Tokyohic
par Bruno de Larivière
vendredi 1er avril 2011
Peut-on vivre avec moins d'électricité ? C'est à cette question que le gouvernement japonais doit répondre. A Tokyo et dans son aire urbaine, vingt-cinq à trente millions de personnes attendent. Il y a cependant un hic : il faut choisir entre plusieurs options insatisfaisantes.
Depuis le passage du tsunami qui a ravagé il y a peu la côte Pacifique du Japon, la compagnie Tepco (’Tokyo Electric Power’) gère une situation de crise inédite. Beaucoup s’intéressent au devenir des réacteurs nucléaires définitivement hors de service. Cette question n’est bien sûr pas anodine [’Nogent secret‘] mais du point de vue des Tokyoites, l’urgence est au rétablissement du courant électrique. Tepco compte près de 45 millions de clients, soit plus qu’aucune autre compagnie au monde, EDF comprise. La société fait non seulement face à l’interruption de la production à Fukushima, mais doit en outre s’adapter au ralentissement de l’activité de plusieurs autres centrales, soit parce qu’elles ont subi des dommages le 11 mars, soit parce qu’elles tournaient déjà au ralenti : c’est le cas à Kashiwazaki-Kariwa (côte ouest, sur la Mer du Japon) en ‘convalescence’ depuis qu’un séisme l’a fragilisée en 2007. Faute de précipitations importantes cet hiver, le niveau des barrages est en outre insuffisant pour pallier les défaillances des centrales précédentes. Il faudra attendre les pluies de mousson, en espérant qu’elles combleront le déficit actuel.
En pratique, Tepco doit alimenter ses clients habituels avec la moitié de sa production. La compagnie a donc procédé ces derniers jours à des coupures par roulement dans la plaine du Kanto. J’y reviendrai un peu plus loin. Tout porte à croire que cette situation perdurera pendant plusieurs semaines. A Tokyo, les pics de consommation interviennent généralement au cours de l’été semi-tropical, par le recours généralisé de la population à la climatisation. Ils sont estimés à 55.000 mégawatts, alors que Tepco ne parvient aujourd’hui à produire que 37.000 mégawatts. Malgré les promesses de ses dirigeants qui parlent de la mise en route d’une centrale d’urgence dans la plaine du Kanto, la compagnie électrique ne pourra alimenter le réseau. Ses concurrents ne peuvent facilement la suppléer. Le porte-parole du gouvernement ne nourrit aucune illusion : « Il y a un déficit de production de 10.000 mégawatts, correspondant à 20% des besoins », a relevé Yukio Edano (source).
Cette situation stimule le géographe même s’il ne dispose pas des armes de l’ingénieur. Car la quarantaine de millions de Japonais dépendants de la Tepco vivent tous les jours avec le courant alternatif, et voient difficilement comment s’adapter à des coupures intermittentes. Résumer cette situation par le seul besoin d’air réfrigéré fait négliger l’essentiel. Dans un pays développé comme le Japon, tout dépend de l’électricité, à commencer par l’adduction en eau potable, et l’épuration des eaux usées. A l’intérieur des logements, les ampoules, les réfrigérateurs, les congélateurs, les chauffe-eaux et les machines à laver forment la cohorte des appareils ‘primaires’, ceux dont on peut difficilement se passer. Mais il y a aussi les fours, les plaques chauffantes, les aspirateurs, les fers à repasser, les écrans et la hi-fi. Dans les immeubles, les portes de garage, les ascenseurs ou encore les éclairages collectifs cessent de fonctionner en cas de panne. Dans la ville, les transports en commun et les feux de circulation, les éclairages et les caisses de magasins, les cuisines de restaurants dépendent de l’électricité. Les usines et les administrations sont démunies, tout comme les hopitaux.
Est-il utile de poursuivre l’énumération ? Les autorités japonaises vont devoir résoudre une situation de pénurie de groupes électrogènes, avec comme corollaire une augmentation de la pollution de l’air. Car les particuliers n’auront d’autre choix que de s’équiper en prévision des coupures intermittentes. Alors la presse reprend à qui mieux mieux les conseils d'’économie’. Mais où termine l’usage et où commence l’abus ? Les Tokyoites pourraient sans doute supporter les chaleurs estivales sans mettre en péril les réseaux électriques. Si l’on s’en tient à un autre cas, celui de la Floride, l’association entre une population vieillissante et un climat subtropical conduit à répondre par la négative [’Même Mary veut s’y installer à tout prix‘] L’appel actuel à une modération dans l’usage de la climatisation montre combien les bons conseils restent lettre morte. Que reste t-il de la campagne ‘anti-gaspillage’ lancée en 2005 par le cabinet Koizumi (’Cool Biz campaign‘) ? A l’époque, le sémillant premier ministre japonais recommandait de ne pas descendre les curseurs en dessous d’une température plancher (28 °C) et de porter des vêtements amples, plus légers que le costume-cravate.
