Tunisie : Essayer d’expliquer le 23 Octobre aux Européens

par Le Carthaginois
mercredi 2 novembre 2011

J’écris ses lignes en tant que Tunisien mandaté par soi-même pour proposer quelques clés de compréhension aux européens francophones qui veulent essayer de comprendre ce qui s’est passée en Tunisie le 23 Octobre.

Pourquoi les islamistes ont gagné ?

Il vous est difficile de comprendre ce qui s’est passé car il vous est difficile de comprendre ce que veut dire une dictature. Vous ne l’avez pas vécu.

Ce qu’on appelle élite Tunisienne est un ensemble de personnes qui ont fait des études (médecins, ingénieurs, avocats….) et qui, pendant toute leur vie, n’ont jamais eu l’occasion de faire de la politique, d’échanger des opinions, de critiquer le gouvernement et ses actions. Ils ne savent pas ce que veut dire mener une campagne.

Toute sa vie, ce qu’on appelle élite a eu devant elle des journaux et des médias insipides, toutes à la gloire du dictateur déchu. Jamais elle ne regardait, jamais elle ne lisait. Elle n’a jamais assisté à un débat politique sur ses médias. Jamais lu un article vraiment critique sur ses journaux.

L’élite Tunisienne n’a aucune culture politique. Pendant des décennies le mot politique était dégoutant et synonyme de pourriture. Quand les français disent que les politiciens sont pourris, les Tunisiens auraient tendance à répondre : Ah ! Si vous saviez.

Sans y être préparé, elle s’est retrouvée plongée dans un jeu démocratique qui la dépassait.

Bourdes et cafouillages se sont multipliés.

Les sondeurs étaient incapables de faire un sondage. Ils ont été incapables de détecter des traces d'éxistence du 3 eme parti du pays. Une véritable fracture existait entre l’élite politique et son peuple. Le 23 Octobre, cette élite politique a compris qu’elle n’avait rien compris. Elle a compris qu’elle ne connaissait pas le peuple avec qui elle vivait.

Si tel est le degré d’égarement de l’élite, que dire du peuple ?

Les islamistes en revanche, déjà politisés au départ, ont vu leur élite exilée en Europe tout en maintenant une forte base arrière en Tunisie. Là, en tant que personnes naturellement orientés vers la politique, ils ont pu voir la démocratie à l'œuvre et pu suivre les débats et les campagnes politiques dans les pays qui les ont accueillis. Dans ces pays, ils ont pu s'entrainer et s’exercer sur les immigrés dans des conditions dont ne pouvaient pas bénéficier les partis restés en Tunisie.

Lorsque le coup de départ du début de la campagne électorale a été donné, un camp était prêt, formé, et l’autre pas.

Sur le plan politique, aucune comparaison n’est possible. La différence de niveau est flagrante et nous avons pu le voir pendant la campagne. Le camp des islamistes était très organisé et avait déjà résolu le problème de leadership tandis que l’autre camp était totalement désorganisé.

Il suffit d’ailleurs de voir les deux partis suivants en termes de résultats aux élections. Le CPR est conduit par un ex-exilé et El Aridha par un résident à Londres.

Les partis des exilés ont remporté plus de 70% des sièges.

Deuxième élément. Inutile d’insister longuement sur le rôle de l’argent dans une campagne électorale. Le parti islamiste a bénéficié de sommes énormes venus d’on ne sait où. Il était clairement le plus riche.

Troisième élément. Pendant les 9 mois de transition, le peuple tunisien n’a pas vu de changements significatifs. Economiquement, la situation s'est dégradée et le chômage a augmenté. Politiquement, les mêmes têtes avant le départ de Ben ALI occupaient toujours le devant de la scène des médias, qui, rappelons le, ont reçu leur autorisation d’émettre ou d’imprimer, sous l’époque de BEN ALI.

La justice Tunisienne, après une longue dictature, a épinglé très peu de corrupteurs, de mafieux et de membres de l’ancien régime. Ils ne faut pas oublier qu'en dictature, les pourris demandaient aux flics d'arrêter leurs victimes puis demandaient à la justice de les condamner.

La sensation était nette chez le peuple Tunisien que l’ancien régime était encore là et que seule sa tête a quitté le pays. La sensation était nette que les médias voulaient pousser le peuple à voter ce qu’elles voulaient et qu’ils se croyaient encore capable de le manipuler.

Le CPR, deuxième parti à l’arrivée, était celui qui dénonçait le plus cette situation.

Ainsi, les 70% précédents représentent aussi un refus de tout ce qui était là avant le 14 janvier.

Aucun de ces partis n’avait une existence l égale avant le 14 janvier.

Ils étaient les moins soutenus par les médias.

C’était eux qui incarnaient le plus le changement et les européens savent ce que cela veut dire en politique. Imaginez alors en période de post-révolution.

Quatrième élément. Les islamistes, qui connaissent bien la Tunisie, ont éliminé de leur discours tout ce qui faisait peur au peuple Tunisien. Ils ont axé leur campagne sur la justice, la liberté, la démocratie, la pauvreté tout en ne prononçant jamais le mot charia. Ils ont même dit qu’ils ne l’appliqueraient pas et ont garantit de préserver tous les droits acquis des femmes.

De l’islam, ils n’ont gardé que les valeurs fondamentales. Celles qui sont consensuelles et celles qui représentent une valeur refuge pour la plupart des Tunisiens.

Cinquième élément. Les islamistes ont su mettre en avant leur rôle de victime de l’ancien régime. Une victime torturée, emprisonnée et exilée. Quand un peuple sort d’une dictature, la corde est particulièrement sensible.

Si la démocratie persiste, les islamistes peuvent reculer aux prochaines élections car ils seront jugés sur leurs résultats.

Ceux qui ont votés pour eux sont loin d’être tous acquis à leur cause et le programme des islamistes n’était même pas islamiste.

Voici donc quelques éléments d’explication et en toute sincérité, je suis incapable d'en mesurer la pertinence.

L'enjeu des élections était de choisir une constituante. La constitution et les programmes constitutionnels étaient quasiment absents de la campagne. Les programmes économiques étaient des listes de vœux non chiffrés car personne n'a eu le temps d'étudier les données économiques et d'accéder aux vrais chiffres. Des bourgeois ont voté gauchistes sans même le savoir. Des ivrognes ont voté islamistes. Des gens ont décidé de changer de vote dans la file d'attente. D'autres n'ont pris leur décision que dans l'isoloir. Rares sont les personnes capables de citer plus d'un nom de la liste pour laquelle ils ont voté. Rares sont les personnes capables de citer le nom de plus de deux têtes de listes dans leur circonscription.

En réalité, l’évolution de la situation en Tunisie est toujours imprévisible et nous, tunisiens, avons beaucoup de mal à comprendre où nous en sommes.

Heureusement pour nous, les médias européens ont tout compris dès les premières élections en 50 ans et sont là pour nous l'expliquer.


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