Témoignage : un écrivain et doctorant ukrainien dans la guerre
par Bernard Grua
samedi 28 mai 2022
Témoignage de Nazar Rozloutskyi - doctorant en Histoire, écrivain, actuellement Sergent Junior dans les Forces Armées ukrainiennes. [Traduit de l'ukrainien]
Je voudrais que ce texte soit partagé, copié et traduit dans plusieurs langues, à l'attention des étrangers et de leurs politiciens.
Je ne suis pas militaire et je n'ai jamais voulu l'être. Je suis thésard en Histoire et je travaille dans un musée. J'écris un peu. J'ai passé du temps à faire des recherches en histoire, à écrire et à vulgariser. Et puis il y a mon travail d'écrivain, j'aime cela et je le fais plutôt bien.
Mais dernièrement, je me suis retrouvé soldat, car c'est la guerre dans mon pays. Tous les jours, nous sommes confrontés à des échanges d'artillerie lors desquels un tir ennemi nous transformerait en chair à pâté. Nous dormons dans des espaces très réduits. Nous ne nous lavons à l'eau chaude qu'une fois par mois, sans certitude pour le mois suivant. Quand il pleut, nous nous retrouvons dans la boue. Nous ne mangeons que lorsque que nous avons le temps - et non à l'heure prévue ou lorsque nous avons faim. Nous dormons de manière si irrégulière que je ne sais pas si je serai capable de revenir à mon cycle de jadis (23:00-7:00). À chaque instant, nous sommes une cible privilégiée pour l'ennemi, qui essaie de nous avoir par un moyen ou par un autre.
C'est dans de telles conditions - voire dans des conditions plus pénibles encore - que vivent des milliers d'historiens, écrivains, comptables, banquiers, spécialistes en informatique, enseignants, designers et autres travailleurs de professions complètement pacifiques. Ils périssent sous des tirs d'artillerie de 152mm, sous des Tochka-U (missiles). Ils se retrouvent sous les balles, les grenades, les armes à sous-munitions ou encore les armes incendiaires. Certains sont déjà morts. Et certains ne retrouveront pas leur ancien métier, car ils seront en burn-out. Mais ils continuent de combattre. Parce que l'Ukraine est derrière eux. Parce que s'ils baissent les bras, leurs parents seront tués, leurs femmes et filles seront violées, et leurs maisons détruites ou confisquées.
Et quand des politiciens de France, d'Italie, d'Allemagne et d'autres pays nous proposent de déposer les armes, de reconnaître la perte de territoires, de donner des garanties de sécurité à la Russie (ce qui est absurde - la Russie n'en a pas besoin, c'est plutôt ses pays voisins qui devraient avoir des garanties face à la menace russe), à ce moment, je ressens de la colère et du dégoût. Je déteste ces gens insignifiants qui, à cause de leurs préjugés, de leur lâcheté ou de l'argent sale de Poutine, sont prêts à condamner mon pays à se faire engloutir par une mort lente et pénible. Dégoût et colère envers ceux qui disposent pourtant de grands moyens pour contribuer à résoudre la crise, mais qui au lieu de cela, cherchent consciemment ou inconsciemment à l'aggraver. Parce que même la capitulation complète de l'Ukraine ne résoudra pas le problème de la sécurité mondiale. Au contraire, cela incitera la Russie à entreprendre de nouvelles conquêtes.
Nous n'avons pas besoin de conseils de reddition. Si vous n'êtes pas prêts à combattre avec nous contre des enragés, alors aidez-nous avec des armes, de l'argent, des sanctions. Nous avons besoin de beaucoup pour défaire la Russie et réduire drastiquement la crise globale. Mais nous avons le principal - la motivation. Nous avons des historiens qui sont prêts à dormir à cinq dans des containers de deux places, à patauger dans la boue pendant des semaines sans pouvoir se laver. Nous avons des comptables qui sont prêts à manger de la kasha (graines de sarrasin bouillies) pendant des mois. Nous avons de jeunes étudiants prêts à donner leur vie alors qu'ils vivent leurs meilleures années. Ils ne partiront pas - à moins de se faire tuer.
L'Ukraine combattra jusqu'à la victoire, du moins tant qu'elle pourra résister.
Et vous, que feriez-vous ?
Sincèrement,
Nazar Rozloutskyi