Ukraine-Russie, combat culturel-identitaire avant que militaire ?

par Orélien Péréol
mardi 23 août 2022

Et si l’Ukraine libérait la Russie ? d’André Markowicz, Éditions du Seuil, collection Libelle,

52p 4,5 euro

André Markowicz livre une réflexion historique sur le temps long de la Russie. Ce n’est pas par métier d’historien, c’est par appartenance à la Russie. Il mêle l’histoire au sens classique (les tsars, les guerres, les conquêtes, les régimes politiques) à la littérature, qui exprime à tout moment des états d’esprit du peuple, de sa situation, fruit de son histoire. Il décrit un point de vue, le sien, dans le double sens de ce mot : de quoi est fait le lieu d’où il voit ce qu’il voit, d’une part, et, ce qu’il voit d’où il est, d’autre part. Tous les analystes font ça et le plus souvent le taisent, parfois n’en ont pas conscience.

Ainsi, les auteurs, certains écrivains, tiennent un rôle aussi important que les chefs d’État, chefs de guerre : Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, Tchekhov et quelques autres, Maïakovski, Blok, Mikhaïl Lomonossov.

Pouchkine a créé les deux vers qui « contiennent » la vérité de la Russie :

Ainsi, le marteau pesant,

Fracassant le verre, forge l’acier.

Le verre représente les Russes : Martyrologe des vies brisées par les dictatures successives d’un pays qui n’a jamais connu la liberté : on ne compte pas le nombre de gens massacrés par les différents régimes qui se sont succédés en Russie, et surtout depuis 1917. (p14)

L’histoire personnelle d’André Markowicz passe par l’URSS, puis par sa chute, transition violente.

Il n’y a pas eu de procès du stalinisme, les structures de l’État sont restées les mêmes. Les cadres du Parti sont devenus les patrons des entreprises capitalistes, ils se sont continués, elles (les entreprises) et eux (les chefs).

La pratique démocratique des élections a été une bouffonnade pathétique. Le pouvoir d’Eltsine a été pris par quelqu’un qui « n’allait pas hésiter à faire sauter des immeubles à Moscou, en accuser les Tchétchènes et provoquer une guerre impitoyable. » (p26)

Poutine a repris la « triade d’Ouvarov » : Autocratie, orthodoxie, principe national. (Ouvarov fut ministre de l’Intérieur de Nicolas Ier (et persécuteur de Pouchkine)).

Autocratie : le pouvoir vient de dieu. Il est absolument vertical, toute critique est blasphème, impensable puisque critique de dieu lui-même, et on ne saurait discuter, négocier avec dieu !

Orthodoxie : On a vu revenir le délit d’« insulte aux sentiments des croyants » ! Kadyrov fait régner la charia en Tchétchénie et l’église orthodoxe russe, qui porte le caractère religieux de la guerre en Ukraine, est devenue un corps de l’État (p34) : L’occident est haï, représenté par les mœurs opposés aux valeurs traditionnels : homosexualité… etc.

Narodnost (principe national) : notion subtile, difficile à traduire, tout ce qui concerne une identité russe, magnifiée, construite : Fermeture des archives des répressions staliniennes, à peine entrouvertes, persécution des gens comme Iouri Dmitriev faisant des recherches non-officielles sur ce sujet, délit de « diffusion d’informations manifestement fausses sur l’action de l’URSS lors de la seconde guerre mondiale »

Cette triade et le pouvoir de Poutine donc n’existent que par la corruption (les cadeaux aux fonctionnaires sont permis sous Poutine, pourvu qu’ils aient été fabriqués en Russie !) et la guerre.

Le verre du peuple se brise un peu trop en Ukraine. Le chef a présumé des forces russes. Il a sans doute été trompé par les gens qu’il a mis en place, mais comment pourrait-il en être autrement puisqu’il les a mis à ses côtés du fait de leur soumission et de leurs flatteries ?

Ce livre est une sorte de prière. Que l’échec de l’extension territoriale tentée là en Ukraine par un des pires tyrans de la Russie revienne en boomerang sur le peuple russe et qu’il puisse faire l’analyse de son « être au monde », analyse qui aurait pu se faire par un procès du stalinisme, parallèle (ce n’est pas dit mais on y pense) au procès de Nuremberg. Pour la Russie, perdre la guerre enverrait aux Russes cette image d’un peuple brisé en permanence pour dominer ses voisins, mettant fin à cette fatalité séculaire ? Voilà cet espoir d’une Ukraine qui libérerait la Russie !

C’est ainsi que je comprends ce livre. Plutôt que prière, on pourrait dire hypothèse… dans les deux cas, lecture indispensable !


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