Spartacus dans le Golfe
par Bruno de Larivière
mercredi 2 février 2011
La théorie des dominos appliquée à la crise politique qui traverse le monde arabe a ses limites. Les monarchies du Golfe ne sont pas pour l’instant présentées comme fragilisées. Les bases de leur prospérité sont cependant fragiles...
En novembre 2009, j’ai détaillé les déboires financiers de l’Emirat de Dubaï, et plus particulièrement ceux de son complexe immobilier [’Dubaï a cédé‘]. Depuis, la plus haute tour du monde (’Burj Dubai’) a été inaugurée. Les images du ‘plus haut restaurant du monde’ tournent sur les sites de partage de vidéo, au 122ème étage du gratte-ciel (exemple). Des Asiatiques viennent chercher les assiettes en cuisine. Des Français s’activent derrière les fourneaux. Dans ce pays, ce sont les étrangers qui sont les artisans du miracle. Dubaï ne dispose pas de ressources dans son sous-sol, mais les autorités ont inventé la prospérité sans pétrole. Elles ont investi dans une compagnie aérienne en pleine expansion et transformé l’Emirat en plate-forme aéroportuaire, à mi chemin entre l’Europe et l’Asie orientale.
Un vaste ‘duty free’ attire les clients-voyageurs du monde entier accrochés par les produits de luxe et l’électronique de salon détaxés (source). Les vendeuses viennent des Philippines ou d’Indonésie (ici aussi). Les personnes chargées de l’entretien sont originaires du sous-continent indien (source). A l’extérieur, Dubaï a connu un boom de la construction : tours de bureaux, complexes touristiques en tous genre (diaporama). En Arabie, l’exécuteur public est Noir, l’entraîneur de football de l’équipe nationale saoudienne arrive de Marseille (Eric Gerets). Au Qatar, on tente d’attirer la jeunesse française d’origine maghrébine… Partout dans la péninsule les nationaux vivent à l’écart des travailleurs étrangers. La qualité de vie des premiers n’a rien à voir avec celles des seconds : ici au Koweit.
On estime que les étrangers forment une minorité de 40 % de la population des six pays du Conseil de Coopération du Golfe. Au Bahrein, les nationaux sont minoritaires (source). Aux Emirats Arabes Unis, plus de la moitié des habitants ont immigré depuis le du sous-continent indien. Les autochtones se sentant parfois isolés, certains gouvernements agitent régulièrement la menace d’expulsions massives, comme au moment de la première guerre du Golfe en 1991 (source). Les expatriés gagnent bien leur vie en moyenne. Mais les conditions de travail varient en fonction de l’origine géographique. Certes, les Occidentaux bénéficient d’une situation enviable grâce à leurs diplômes et à leurs compétences techniques, mais aussi parce que leur niveau de responsabilité s’accompagne d’un traitement conséquent. Ce n’est pourtant pas toujours le cas des étrangers originaires du monde arabe (Palestiniens, Egyptiens, Irakiens, etc.) ou d’Asie. Les droits des travailleurs restent alors limités au minimum, malgré quelques timides évolutions : aux Emirats arabes unis, la loi assouplit désormais les règles encadrant la signature d’un nouveau contrat de travail. Jusque là, l’employé attendait six mois et l’autorisation de son ‘garant’, nom donné à celui qui garde les titres de séjour de l’employé étranger.
Un étranger travaillant dans les Emirats arabes unis pourra, à partir de janvier 2011, changer d’employeur à la fin de son contrat de travail. Il devait auparavant attendre six mois et obtenir l’autorisation de son garant, c’est-à-dire de la personne qui lui avait permis d’entrer dans le pays. C’est déjà le cas à Bahrein et pourrait être bientôt le cas au Koweit. L’ouverture reste toutefois limitée, car l’ancien patron doit donner son accord et l’employé doit avoir travaillé au moins deux ans sous son autorité. Il est certes prévu de faciliter le changement en cas de ‘fautes’ commises par l’employeur. Encore faut-il que celles-ci débouchent sur des preuves. Or on imagine mal un tribunal a priori à l’écoute de l’employé. L’Organisation Internationale du Travail relève pour l’heure de très nombreux cas de confiscation de passeport et de non paiements de salaires (source). Lors d’une rencontre à l’automne 2008 entre une délégation de parlementaires européens et des représentants de l’Etat saoudien et des membres d’association, la question du droit des migrants a été abordée par les uns, et refusée par les autres.
« Le président de la délégation a régulièrement soulevé la question de la situation des travailleurs étrangers. En ce qui concerne la faible présence de travailleurs étrangers par rapport à la situation dans d’autres pays du Golfe, la partie saoudienne a tenté de faire comprendre que cette question n’était pas une préoccupation majeure de l’Arabie saoudite. Cependant, elle a admis qu’il était nécessaire de réformer le cadre régissant le recrutement de travailleurs à l’étranger. » La délégation invitée a présenté comme souhaitable l’octroi de la nationalité aux enfants nés sur place, mais n’a eu en guise de réponse qu’une fin de non recevoir, les Saoudiens estimant que l’immigration aboutissait à un retour sur place des travailleurs (source). De façon plus globale, le directeur du Cermam (Centre d’étude et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen) Hasni Abidi parle d’ ‘esclavage moderne’, décrivant un travail souvent harassant et mal (ou non) payé. Dans la péninsule, aucun des pays n’autorise de représentation syndicale, de normes de travail reconnues par l’OIT, ou même de conventions collectives (source). Lorsque survient l’envie de retour, les travailleurs se retrouvent piégés, faute de pouvoir présenter leur passeport (source). Non seulement les choses ne s’améliorent pas, mais elles empirent plutôt depuis le boom pétrolier des années 1970 (source).
