Turquie, le défi de l’identité collective

par Marjane Daria
mercredi 16 mai 2007

Le mandat de Jacques Chirac a pris fin ce mercredi 16 mai, mais celui de son homologue turc Ahmed Necdet Sezer - devant initialement s’achever le même jour - se prolongera plusieurs semaines encore. Le processus qui devait aboutir à l’élection par le Parlement turc du nouveau chef de l’Etat s’est en effet bloqué suite au boycott du vote par l’opposition parlementaire au parti AKP, le parti au gouvernement issu de la mouvance islamiste. Après plusieurs semaines de tensions marquées par d’énormes manifestations populaires au nom de la défense de la laïcité, Abdullah Gül, candidat officiel de l’AKP, a finalement annoncé le 6 mai le retrait officiel de sa candidature. Des élections législatives anticipées, qui devraient permettre de sortir de cette crise inédite, sont annoncées pour le 22 juillet prochain. Alors que les négociations pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne sont en cours depuis octobre 2005, les regards vont se braquer sur le pays pour observer avec intérêt l’évolution de la situation.

Les grandes manifestations populaires d’avril / mai 2007.

Après Ankara le 14 avril, Istanbul le 29 avril, c’est d’Izmir que sont parvenues dimanche des images de manifestations populaires sans précédent pour la défense de la laïcité dans le pays. Plus d’un million de personnes selon la police et presque autant de drapeaux aux couleurs de la Turquie, croissant et étoile blancs sur fond rouge. Les observateurs ont fait état de la présence de nombreux jeunes, mais également de nombreuses femmes dans la foule, brandissant des portraits de Mustafa Kemal Atatürk (fondateur et premier président de la République turque). Tous affichaient leurs craintes de voir remis en cause leur mode de vie actuel et les acquis du kémalisme (rappelons que les femmes turques ont acquis le droit de vote en 1934, soit dix années plus tôt que les femmes françaises).

Les manifestants expriment donc la défiance d’une partie de la société civile vis-à-vis des intentions du gouvernement islamique modéré - ou « modéré » comme certains le qualifient - dont les membres sont issus de l’AKP Adalet ve Kalkinma Partisi (Parti de la Justice et du Développement).
Ils redoutent que l’attachement déclaré de ses dirigeants aux valeurs de la république ne relève plus du discours formel que de la conviction profonde. L’actuel Premier ministre, Tayyip Erdogan a connu la prison en 1999 pour avoir déclamé publiquement un poème islamique, dans ce qui fut considéré comme une atteinte délibérée au dogme kémaliste de la laïcité. De même, on se souvient de la tentative de ce gouvernement de pénaliser l’adultère, avant de reculer devant les pressions européennes. Enfin, il faut sans doute supposer que le fait que les épouses respectives de Tayyip Erdogan et Abdullah Gül portent le voile islamique constitue un symbole qui n’est pas passé inaperçu au sein de la population.

Le camp laïque s’inquiète donc de voir l’AKP, qui dispose déjà de près des deux tiers des voix au Parlement et du soutien des maires de nombreuses grandes villes, risquer de s’emparer de la présidence de la République et se trouver ainsi dans une hégémonie lui permettant d’appliquer une politique revenant sur l’un des principes fondateurs de la République turque, la laïcité. Les pouvoirs du président sont limités (veto et pouvoirs de nomination essentiellement) mais font de lui le chef suprême des armées ; ce qui n’est pas indifférent si l’on garde à l’esprit que l’armée se considère comme le garant de la laïcité et qu’elle a prouvé à plusieurs reprises depuis 1960 qu’elle ne prenait pas ce rôle à la légère. Elle a pris le pouvoir par trois fois avant de le rendre aux civils, et a mené ce que l’on a qualifié de « coup d’Etat postmoderne » en orchestrant la mobilisation de la société civile en 1997 et en adressant au Premier ministre de l’époque, Necmettin Erbakan, un ultimatum suivi de peu par la démission de ce dernier. La présidence de la République revêt de plus une signification symbolique importante liée au souvenir vénéré d’Atatürk, premier président et fondateur de la République turque.

Pour autant, s’en tenir là dans l’analyse de la situation - laïques démocrates contre islamistes qui le seraient moins - serait faire abstraction d’une réalité autrement plus complexe, pour des raisons qui viennent pour une large part de l’histoire de la République turque.


Bref rappel historique sur les origines de la laïcité en Turquie.

L’étymologie du mot « laïcité » nous renvoie au « laikos  » grec, autrement dit au « peuple », par opposition à « clericos  », « celui qui détient un pouvoir religieux ». La laïcité recouvre donc un régime politique dans lequel les religions sont sans pouvoir politique tandis que l’Etat laisse les Eglises s’organiser librement au sein de la société civile sans intervenir dans le fait religieux. Voilà pour la théorie.

Dans la pratique, la laïcité turque n’est pas, et n’a jamais été, une laïcité de séparation, ne serait-ce que parce que l’Etat exerce encore aujourd’hui un contrôle important sur l’Islam officiel (imams et muezzins sont par exemple nommés et destitués par le Premier ministre).
Dès 1924, Mustafa Kemal en a fait le principe fondateur de la nouvelle Turquie. C’est une laïcité de combat, imposée manu militari par la révolution culturelle kémaliste à une société qui, même si elle avait connu la coexistence de la loi islamique (charia) et de la législation impériale, n’était pas pour autant préparée à endosser cette nouvelle identité qu’on lui a imposée, ethnique et turque, en remplacement de l’ancienne, essentiellement musulmane.

