONU.

D’ailleurs, à Nairobi, les règlements de compte sur base ethnique ont surtout lieu, si ce n’est exclusivement dans les bidonvilles de Mathare et Kibera. Cela tendrait à prouver que le fond du problème est l’extrême pauvreté de ces quartiers et pas uniquement de ceux-ci. Les gens vivant dans les quartiers populaires peuplés de petits employés et fonctionnaires souffrent aussi de la montée des prix et ce même avant la crise déclenchée par les élections. La pauvreté des plus pauvres, si je peux me permettre cette tautologie, a empiré sous le mandat de Kibaki. La police a traqué les vendeurs ambulants, les bulldozers ont détruit les petits kiosques en bois des vendeurs de légumes, de petits objets nécessaires au quotidien. On a rasé de l’habitat illégal, mais légitime du fait de la spéculation foncière. La police a donné la chasse aux prostituées des rues, les fameuses londoniennes qui arpentaient certaines artères de la ville, alors que la prostitution est l’unique moyen de subsistance pour beaucoup de jeunes femmes venues de province ou de quartiers populaires, souvent illettrées, toujours non qualifiées dans un pays où le sous-emploi est élevé. Enfin, pour sourire et faire hurler mes détracteurs, je dirai que la ministre de la Santé, la Bachelot locale, a interdit de fumer dans les rues pour satisfaire l’allié américain !

On le voit donc, le Kenya est un pays avec un fort potentiel de développement où règnent des injustices sociales très importantes. On n’est pas devant des bandes de sauvages ignares incapables de se raisonner. On est aussi très loin d’un pays de bons nègres Banania chantant en kiswahili « Yambo bwana, Hakuna matata ! » pour des touristes ébahis quand ils reviennent des parcs animaliers. Donc, à quand l’Arche de Zanzibar ? J’ai bien peur qu’entre l’oubli, l’indifférence et le manque d’intérêt, il n’y ait place que pour un humanitaire tape-à-l’œil et inadapté. Il y a bien sûr quelques ONG sur place, souvent britanniques et quelques françaises, faisant un travail sensé pour les déplacés, les églises aussi jouent leur rôle contrairement à ce qui s’est passé au Rwanda où certains religieux ont participé aux massacres. Je doute fort que la communauté internationale trouve une réponse adaptée à cette crise, je compte plus sur le bon sens des Kenyans. Et puis, jusqu’à présent, les émeutes n’ont touché ni les Indo-Pakistanais, ni les Européens (touristes ou résidents). Faudra-t-il des morts parmi ces populations pour que l’Europe réagisse. Enfin, même s’il y a des islamistes au Kenya, on se souvient de l’attentat contre l’ambassade des Etats-Unis, il n’y a aucun lien avec Al-Qaïda dans la situation politique actuelle. Même à Mombasa et sur la côte à majorité musulmane, la protestation reste politique. Cela aussi peut aisément expliquer le désintérêt pour cette crise. Il n’y a pas de mauvais Arabes le couteau entre les dents, prêts à égorger nos filles et nos compagnes. Dans la crise du Darfour, on nous a seriné que de méchants islamistes massacraient de bons Noirs (on n’a pas osé dire bons Noirs chrétiens, car les Fours, Massalit et Zaggawa sont musulmans). Et puis, on a passé sous silence que les rebelles islamistes du JEM combattant le gouvernement de Khartoum viennent de différentes ethnies dont des Noirs et qu’ils sont soutenus par les Frères Musulmans. Mais pour cette crise comme pour tant d’autres, on reste dans le simplisme et le réducteur.

PS : j’ai passé des années au Kenya et dans les pays limitrophes, je suis encore en relation avec des gens résidant sur place tant Kenyans qu’expatriés. J’ai aussi de nombreux contacts avec le Soudan et de vrais intellectuels et chercheurs français connaissant le Darfour, pas des histrions de plateau télé comme ceux que l’on a vus récemment.


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