Ukraine : Histoire d’une guerre (4)
par Michel Segal
vendredi 18 juillet 2014
LA DIPLOMATIE - 10 juillet 2014
Une mission européenne
C’est le 20 février 2014 que la diplomatie fait son entrée dans la crise ukrainienne. L’Ukraine n’est pas encore en guerre et ne vit pour l’instant que des émeutes mais depuis novembre 2013, les évènements et la contestation n’ont fait que prendre de l’ampleur, la place du Maidan est occupée ainsi que des bâtiments administratifs. Les affrontements sont de plus en plus violents. Et depuis les derniers jours, on commence à compter les morts, du côté émeutiers comme du côté des forces de police, bientôt par dizaines.
C’est ainsi qu’une mission de médiation européenne arrive à Kiev le 20 février. Elle est composée des ministres des affaires étrangères de trois pays : France, Allemagne et Pologne[1]. Leur objectif est de prendre contact avec les porte-parole des émeutiers, s’assurer de ce qu’ils veulent, voir ce qu’il est possible d’obtenir du président Ianoukovitch alors en place à ce moment, discuter, obtenir des concessions de part et d’autre, les faire se rencontrer, parler, trouver un terrain d’entente et signer des accords.
Une difficulté dans ce type de situation peut être de trouver des interlocuteurs valables, c’est-à-dire validés du côté des manifestants, et acceptés du côté gouvernement. Il faut des gens crédibles face aux deux parties, faisant preuve à la fois de suffisamment d’opposition pour représenter les manifestants face au pouvoir, et d’ouverture pour négocier avec celui-ci. Mais depuis les premiers jours des manifestations[2] qui dureront quatre mois, ces interlocuteurs existent sans ambiguité : Iatseniouk, Tiagnibok et Klitchko[3].
Remarque : ce dernier point mérite d’être relevé car il est un indice que les manifestations ne sont sans doute pas apparues spontanément, notamment parce que le leader des contestataires, Iatseniouk, est tout sauf un émeutier : ancien directeur de banque et ancien ministre, il n’a ni la carrure ni le charisme pour monter sur une barricade. Il est donc tout à fait légitime de se demander pour quelles raisons il est depuis le premier jour reconnu comme le leader du mouvement.
Le 20 février, la mission mène vingt heures de négociations difficiles dans une atmosphère insurrectionnelle[4]. Elle obtient finalement un accord avec les deux parties : un gouvernement d’unité nationale, le retour à la constitution de 2004 et des élections présidentielles et parlementaires avant septembre. Ianoukovitch demande qu’un envoyé de la Russie soit présent en tant que témoin. Les accords sont signés le 21 février. Mais dans le même temps, on apprend qu’il y a eu des tirs en plein Kiev qui ont fait plus de 70 morts, peut-être 80, (et selon les sources, entre 100 et 300 blessés). La nouvelle se répand immédiatement, la rue exige le départ immédiat du président, les accords sont déchirés et Ianoukovitch, craignant pour sa vie, s’enfuit le lendemain.
Il y a deux aspects intéressants dans cet épisode, dont le premier est le passage à l’action de l’Europe dans la crise, passage à l’action de l’Europe face… à l’Union Européenne. L’Union Européenne s’est dotée d’une ministre des affaires étrangères dont on perçoit de toute évidence que son action est à l’image de son réel pouvoir : inexistant. C’est un fait dû à des raisons structurelles, puisqu’elle ne peut agir et parler qu’au nom de vingt-huit pays dans des délais hors du temps diplomatique (et avec un pouvoir limité), auxquelles s’ajoutent son inexpérience personnelle et le peu de crédit dont elle dispose. En revanche, trois ministres européens peuvent agir vite et efficacement. Car c’est le 19 février que le ministre allemand appelle son homologue français pour lui soumettre le projet, et c’est le lendemain qu’ils négocient à Kiev. On peut donc très bien ici parler « d’opposition » entre l’Union Européenne et ses pays membres. Le deuxième aspect est assez troublant puisqu’il est malheureusement probable que cette action diplomatique en faveur de la paix n’ait fait qu’accélérer l’arrivée de la guerre. En effet, on n’a pas encore expliqué pourquoi, soudain, alors que des rencontres avaient lieu pour satisfaire les deux parties, des snipers organisés ont décidé de tuer froidement 80 personnes en tirant sur les manifestants et sur les policiers. Il est à craindre que cette action n’ait été menée que dans le but de s’assurer que des accords qui avaient une chance d’aboutir ne soient pas appliqués à cause des désordres qui en suivraient. La diplomatie ne peut malheureusement rien contre une volonté de guerre.