Des milliers de travailleurs ont régulièrement recours à des prostituées. Le sexe est de toutes façons une chose compliquée sur place (source). Le gouvernement saoudien a préféré interdire certains smartphones soupçonnés de contourner la censure officielle et de faciliter les relations entre sexes opposés interdites par le régime (source). On ne sait évaluer le nombre de personnes infectées par le sida ou par une maladie sexuellement transmissible. Beaucoup d’étrangers malades taisent leur état quand ils le connaissent de peur d’une expulsion. Les hopitaux des pays du Golfe ne les prendront de toutes façons pas en charge. Même si les médias répercutent à date régulière des affaires de mœurs en provenance du Golfe ou de ressortissants de ces pays vivant en Europe (source), je me bornerai à répercuter les témoignages d’humiliations voire les cas de torture subies par des domestiques et serviteurs. Les quelques rares affaires ressemblent à la partie émergée des icebergs. Bien des gouvernants des pays d’origine préfèrent détourner les yeux, comme au Maroc.
Le 10 janvier, un tribunal de Djeddah a pour la première fois condamné une Saoudienne pour des mauvais traitements. La plaignante, une jeune Indonésienne de 23 ans, a été battue, brûlée au visage, mais aussi poignardée avec des ciseaux. L’ambassade indonésienne a sobrement rappelé que la peine requise était de quinze ans de prison, loin des trois ans finalement prononcés. Mais l’impunité qui prévalait jusqu’à présent semble appartenir au passé. En novembre, les tortionnaires d’une jeune Javanaise ont été arrêtés. Ils ont tué Kikim Komalasari puis ont dépecé son corps et jetés les morceaux aux ordures (source). A Jakarta, la presse a couvert les deux affaires et incité le gouvernement à réagir officiellement (source). Mais combien de domestiques souffrent-elles (ils) en silence ? Human Rights Watch évaluerait leur nombre à cent mille dans le Golfe (source).
Un seul pays proche pèse davantage que tous les autres. Il s’agit de l’Egypte où l’émigration a été légalisée dans les années 1970 par Sadate. Médecins, enseignants, avocats et ingénieurs ont fui leur pays pour chercher fortune de l’autre côté de la mer Rouge. C’était une façon pour le régime égyptien de se débarrasser d’actifs diplômés potentiellement revendicatifs et de dissimuler l’échec précoce de son modèle de développement. Les expatriés renvoyant des devises, l’émigration a par la suite créé un courant financier source de revenus pour l’Etat égyptien. Peu importait que les cadres nécessaires à la construction d’un Etat moderne filassent à l’étranger… Au total, plus d’un million d’Egyptiens travaillent dans les pays du Golfe : 925.000 en Arabie Saoudite, 190.000 au Koweit, 100.000 aux Emirats Arabes Unis (chiffres 2001 / source). Depuis longtemps déjà, des paysans pauvres ou des citadins au chômage ont eux aussi émigré dans la Péninsule, attirés par les chantiers de construction ou les sites pétroliers.
En Egypte, après des décennies de dictature nationaliste, le vent est en train de tourner [’80 millions d’Egyptiens‘]. Les classes moyennes urbaines, plutôt moins à plaindre que d’autres, manifestent contre la vie chère, la corruption, les dérives policières. Que résultera-t-il des grands mouvements de foule qui font trembler le régime sur ses bases, je ne peux m’avancer en ce début de février 2011 ? Aucun parti structuré ne semble préparer une prise de pouvoir. Les Frères musulmans brillent surtout par leur attentisme (source). De la disparition du régime de Moubarak, je doute cependant qu’il puisse ressortir autre chose qu’une transition longue et désordonnée. J’anticipe donc de deux façons, sans chercher à trancher immédiatement, partant du principe que la révolution égyptienne met en péril la stabilité tant vantée des pays du Golfe (à nuancer). Selon un scénario improbable, un Etat de droit se met en place en Egypte, garantissant les droits et libertés des citoyens ; dans ce cas, beaucoup d’Egyptiens expatriés chercheront à rentrer dans leur pays. En auront-ils le droit ? Il y aurait là un étonnant clin d’œil à l’histoire des Juifs réduits en esclavage et fuyant les armées de Pharaon…
Je me hasarde à pronostiquer plutôt une déstabilisation des pays du Golfe par mimétisme entre révoltés du dehors (Tunisie, Egypte, etc.) et révoltés du dedans. Les cyniques décrivent des citoyens nationaux conservateurs, satisfaits de leur sort car financièrement aidés par leurs Etats (source). Mais plus les privilégiés reçoivent de privilèges, plus les soutiers de la prospérité persique ressentent l’injustice… Spartacus en son temps a secoué le joug de Rome. Stanley Kubrick a illustré la dimension révolutionnaire de l’esclave romain, en négligeant le fait que les gladiateurs étaient des esclaves plutôt bien traités (source). Les révoltés ont finalement péri. En attendant, les bourses du Golfe tanguent (source), ‘Al Arabiya’ minimise la portée des manifestations égyptiennes, et les cours du pétrole grimpent au gré des rumeurs sur le blocage du canal de Suez (source). Alaa El Alaswany raconte avoir vu dans les rues du Caire des manifestants gonfler un ballon à l’effigie de Moubarak puis le lancer en criant « Au revoir Mr Moubarak, vous êtes attendu en Arabie Saoudite » (source). L’ancien chef de l’Etat tunisien a d’ores et déjà pris cette direction…
PS./ Geographedumonde sur l’Egypte : ‘Nasser à rien‘.
Incrustation : Spartacus - Kirk Douglas