En 1973, lit-on dans le ‘New York Times’, la moitié de l’électricité était consommée par l’industrie japonaise. Aujourd’hui, la part de cette dernière atteint 30 %. L’organisation du réseau électrique pose un autre casse-tête aux autorités. Parce qu’elles n’ont pas réussi (ou voulu ?) imposer une harmonisation aux entreprises gestionnaires, elles doivent tenir compte d’une séparation entre le réseau de Tokyo et le réseau d’Osaka-Kobe. Sans concurrents sur sa région, Tepco éprouve visiblement des difficultés à obtenir des transferts d’électricité de la part de ses voisines et concurrentes. L’allongement des lignes d’approvisionnement fragilisera de toutes façons l’ensemble du système électrique, comme on le constate dans l’Ouest français [’Pacte-à-quatre‘]. En attendant, les Tokyoites n’échapperont pas aux coupures d’électricité dans les mois qui viennent, les banlieusards plus que les habitants du centre-ville. Les premiers empruntent les transports en commun, mais ils n’ont pas les moyens de vivre dans ce cœur d’agglomération riche et continuellement en mouvement (source), qui sert de décor au film ’Lost in translation‘.
Aux dires des défenseurs de l’environnement, la crise énergétique qui suit la catastrophe du 11 mars peut constituer une opportunité. On trouvera de très nombreux articles sur le risque nucléaire. Celui-ci a peut-être été négligé par les autorités japonaises (source). De fait, le gouvernement cherche à incriminer la direction de l’entreprise ; la presse s’interroge sur les liens entre l’industriel et les grands corps de l’Etat, en particulier ceux chargés de la surveillance de la sécurité nucléaire (source)… L’Etat va t-il nationaliser Tepco (source) ? L’annonce d’une révision complète du parc nucléaire apparaît donc tardive (source). Sans doute conduira t-elle le gouvernement à imposer quelques fermetures, et à instaurer de nouvelles règles de construction ? Compte tenu de la puissance du séisme (9 sur l’échelle de Richter), de la modeste profondeur de l’épicentre (< 30 kilomètres), et des ondes de vague conséquentes (de 8 à 15 m ?), le Japon a plus que survécu à l’épreuve : on peut légitimement écrire qu’il n’y a eu ‘que’ 27.000 victimes… Mais l’explosion de Fukushima accapare l’attention.
Il me paraît un peu facile de prendre l’événement en considérant que les Japonais se sont engagés à la légère dans le nucléaire civil. J’ajouterai même que les discussions sur le choix d’une politique énergétique responsable doivent prendre en compte le peu d’alternatives dont disposent les autorités japonaises. Ainsi, les énergies renouvelables ne peuvent être présentées comme pleinement alternatives au système de production actuel. Combien faudrait-il d’éoliennes capables de résister à la force des typhons [’Energies ventripotentes‘], de panneaux solaires alors que les espaces libres sont rares, ou encore d’installations géothermiques pour produire 10 à 15.000 mégawatts ? Dans un pays à haute sismicité comme le Japon, les retenues d’eau nécessaires pour la production d’hydroélectricité posent en outre des problèmes spécifiques (sources)… A Malpasset, quelques secousses ont suffi pour démanteler la voûte et précipiter l’arrière-pays de Fréjus dans la désolation [’Guigne à Draguignan‘].
En attendant, il y a un (Tokyo)hic : même les centrales les plus ‘classiques’ ne surgiront pas dans la plaine du Kanto d’ici à l’été. Seule une forte augmentation des prix forcerait les Tokyoites à restreindre intelligemment leur consommation, et ainsi éviter l’injustice de coupures ‘à l’aveugle’. Il faudrait pour cela que le gouvernement ne craigne pas d’annoncer une mesure impopulaire mais juste, que Tepco ne soit pas soupçonnée de profiter de la situation au plus mauvais moment, et que les médias hiérarchisent l’information. Autant dire qu’à Tokyo, le courant intermittent sera la règle en 2011.
PS./ Geographedumonde sur le Japon : ‘La mer des turbulences‘, ‘Aider les vieux, ou armer les bras du crime‘, Des cerfs sans châtaignes, et Vieillissement en Extrême-Orient.
Incrustation : ‘Lost in translation‘