La diplomatie est aussi l’art d’agir ou de parler avant les autres, et il y a fort à parier que les trois ministres se sont bien gardés d’inviter ou même d’avertir la diplomatie américaine[5]. Du point de vue du résultat, on peut considérer cette mission comme un échec total, car on est passé de la signature d’un accord le 21 février à une situation hors de contrôle le lendemain avec un président contraint à la fuite et une guerre civile prête à démarrer quelques jours plus tard. Mais du point de vue de la méthode et de l’action, elle est une réussite si l’on considère que les trois pays concernés à divers titres par la crise ont su agir vite et faire négocier ensemble des adversaires résolus. Et ne pas passer par Bruxelles ni Washington était peut-être un choix déterminant pour parvenir à des accords d’une part, et se diriger vers la paix d’autre part.
Le mois de mars sera celui de la Crimée. Dès la fin février, des mouvements de troupes russes près de la frontière ukrainienne, des déploiements de soldats russes en Crimée dont on ne parvient pas à savoir avec certitude s’ils sont dans le cadre de l’accord des bases navales russes ou non, les hommes en armes sans uniformes, des militaires qui changent de camp, des bases militaires qui changent de main, la déclaration d’indépendance proclamée par le parlement de Crimée, un référendum et enfin le 18 mars, la Russie intègre officiellement la Crimée à la Fédération (selon les sources, on parlera d’invasion, d’annexion, de rattachement ou de retour). Durant tout ce temps, les annonces des gouvernements allemands, français, américains, européens tombent tous les jours et la Russie est finalement exclue du G8. Mais si la communication est à son comble, rien n’est engagé au plan diplomatique.
Grandeur et communication
Le mois d’avril est celui des sanctions contre la Russie et de la seconde rencontre diplomatique en vue de la paix. C’est l’accord de Genève, nom déjà évocateur d’une leçon d’histoire, qui marque l’arrivée officielle des Etats-Unis, qui ont organisé la rencontre, accompagnés de l’Union Européenne auxquels se joindront la Russie et l’Ukraine pour signer un accord le 17 avril. L’accord comprend entre autres le désarmement des bandes armées par Kiev, la libération des bâtiments pris par les insurgés et le lancement d’un dialogue national devant aboutir à une révision constitutionnelle[6]. Juste après la signature, alors qu’il a organisé la rencontre, Obama déclare être prudent, se montrer sceptique et ne pas avoir de certitudes sur l’espoir de paix mais prévient : « Si nous ne voyons pas de progrès, nous serons dans l’obligation d’appliquer des sanctions »[7]. Deux mois plus tôt, Iatseniouk était hors-la-loi et la mission diplomatique presque rapide et directe le faisait négocier avec son adversaire au pouvoir en 24 heures. Aujourd’hui, il est le représentant du pouvoir mais la réunion diplomatique longuement discutée lui fait signer un accord sans consulter ses adversaires. C’est un peu comme si la mission du 20 février à Kiev n’avait voulu rencontrer que le président, mais pas les opposants. Un des chefs rebelles déclarera après la signature : « Lavrov et Kerry veulent décider mais qui sont-ils pour nous ? Nous ne quitterons pas les bâtiments occupés. Nous n’avons aucune confiance en Kiev[8] ». Quatre jours plus tard, Sergueï Lavrov fait remarquer que Kiev enfreint grossièrement l’accord de Genève en ne respectant pas ses termes, et même en prenant des décisions à l’encontre de ce qui était prévu[9]. Et quelques jours plus tard, Obama annonce des sanctions pour non respect de l’accord de Genève, signé avec l’UE, ce qui permet d’inclure d’office l’UE dans l’application de sanctions[10].
Prudence et pragmatisme
Le 7 mai, Didier Burkhalter, le président de l’OSCE est à Moscou et met au point une feuille de route avec Vladimir Poutine. C’est en fait un vrai coup de théâtre car la réunion surprend tous les observateurs, à peine trois semaines après l’accord de Genève ultra médiatisé. Sans lourde machine, sans communication, sans les Etats-Unis, sans l’Union Européenne, la rencontre se veut simple et efficace. Burkhalter déclare : « Ce n'est pas une conférence de suivi de Genève 2. Là, on est dans une approche plus pragmatique, un peu plus “à la suisse”. On propose un plan avec des points sur lesquels on est d'accord pour avancer[11]. » lit-on dans Le Figaro qui ajoute que la bourse de Moscou a pris 5% à l’annonce de cette rencontre, « un signe qui ne trompe pas ». La feuille de route est la suivante : cessez-le-feu, retrait des troupes, désarmement de tous les groupes armés illégaux, ouverture d’un dialogue pour la réconciliation nationale, organisation de nouvelles élections[12]. Le plan de Burkhalter est soutenu par les vingt-huit de l’UE mais Iatseniouk accueille très mal cette rencontre. Il choisit un déplacement à Bruxelles pour déclarer en réponse quelques jours plus tard : « La Russie cherche une troisième guerre mondiale »[13]. Le ton de la rencontre affiche une volonté de progrès[14] mais quand le président russe s’engage à éloigner ses troupes de la frontière, ou demande aux insurgés de remettre leur referendum prévu le 11 mai, Iatseniouk répond en l’accusant de « vendre du vent »[15]. Les Etats-Unis montrent également de l’hostilité à cette démarche vers la paix, mettent en doute le retrait des troupes avant même qu’il n’ait commencé, continuent de rendre la Russie responsable en « l’exhortant à une désescalade », et promettent à nouveau des sanctions. Pendant ce temps, Iatseniouk refuse toujours de rencontrer les rebelles.
