Un petit Turc qui cloche
par Bruno de Larivière
vendredi 16 octobre 2009
Du contentieux frontalier entre la Turquie et l’Arménie
Encore une fois, l’adjectif historique résonne. Mais ceux qui l’utilisent évoquent généralement l’histoire comme une vague toile de fond. La connaissent-ils ? Au cours du week-end du 10 et 11 octobre dernier, les représentants de deux pays frontaliers sans relations diplomatiques se sont donnés rendez-vous à Zurich. Turcs et Arméniens ont en effet résolu de régler leur contentieux. La reconnaissance du génocide arménien reste la pierre d’achoppement des discussions. D’autres litiges ont aussi empêché les uns et les autres de s’entendre, en particulier la question de l’enclave azérie du Haut-Karabakh. La pacification des relations internationales et le développement des échanges au sud du Caucase s’inscrivent aujourd’hui dans le cadre du dialogue entre les Occidentaux et les Russes. Pour les dirigeants américains et européens, la levée des frontières orientales de la Turquie préfigure l’édification d’un oléoduc [Nabucco] reliant les champs pétrolifères de la mer Caspienne à la Méditerranée.
Dans Le Monde, Gaïdz Minassian explique les limites de ce genre d’accords médiatisés, obtenus sous le parrainage des grandes puissances, au premier rang desquelles les Etats-Unis, représentés par Mme Clinton. Je retiens en particulier l’allusion à l’isolement iranien qui se renforce à l’occasion d’un rapprochement diplomatique - même modeste - entre Erevan et Ankara. « Jusqu’à maintenant, l’Arménie incarnait le ventre mou mais incontournable du partenariat russo-iranien. Une Arménie avec le Haut-Karabakh et en froid avec la Turquie servait les intérêts de l’Iran et de la Russie. En cas de normalisation turco-arménienne, l’Iran verrait son flanc septentrional affaibli car les Iraniens voient dans la poussée turque au Caucase le bras de l’oncle Sam. »
Concernant l’enclave du Haut-Karabakh, Gaïdz Minassian ne note aucune avancée depuis la fin des hostilités en mai 1994. « Depuis un peu plus d’un an, les présidents Aliev et Sarkissian ont multiplié les rencontres – le dernier face-à-face a eu lieu le 9 octobre à Kichinev (Moldavie) – et ont rapproché leurs positions autour des principes de Madrid, supervisés par la présidence du Groupe de Minsk (France, Etats-Unis et Russie, dont les ministres des affaires étrangères ont parrainé l’accord du samedi 10 octobre en Suisse). » Le journaliste se trompe en revanche en associant l’ouverture frontalière entre la Turquie et l’Arménie à une recrudescence du crime organisé. Les frontières hermétiques produisent rigoureusement l’effet inverse. De la même façon, il dit espérer une plus grande mobilité pour les Kurdes, sans démontrer que ce gain indirect incontestable soit vraiment recherché par les autorités turques. Les mesures récentes en faveur d’une valorisation de la culture et de la langue kurde leurrent sans doute le journaliste.
Guillaume Perrier, l’envoyé spécial du Monde aux confins des deux pays, donne une autre impression... Son récit décrit une région où le temps s’écoule lentement, un désert humain oublié du monde. « En dépit des apparences, la porte d’Alican, près de la ville turque d’Igdir, pourrait rouvrir, aux alentours de la fin de l’année selon le gouvernement turc, et ouvrir ainsi une brèche dans la frontière entre la Turquie et l’Arménie, hermétique depuis 1993. Le point de passage permettrait de ressusciter cet ancien axe de communication et de désenclaver les régions de l’ouest de l’Arménie. » Il décrit l’échec du nationalisme turc, avec son monument pathétique dédié aux victimes des Arméniens (...), son musée minable dans lequel se cotoient les morts dans les combats entre les armées ottomanes et russes en 1918, et les victimes de l’Asala (organisation terroriste arménienne). Les Azéris réfugiés du Karabakh disent leur opposition à l’ouverture de la frontière entre la Turquie et l’Arménie. Elle signifierait certes l’oubli de leur cause. En attendant, l’isolement de la région bloque toute perspective de développement.
« Le petit village rural de Halikisli croupit au bord de la rivière Araxe qui marque la frontière, dans une zone militaire interdite aux étrangers. En face, un village arménien subit le même sort. Coupés l’un de l’autre depuis seize ans, les deux hameaux sont reliés par un téléphérique bricolé par les habitants, mais réservé aux officiels. Une ou deux fois l’an, les militaires et les fonctionnaires se retrouvent sur l’une des rives de l’Araxe, raconte le maire, un paysan bourru. A Kars, le revenu par habitant est inférieur de cinq fois à la moyenne du pays et le taux de chômage dépasse les 50 %. Une unique usine produit du sucre et dans les boutiques on ne vend quasiment que les produits locaux : pommes, fromage et miel. Kars pourrait revivre avec l’ouverture de la frontière.
