Tunisie : Le gouvernement islamiste cède la compagnie aérienne nationale Tunisair aux syndicats
par Elie Sekri
mardi 13 mars 2012
Ou quand les islamistes jouent la carte du régionalisme, atout maître du Diviser pour Régner
Du passé, les démons de l’appartenance sous-nationale ont ressurgi. Des démons que d’aucuns croyaient enterrés a jamais, et dont le baroud d’honneur aurait été les fameuses émeutes enregistrées un certain 16 juillet 1973 lors d’un match entre l’Etoile du Sahel et l’Esperance de Tunis, qui avait gravé dans le marbre la rivalité séculaire entre sahéliens - région côtière du centre de la Tunisie - , et tunisois. Evènements qui avaient vu Bourguiba prendre la décision incroyable de radier le club premier nommé, avant de revenir sur sa décision sous la pression populaire. Originaire du Sahel, Bourguiba, le premier président déchu* s’était toujours efforcé de mettait une sourdine, difficilement il est vrai, à son penchant pour sa région natale et surtout pour les personnalités du cru, mais s’y efforçait quand même. Le deuxième président déchu Ben Ali, avait fait des efforts considérables pour équilibrer un tant soit peu la distribution régionale de ses affidés et ministres : un gros tiers sahélien de préférence les postes régaliens, un tiers souffreteux du Centre , en général des postes techniques, et un petit tiers rachitique pour les sudistes. Le troisième Président, Marzougui, à déchoir dans moins de douze mois, ne cesse lui , à la fois, de clamer sa lignée tribale des Mrazig, ses modestes origines situés à Douz , un bled dans le bled, de souligner son affection pour les régions déshéritées du Centre et de la nessécité d’y déverser désormais, de manière quasi exclusive tout subside de développement récolté par le pays.
Si Bourguiba et Ben Ali à un degré bien moindre, despote éclairé et dictateur acculé, respectivement, avaient tant bien que mal mis en place une trithérapie afin de combattre la problématique du régionalisme, du patriotisme exacerbé et du tribalisme, dés la révolution du 14 Janvier , le cancer a rattrapé le temps perdu. Le tribun romain Caius Salluste prônait déjà à l’époque que le régionalisme était le ciment de la démocratie : peut-être. Mais c’est aussi sûrement, comme le disait Bourguiba le visionnaire , le béton dont lequel coulerait définitivement le développement d’une nation. C’était pour cela qu’il s’était toujours opposé, suivi en cela par Ben Ali, à la proposition répétée de l’administration de passer au système des plaques minéralogiques à la française. Son argument, 40 ans avant Bouvard, tenait en la boutade de ce dernier : « Les plaques minéralogiques des voitures ne servent qu’à exacerber la xénophobie, le régionalisme et la ségrégation. Point ».
Plusieurs thèses et publications, notamment à Harvard, ont clairement démontré l’imbrication quasi-mécanique de l’économique, du politique et des solidarités d’origine. La Tunisie bien sur n’échappe pas à la règle et les réseaux d’influence y ont toujours joue a plein régime : qu’ils s’adossent a la région natale, sur la filière universitaire suivie, des milieux d’affaires, ils ont constitue depuis l’indépendance de la Tunisie , le combustible du développement régional et du tissu économique. Post-révolution, vient s’y ajouter une fibre schmilblicko-religieuse, qui sera expliqué un peu plus loin. Sahéliens, Sfaxiens ( de Sfax, capitale économique à 300 kms de Tunis) , Bizertins ou KGBistes ( Kef et Jendouba)*, ont toujours constitué des blocs unis dans les milieux professionnels, les administrations centrales, et des forteresses infranchissables dans les milieux politiques . Rien d’autre que des comportements classiques. Aussi orthodoxes d’ailleurs en Afrique que .... chez les tribus « claires » du Nord : le régionalisme est, par exemple, en Europe, une peste avérée, combustible de l’exception corse, du déchirement entre wallons et flamands, du minage en règle de la construction européenne par danois et britanniques, du massacre irlando-irlandais, et du terrorisme basquo-basque a cheval sur une frontière artificiellement tracée.
Au pays du Jasmin , la révolution a fait prendre au régionalisme une autre dimension . Populaire et populiste d’abord. Qui n’a pas entendu à Tunis le slogan- leitmotiv « Je suis de Sidi Bouzid ( ville d’où s’est déclenchée le printemps arabe). C’est grâce a nous, bouzidois, que vous êtes redevenu des hommes libres » ou vu les banderoles, aussi géantes qu’anachroniques, de manifestations monstres exigeant une répartition ministérielle en fonction des gouvernorats d’origine. Remarquez les tunisiens , là aussi ne sont pas pionniers : ils ne font que reproduire ( et traduire certains slogans) de la Lega Nord …. Italienne, le parti fédéraliste.