Le mois de juin sera celui des combats, puis d’un plan de paix rédigé par Porochenko sans contact avec ses opposants. Ce plan commence par un cessez-le-feu débutant une semaine avant les accords à signer avec l’U.E. Le lendemain de sa signature, le 28 juin, l’U.E. lance un ultimatum de 72 heures à la Russie l’enjoignant de suivre le plan de Porochenko et de montrer des « signes de désescalade », la menaçant de nouvelles sanctions[16]. Cela permet à Porochenko de mettre fin au cessez-le-feu le 1er juillet en en rejetant la responsabilité sur la Russie. Il reprend les combats, notamment les bombardements sur des populations villageoises près de Lougansk.
Groupe de contact
Le 2 juillet, évitant soigneusement les Etats-Unis et l’Union Européenne, Russie, Ukraine, France et Allemagne se rencontrent à nouveau et décident de réunir un groupe de contact avec les insurgés au plus tard le 5 juillet. L’un d’eux (Denis Puchiline) fait d’ailleurs remarquer que la rencontre ne peut pas se tenir à Berlin parce qu’il est visé par les sanctions de l’UE et qu’il n’est pas autorisé à se rendre en Europe[17]. Le 4 juillet, Porochenko propose à Merkel que le groupe se réunisse le lendemain et déclare attendre la réponse des rebelles[18]. Dans le même temps, il intensifie les combats. L’armée reprend notamment ainsi le contrôle de Slaviansk et Kramatorsk. Les insurgés se regroupent à Donetsk.
Note : ce qui est troublant autant qu’édifiant dans cette suite de rencontres est les alliances qui se dessinent, la différence de position entre l’Union Européenne et ses pays membres (comme si celle-ci pouvait se prévaloir d’une existence hors de ses membres), et les volontés diverses des acteurs de se diriger vers la paix.
[1] Nommé triangle de Weimar par des observateurs mais aussi par le site du M.A.E.
[2] http://www.lefigaro.fr/international/2013/11/21/01003-20131121ARTFIG00648-l-ukraine-inflige-un-camouflet-a-l-union-europeenne.php
[3] http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/12/02/les-visages-de-la-contestation-en-ukraine_3524061_3214.html
[4] http://www.lemonde.fr/international/article/2014/02/26/le-jour-ou-l-europe-est-passee-a-l-action_4373434_3210.html
[5] Cela dit, les récentes mises à jour d’espionnage US chez les Allemands peuvent laisser croire que les américains étaient avertis de cette mission au moment où elle se décidait.
[6] http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/04/18/ukraine-pourquoi-l-accord-de-geneve-sera-difficile-a-mettre-en-uvre_4403767_3214.html
[7] http://tempsreel.nouvelobs.com/ukraine-la-revolte/20140418.OBS4373/ukraine-accord-surprise-a-geneve-obama-sceptique.html
[9] http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/04/21/pour-lavrov-kiev-enfreint-grossierement-l-accord-de-geneve_4404725_3214.html
[10] http://www.theguardian.com/world/2014/apr/28/obama-announces-new-sanctions-russia-ukraine-crisis
[11] http://www.lefigaro.fr/international/2014/05/07/01003-20140507ARTFIG00405-ukraine-poutine-calme-ses-proteges.php
[13] http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/05/13/a-bruxelles-le-premier-ministre-ukrainien-ne-desarme-pas-face-aux-menaces-russes_4416210_3214.html
[14] www.liberation.fr/monde/2014/05/07/poutine-demande-un-report-du-referendum-du-11-mai-en-ukraine_1012509
[15] http://www.romandie.com/news/Ukrainereferendum-reporte-Kiev-accuse-Poutine-de-vendre-du-vent/475600.rom
[16] http://www.aljazeera.com/news/europe/2014/06/eu-issues-ultimatum-russia-over-ukraine-201462714857333785.html