Ukraine : Histoire d’une guerre (3)

par Michel Segal
mardi 15 juillet 2014

LA PRESENCE RUSSE - 8 juillet 2014

La question de savoir s’il y a des militaires Russes envoyés par le Kremlin dans le Donbass, ou si de l’armement parvient directement dans les mains des insurgés ukrainiens par la volonté des autorités russes, est une question fondamentale. Il est difficile de comprendre pourquoi cette question n’est pas étudiée avec précision et ne fait pas l’objet de recherches approfondies par le biais d’enquêteurs internationaux sur place jusqu’à l’obtention d’une conclusion argumentée et convaincante.

Les affirmations des Etats-Unis et de la Russie sur ce thème ne sont évidemment d’aucun secours pour la recherche de la vérité. Les deux parties ont la même raison de maintenir leur position avec fermeté : la responsabilité du conflit et les sanctions appliquées à ce titre. Si aucune force spéciale ou agents ne sont envoyés sur le terrain par Moscou, alors les sanctions sont injustifiées et indéfendables. Mais s’ils sont effectivement sur le terrain avec les rebelles, alors la Russie porte une grave responsabilité dans les désordres qui résultent de la résistance ainsi que dans la déstabilisation du pays, et les sanctions sont très insuffisantes. Il ne peut y avoir de moyenne mesure, sauf à condamner un accusé à dix ans de réclusion pour un crime qui en vaut vingt parce que l’on n’est pas sûr de sa culpabilité.

On remarque que les Etats-Unis alternent entre les accusations d’une présence directe et d’une direction en sous-main[1] pendant que la France et l’Allemagne évoquent plutôt un potentiel d’influence[2] du Kremlin face aux insurgés.

 

Quels Russes ?

Tout d’abord, il importe de faire une solide distinction entre simples citoyens russes se joignant aux combats à titre personnel par conviction ou pour aider des proches d’une part, et des agents envoyés par le gouvernement russe d’autre part.

La présence des premiers est indiscutable et ne donne d’ailleurs lieu à aucune contradiction. Il y a bien des citoyens russes[3] partis en Ukraine pour se battre aux côtés des insurgés comme ont pu le vérifier tous les observateurs (ONU, OSCE, journalistes, témoins,…). C’est un fait admis par l’ensemble des parties, quoique la question de leur nombre reste floue. On trouve d’ailleurs facilement des appels à rejoindre les combattants du Donbass (avec les contacts nécessaires) sur des sites russes, comme par exemple sur la page d’Edouard Limonov[4], co-président du parti « Autre Russie » avec Garry Kasparov. Ces deux personnalités sont peut-être les adversaires les plus résolus de Poutine[5] et on ne peut raisonnablement pas les soupçonner d’agir sur son ordre. Les populations du Donbass sont très majoritairement russes[6] et leurs frères habitant en Russie n’ont pas une grande distance à parcourir pour venir les soutenir. Ce mouvement est assez naturel en regard du fort sentiment de fraternité chez les peuples slaves[7]. Tout porte donc à penser qu’il s’agit bien d’un mouvement de solidarité que l’on peut comparer, à une autre échelle (et selon ses convictions), aux brigades internationales de la guerre civile espagnole en 1936, ou encore aux islamistes Français ou Britanniques partant se battre en Syrie aujourd’hui.

Sur la présence d’agents envoyés par le Kremlin, il est inutile de s’attarder sur des déclarations péremptoires sans aucun fondement dont les hommes politiques et les journalistes ne sont pas exempts[8]. Il faut plutôt chercher des éléments concrets, des preuves objectives, des témoignages fiables. Enfin, et c’est peut-être le plus important, s’interroger sur les motifs, les intérêts et les objectifs des acteurs, tenter de comprendre leur logique et vérifier la vraisemblance de faits supposés par la recherche d’une cohérence. 

 

Des éléments

Pour l’instant, les seules preuves présentées par les Etats-Unis sont des photographies[9] destinées à attester la présence de militaires russes par la ressemblance entre certains soldats sur différents théâtres militaires. Les photos étant peu convaincantes et ayant facilement pu être truquées, les « preuves » ont eu exactement l’effet inverse de celui attendu puisque leur pauvreté, voire leur sérieux, ont largement entamé le bien-fondé de la thèse des Etats-Unis qui n’ont d’ailleurs pas insisté sur leur diffusion. En effet, hors le peu de crédit donné par la presse à ces éléments, The Guardian[10] y consacre un article remarquant d’abord que les américains s’exposent au ridicule, et leur conseillant ensuite la prudence en rappelant les fameuses preuves de Colin Powell sur les armes de destruction massives de Saddam Hussein.