Dans toutes les grandes villes de Tunisie, hors la capitale toutefois, les sits-in ouvriers, qui sont devenus la première occupation de la population active nationale , sont désormais rythmés par des discours prônant la préférence régionale pour l’emploi, les ressources et même quelquefois le mariage.
Mais voilà qu’à un échelon supérieur, un premier indice révélant que les métastases du régionalisme étaient repartis de plus belle, s’étale sur la manchette d’un quotidien national, à peine quelques semaines après le départ de Ben ali. Faisant écho à la composition du gouvernement transitoire de Caid Essebssi, Assabah, premier quotidien en langue arabe, publie un article incendiaire, incitant impunément à la révolte populaire, et au régionalisme intégriste , brodant sur le thème de l’attribution des maroquins ministériels.
Deuxième indice du basculement de la couche élitiste de la population dans le chaudron de Sheitan, le coming-out de la ville de Sfax, connu pour ses hommes d’affaires aussi fortunés que réservés. Réputés travailleurs et modérés, les sfaxiens ont très fortement contribué à asseoir le tissu économique du pays, le plus souvent en silence, évitant soigneusement de se mêler au jeu politique, échaudés en cela par l’affaire Moalla, ancien ministre écart(el)é pour avoir fait mine de présenter sa candidature aux élections. Or dés la révolution, sur les réseaux sociaux et au travers des réseaux tout court, le sentiment d’appartenance sfaxien déferle avec la puissance d’un barrage qui cède. Dans la foulée, l’homme d’affaires et polytechnicien, Mohamed Fakhfakh, associé à des investisseurs originaires de la même contrée, lance quelques mois après le 14 Janvier, le projet d’une nouvelle compagnie aérienne, officieusement basée sur la préférence régionale, et officiellement créee pour desservir le monde à partir de Sfax. Le nom de la compagnie ? : Syphax, du nom romain de la ville de Sfax. Acclamé dans sa ville grâce à cette aérienne initiative, Frikha, devenu malgré lui le chantre de la ‘sfaxinitude’, annonce début 2012, la mise en place à grands frais de l’Institut Sfaxien des Chefs d’Entreprise, dont la mission avouée consiste en la réalisation d’études et de projets destinés à la préfecture de Sfax. Alors que la Tunisie possède déjà en l’IACE ( Institut Arabe des Chefs d’Entreprise), un fleuron en matière de mise à niveau ou d’études, réservé à tous les chefs d’entreprises du pays et même au-delà . Un chef d’entreprise plaisantin n’a pas résisté a l’envie de tagger une des pancartes pour la transformer de IACE en IACEGSS : Institut Arabe des Chefs d’Entreprises Garanti Sans Sfaxiens. Humour peut-etre mais combien révélateur de la dérive du pays en la matière.
Par contre, il est une très grande entreprise publique dont le personnel a perdu l’envie d’en rire. En très mauvaise posture du fait de la perte du quart de son chiffre d’affaires, et gangrené par la cogestion syndicale, les agents de Tunisair viennent de réaliser que le gouvernement islamique de Hamadi Jebali a signé leur acte de vente, non seulement à la Centrale syndicale historique UGTT , mais beaucoup plus grave à une micro-minorité régionale, celle issue des îles Kerkennah. Onze mille habitants, tous villages confondus, soit un millième de la population de la Tunisie. Mais le grand chelem au niveau des cadres de la compagnie aérienne, trustant les fonctions clés tels que DG des deux principales filiales, directeurs des principales fonctions des achats, de l’inspection générale, des équipages commerciaux, SG du Syndicat, lui-même fils du patron de tous les syndicats. Ainsi que les meilleurs postes à l’étranger de la compagnie, Nice et Vienne, l’un attribué à l’ancienne DG des Ressources Humaines, et l’autre au frère du patron du syndicat des transports.