La population s’est adaptée aux réformes nombreuses imposées dans les années 1930 (réforme des usages vestimentaires, de l’alphabet, obligation de prier en turc, adoption d’un calendrier chrétien instaurant le dimanche comme jour de repos hebdomadaire...). Le traumatisme a été accepté, mais il a laissé des traces.
En adoptant les valeurs des vainqueurs de la Première Guerre mondiale, cette république, née des décombres de l’Empire ottoman, a permis d’échapper à la colonisation par les puissances européennes et Mustafa Kemal a réussi à imposer son pays comme un interlocuteur incontournable dans la région.

La mise en place d’une démocratie parlementaire pluraliste n’est intervenue qu’en 1946, permettant l’arrivée au pouvoir en 1950 du parti démocrate et induisant ainsi pour la première fois la représentation politique des forces religieuses, mais aussi des populations des campagnes et des petites villes, opposées à la modernisation autoritaire et à la laïcisation de force imposée par le pouvoir kémaliste. De ce succès électoral ont résulté certains assouplissements (rétablissement de l’appel à la prière, de l’enseignement coranique en arabe, de certains usages vestimentaires traditionnels...), soit une laïcité moins stricte, sans doute plus en phase avec les réalités de la société turque.

La République turque a donc été fondée au départ en brisant par la force la pression sociale de la religion. Cela a créé de fait une relation difficile entre kémalisme et démocratie, dont témoignent encore aujourd’hui le culte de la personnalité posthume voué à Mustafa Kemal et le fameux « Serment » que continuent d’apprendre par cœur et de réciter tous les écoliers du pays. Il faut bien constater que chaque pas en avant vers une démocratie représentative plus effective en Turquie s’est toujours traduit par un certain retour de la tradition religieuse.

Et maintenant

Les prochaines élections comme issue à la crise institutionnelle que traverse la Turquie constitueront donc ce que certains qualifient de « moment de vérité » pour le processus de démocratisation de ce pays.
Avec une société civile morcelée en composantes très diverses, mais composée à 99% de musulmans, la République turque ne pourra pas faire l’économie d’une réconciliation nationale sur le sens à donner à l’identité musulmane du pays.

En cela, les dirigeants de l’AKP, anciens islamistes devenus pro-européens revendiqués, ont sans doute un rôle essentiel à jouer.

Car même si les élites et les classes moyennes citadines de culture laïque et de plus en plus européanisée se méfient d’eux -et ils viennent d’en faire la démonstration éclatante- craignant la réislamisation de la société, il faut tout de même reconnaître au gouvernement sortant un bilan économiquement positif, avec des taux de croissance du PIB de 9, 7,4 et 6% ces trois dernières années. Il ne faut pas non plus oublier qu’en novembre 2002, alors qu’une grave crise financière secouait le pays et que le gouvernement en place était totalement discrédité suite aux scandales nés de la corruption de ses membres, c’est par une très nette victoire aux législatives que l’AKP est arrivé au pouvoir (34% des voix et quasiment les 2/3 des sièges au Parlement du fait de l’éclatement des autres partis). Et le gouvernement qui en est résulté a fait plus que nombre de ses prédécesseurs pour mettre en place les transformations qui ont permis l’ouverture des négociations d’adhésion à l’UE. Ils ont notamment travaillé en étroite collaboration avec les experts du FMI sur les réformes économiques du pays. Et ils ont donné à une population rurale ou d’origine rurale, attachée à un islam populaire et/ou réformiste, le sentiment d’être enfin entendue. Une catégorie de la population d’autant plus reconnaissante que les programmes de soutien financés par les islamistes ont amélioré le quotidien de nombre de personnes.

Il est donc probable que les prochaines élections législatives se traduiront par un nouveau succès pour l’AKP et c’est sans doute dans cette optique qu’il faut comprendre la proposition de réforme institutionnelle visant à permettre l’élection du président de la République au suffrage universel direct. L’opposition, elle, se caractérise toujours par son morcellement. L’universitaire Ahmed Insel, cité par Marc Semo dans un article pour Libération, expliquait récemment qu’il voyait dans les grandes manifestations qui viennent de se dérouler dans le pays la résurgence d’une société civile de gauche, « mais sans leader crédible, sans projet, et otage de partis ossifiés ». Ces manifestations, par les slogans scandés (« ni la charia, ni le coup d’Etat ») sont aussi le signe qu’une page se tourne en Turquie concernant le rôle de l’armée, qui pour la première fois ne jouera a priori pas le rôle majeur dans la protection de la laïcité. Un rôle de toute manière incompatible avec les critères de l’adhésion à l’UE.

Adhésion à l’UE, nationalisme, laïcité, identité collective, place de la religion, poursuite du processus de démocratisation, la Turquie d’aujourd’hui se trouve donc bel et bien à la croisée des chemins.


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