Il y a également eu sur le sujet deux enquêtes de presse intéressantes. La première a été réalisée par le New York Times quand deux enquêteurs du journal sont allés vivre dix jours avec les combattants du Donbass avec l’objectif d’enquêter sur cette présence. Ce témoignage est important à deux titres : d’abord parce que ce journal ne peut pas être soupçonné de complaisance envers Poutine (bien au contraire), et parce que sa réputation et la qualité du travail de leurs enquêteurs ne peuvent pas être mises en doute.

 

Voici quelques éléments du reportage[11] :

Les combattants sont des citoyens ordinaires de l’est de l’Ukraine ayant des liens profonds avec la Russie, de la famille de l’autre côté de la frontière. Il y a des vétérans de l’armée russe, ou soviétique, ou ukrainienne. Ils partagent une forte défiance du gouvernement de Kiev et des puissances étrangères qui les soutiennent, mais ne sont pas d’accord sur l’objectif final de leur combat : une fédéralisation du pays ou un rattachement à la Russie. « Nous n’avons pas de Moscovites ici, j’ai suffisamment d’expérience » dit l’un d’eux. Ils sont organisés, disciplinés et ne boivent pas d’alcool. « Pourquoi l’ouest a soutenu les prises de bâtiments administratifs de Kiev et pas les nôtres ? Il y a là des contradictions ». « Les menaces contre nous sont apparues quand le parlement a supprimé notre langue officielle. Ca a finalement été rejeté mais c’était trop tard ». Ils secouent la tête à l’idée qu’ils seraient payés par la Russie : « Ce n’est pas un travail, c’est un service ». « Si les services russes nous avaient aidé, nous n’aurions pas ce vieil armement » dont des fusils de chasse. Leurs armes ont été prises à la police, à l’armée ou encore achetées à des militaires corrompus de l’armée ukrainienne. (Le journaliste indique qu’il ne lui a pas été possible de vérifier). Les habitants les nourrissent et la police ne leur crée pas de problèmes. Ils discutent de l’emplacement d’une frontière si leur indépendance était reconnue. L’article finit par les mots d’un combattant : « Le gouvernement doit autoriser un référendum. Ce sera un référendum ou un océan de sang et de cadavres. Il n’y a pas de troisième voie ».

 

La deuxième enquête a été réalisée par le Sunday Times pour lequel un reporter est parti cette fois trois semaines dans les mêmes conditions et pour les mêmes raisons. Pour donner ses résultats, il a été invité à une émission de la télé ukrainienne dont le plateau comprenait des officiels venant réaffirmer la présence des services russes[12]. Il faut regarder cette scène en sachant qu’elle est en direct. L’animateur semble un peu mal à l’aise, il attend du journaliste les propos pour lesquels il a été invité, mais le reporter de guerre est honnête, dit ce qu’il a vu des combattants et n’en donne pas la description attendue (Regarder l’émission)[13].

Sur les armements, on peut faire quelques remarques. La première est que l’armement léger circule facilement dans cette région du monde et il n’est pas rare de voir de simples citoyens posséder un fusil d’assaut. Sur l’armement lourd, outre les prises de guerre et les achats à des militaires corrompus, aucune information ne permet de savoir si les rebelles en possèdent en quantité suffisante pour que la question soit significative. Enfin, il serait absurde de supposer que les marchands d’armes auraient plus de difficultés à rencontrer les rebelles du Donbass que n’importe quel autre groupe de combat dans le monde[14]

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Mais une éventuelle participation active des Russes n’implique pas leur présence sur le terrain et s’ils n’y sont pas, on peut imaginer qu’ils disposent d’autres moyens pour mener une action déterminante dans le Donbass. Là, en revanche, il ne faut pas s’attendre à trouver des preuves formelles, sauf le cas d’une trahison bien peu probable. La question de la présence russe n’est donc pas tout à fait résolue mais il reste l’essentiel : s’interroger sur les éventuels motifs et vérifier leur cohérence avec un objectif crédible.