Or, bien que lourdement sensibilisé à la double question du régionalisme et de la mainmise des syndicats au sein de cette société phare, le gouvernement, après avoir tergiversé un trimestre, avait annoncé des changement drastiques. A la stupeur générale des milieux financiers et politiques, voilà que le ministre non seulement persiste mais signe la nomination à la tête de la compagnie, d’un PDG, d’un DGA et d’une Secrétaire Générale, tous trois originaires de …. Kerkennah . Les observateurs y voient immédiatement le signe d’un renoncement du gouvernement face au schmilblick que constitue la gestion de cette compagnie, et qu’ils attribuent unanimement à un deal politique avec l’UGTT . Sinon comment expliquer cette décision, prise au mépris de tous les signaux d’alerte de régionalisme. Pire, si le PDG, au double lien de parenté avec l’ancien boss de l’UGTT Abdessalem Jerad et le nouveau VP de l’UGTT Abdelkrim Jerad, présente un CV et une réputation tout a fait honnêtes pour aspirer à cette responsabilité, c’est loin d’être le cas ( selon de nombreuses sources concordantes) de la plupart de ses co-villageaois, à commencer par le nouveau DGA, et tous promus, à de rares exceptions prés, sous la pression syndicale.
Reste à comprendre le lien UGTT et Kerkennah. D’excellente réputation , les gens de Kerkennah sont considérés, au même titre que leurs voisins sfaxiens, comme une engeance respectable, honnête, travailleuse, présentant de plus un esprit de solidarité très poussé conjugué à un grand courage. Caractère qui a permis à la Tunisie de voir naitre Farhat Hached, héros de l’indépendance et fondateur de l’UGTT, ainsi que Habib Achour, autre patron charismatique de l’UGTT emprisonné sous Bourguiba . Encore de paisibles pêcheurs au début du siècle dernier, les ’kerkeniens’ véhiculent aujourd’hui l’image d’un lobby syndical plus proche des Teamsters de Jimmy Hoffa que du germanique IG Metall, accusé par la presse nationale et les partis politiques, d’être devenu le saboteur patente de l’économie nationale. Symbole de la toute puissance de l’UGTT, son président Jerad, à peine mis en examen pour recel de terrain et interdit de voyage par un juge d’instruction, une menace à peine voilée de grève générale et de mise du pays à feu et à sang prononcée par son adjoint fait annuler la procédure des le lendemain !!
Et les islamistes dans tout cela ? De tous les thèmes vilipendes et débattus par la hiérarchie du parti Ennahdha, le seul qui soit passé sous silence est cette recrudescence du régionalisme. Des fuites au sein de cadres du parti islamiste parlent même de directives tacites pour laisser faire, et faire le lit du sacro-saint « diviser pour régner ». Avec de retentissants retours de manivelle en perspective. Outre la Compagnie des Phosphates de Gafsa, au centre de la révolte et du bassin minier, où le pouvoir a entériné l’option unique du recrutement et des nominations régionales, d’autres entreprises publiques tombées sous contrôle clanique, cristallisent, cette dérive régionaliste et démontre, si besoin était, la perversion de la politique du gouvernement et la nature de la relation qui le lie désormains au syndicat historique UGTT..
L’affaire Tunisair atterrit même dans les mosquées. Car dans la foulée, érudits et et autres penseurs du dogme islamique, embrayent sur le sujet en alertant , lors du prêche du vendredi, sur le risque de scission des musulmans induit par le régionalisme. Citant le Saint Coran :"… Nous vous avons partagé en peuples et en tribus afin que vous vous connaissiez. Le plus honorable d’entre vous auprès d’Allah, c’est le plus pieux " (sourate : les appartements) et un célèbre Hadith du Prophète Mahomet « Sache qu’un blanc ne peut être mieux qu’un noir si ce n’est par la piété. », certains sociologues fort connus sur la place ont immédiatement appelé le Premier Ministre Hamadi Jebali, souvent perçu comme un homme aussi pieux qu’intelligent, à étouffer la pieuvre du régionalisme avant qu’elle ne se mue en « Piovra ».
Pour beaucoup de journalistes, la Tunisie, si elle ne vivait un drame, prendrait allègrement le chemin de Clochemerle. Devenus avaleurs de couleuvres patentés, les tunisiens ont vu en quelques mois népotisme ( gendre du leader d’Ennahdha Ghanouchi, bombardé ministre des affaires étrangères), copinage ( le plus souvent de cellule, la moitié des ministres, à commencer par le premier d’entre eux , ont croupi plus d’une dizaine d’années ensemble dans le goulag de Ben Ali ), et compagnonnage devenir les critères uniques d’attribution des postes politiques ou de haut fonctionnariat.
C’est ainsi que prés d’un demi siècle après que Bourguiba eut annoncé dans son fameux discours de l’Indépendance, que le régionalisme sera éradiqué par la force, la Tunisie se retrouve aujourd’hui plus que jamais, tout comme sa compagnie aérienne nationale, au bord du gouffre. « Aujourd’hui elle vient de faire un grand pas en avant ! » annonçait fièrement le Ministre des transports en présentant les nouvelles nominations au sein de Tunisair !!!