Si l’on suppose qu’il y a effectivement un soutien significatif et volontaire de la Russie envers les rebelles, alors il faut se demander quels sont ses profits à manœuvrer pour déstabiliser le pays, ou même seulement à espérer le chaos. Et si l’on suppose que c’est faux, alors il faut se demander quels sont ceux de Washington et de Kiev à les en accuser avec insistance. S’interroger sur les bénéfices de chacun de ces trois acteurs est certainement la méthode la plus efficace pour comprendre la situation. 

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Mais dans l’immédiat, tous les regards se tournent vers Donetsk où se sont regroupés les rebelles qui ont dû quitter Slaviansk et Kramatorsk il y a quelques jours. Il est probable que la population de la ville joue un rôle décisif dans la suite des évènements.



[1] Par exemple : « La Russie a fait l’erreur de se poser en défenseur des droits et en justicier des plus vulnérables, l’armée russe et ses hommes figurant en organisation d’aide humanitaire. Mais cette opération de secours de la Russie déploie des soldats, et non des médecins. Elle manoeuvre des véhicules blindés de transport de troupes, et non des tentes de secours. Elle fournit des missiles sol-air, et non pas des plats préparés. » S.Power lors de la séance à l’ONU du 24/06/14 ou encore ce titre dans The economist le 5 juillet : « Dans les faits, la Russie a déjà envahi l’est de l’Ukraine. » : http://www.economist.com/news/europe/21606290-russia-has-effect-already-invaded-eastern-ukraine-question-how-west-will

[2] http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2014/07/03/97001-20140703FILWWW00160-ukraine-merkel-et-hollande-demandent-a-poutine-d-intervenir.php

[3] Notamment des cosaques dont les bases géographiques sont très proches, et peut-être aussi des Tchétchènes, ce n’est pas très important.

[4] http://limonov-eduard.livejournal.com/486152.html traduit ici : http://allainjules.com/2014/05/30/appel-de-la-russie-le-parti-lautre-russie-exhorte-les-russes-a-aider-le-donbass/

[5]Limonov : http://www.lecourrierderussie.com/2013/05/limonov-poutine-officier/

Kasparov : http://www.lemonde.fr/sport/article/2014/02/08/les-jeux-potemkine-de-poutine_4362722_3242.html

[6] Il y a une majorité de gens d’origine russe mais pas répartie de façon homogène. Par exemple, Donetsk, ville dont l’actualité va sans doute bientôt beaucoup parler, comporte moitié de Russes et moitié d’Ukrainiens. http://fr.wikipedia.org/wiki/Donetsk#Composition_ethnique

[7] On pourrait disserter longtemps sur les motivations mais ce qui revient souvent dans les témoignages contre Kiev est le sentiment d’injustice, d’illégalité et d’ingérence étrangère.

[8] Deux exemples consternants, le premier aux informations de FR3 : http://www.youtube.com/watch?v=3DsGgvz5DUk (sans compter que pour illustrer son discours surréaliste sur les « agents russes », le journaliste envoie des images de militants pro-Kiev) et le deuxième dans les déclarations et le ton de B.Kouchner et d’E.Guigou : http://www.youtube.com/watch?v=GfCMBFhztDw

[9] http://www.nbcnews.com/storyline/ukraine-crisis/ukrainian-evidence-russian-involvement-east-n86076

[10] http://www.theguardian.com/world/2014/apr/22/-sp-does-us-evidence-prove-russian-special-forces-are-in-eastern-ukraine

[11] http://www.nytimes.com/2014/05/04/world/europe/behind-the-masks-in-ukraine-many-faces-of-rebellion.html

[12] La thèse de l’intervention des services russes est bien sûr défendue avec beaucoup de vigueur par le gouvernement ukrainien et fait l’objet auprès de sa population d’une communication insistante du même type que celle relevée dans la note 7 sur FR3. A noter que les photos « preuves » avaient été transmises aux USA par les Ukrainiens. L’objectif du gouvernement est sans doute de désigner un envahisseur, d’obtenir un soutien populaire dans ses combats contre le Donbass et de légitimer sa position.

[13] Regarder cette vidéo en essayant d’ignorer les commentaires de celui qui l’a postée… http://www.youtube.com/watch?v=sUjBZhF9L64

[14] Le maire d’une commune arrêté alors qu’il achetait différents types d’armement : http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/07/02/poursuite-des-combats-dans-l-est-ukrainien_4449278_3214.html

 


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