’Ici 90 % des gens sont favorables. Le chemin de fer entre Kars et Gumri de l’autre côté pourrait être remis en service et nous ouvrir la route de l’Asie centrale, jusqu’en Sibérie, note Alican Alibeyoglu, un homme d’affaires et militant local du dialogue. Au moins 6 millions de tonnes de marchandises pourraient transiter dès 2010. Le tourisme va se développer car Kars et les ruines d’Ani - une ancienne capitale arménienne - , comptent parmi les sites les plus importants pour les Arméniens’. Dans cette ville, les initiatives favorisant le rapprochement culturel se sont multipliées. En 2004, 50 000 habitants ont signé une pétition pour l’ouverture. L’ancien maire avait également organisé un festival caucasien, avec la participation d’artistes arméniens, et fait construire une sculpture monumentale à flanc de montagne, représentant deux mains serrées en signe d’amitié. Inachevée, elle pourrait cependant être détruite par son successeur. » [Le Monde]
Quelques heures après l’accord de Zurich, le premier ministre turc a tenu à en atténuer la portée. Il a indiqué - en pensant probablement aux députés à la Chambre - que la question de l’enclave du Haut-Karabakh envenimera encore longtemps les relations entre la Turquie et l’Arménie. Mr Erdogan ne tient manifestement pas à se couper de sa base électorale. J’en déduis que les autorités si attentives à la mémoire d’Atatürk ne tiennent toujours pas à solder les comptes du passé récent. Au moment du soixante-dixième anniversaire de la mort de Mustapha Kemal (le 30 novembre 1938), un documentaire en forme de biographie a déclenché une campagne de presse virulente en Turquie [Le Monde]
Les autorités turques réclament l’intégration de leur pays dans l’Union Européenne au nom de leurs deux cents kilomètres de frontière avec la Bulgarie et la Grèce. Dans le même temps, elles maintiennent fermées la frontière entre l’Arménie et la Turquie, qui mesure un peu plus de cent kilomètres, l’équivalent d’un dixième des frontières terrestres turques. Malgré les discours sur l’amitié entre peuples turcophones et sur la nécessaire solidarité avec les azéris du Haut-Karabakh, les autorités bloquent la principale route terrestre reliant la Turquie à l’Azerbaïdjan. Entre 1961 et 1993, Turcs et Soviétiques ont largement utilisé cet axe pour le transport de marchandises. Tout le monde y trouvait alors son compte [1].
Il serait cependant un peu facile de conclure qu’une Turquie moderne et ouverte se développe à Istanbul, et tourne le dos à un pays intérieur, archaïque, viscéralement hostile aux Arméniens. En réalité, la reconnaissance du génocide compte moins que sa conséquence, la naissance d’une diaspora arménienne. La question dépasse la querelle d’historiens sur les responsables du massacre de 1915. Il y a plus important. Non seulement le gouvernement turc pourrait obtenir une ouverture de l’une de ses frontières (et le développement des échanges commerciaux), mais il pourrait aussi intéresser les Arméniens de l’extérieur comme investisseurs et comme touristes. Des milliers d’entre eux vivent depuis trois ou quatre générations dans des pays développés : en Russie - Ukraine (1,2 million), en France (400.000), aux Etats-Unis (400.000), en Pologne (100.000), ou ailleurs... [source]
Redoute t-on à Ankara un retour de la diaspora ? Une région montagnarde et isolée comme celle-là ne risque pas d’attirer beaucoup de candidats à la sédentarisation. Il faudrait finalement accepter l’héritage ottoman, et ne pas se crisper sur le petit Turc qui cloche. Le rapprochement turco-arménien pourrait même servir de publicité pour Ankara : la Turquie, pont entre l’Europe et le Caucase chrétien (Arménie et Géorgie), voilà qui peut séduire ! Cela étant, les petits pas embarrassés de la diplomatie turque ressemblent fort à ceux de la diplomatie européenne vis-à-vis de la Turquie [Geographedumonde], sourcilleuse sur la question arménienne [L’Arménie, sur les ruines de l’empire ottoman], ou sur les migrations et trafics en mer Egée [Les evzones de mer], mais plus floue sur les échéances pour une éventuelle intégration de la Turquie dans l’Union !
PS./ Geographedumonde sur la Turquie : Eviter la tête de Turc, mais tomber dans le panneau, Au pays déraciné, Illogisme incohérent contre cohérence schizophrène, Le barbare avait de l’humour, Benoît et Bartholomée sur les bords du Bosphore, et Ironiser à Nicosie.
[1] Courrier International met en ligne le 10 octobre 2009 un article de Ruben Grdzelian, tiré du journal russophone Golos Armenii. « Le 11 octobre 1961, les gouvernements soviétique et turc avaient conclu un accord sur les liaisons ferroviaires directes entre l’URSS et la Turquie. C’est alors qu’avait démarré l’expansion d’Akhourik. La quantité d’embranchements était montée à dix, et la longueur des voies avait atteint 14 kilomètres. ’Nous étions 45 à être affectés ici, mais la gare faisait bien travailler une centaine de personnes’, explique Martin Guevorguian. A l’époque, l’URSS exportait du ciment, des matériaux de construction, des engrais et de grandes quantités de peaux brutes. Jusqu’en 1980, elle importait des bovins qui allaient directement, par wagons entiers, aux abattoirs de Leninakan, nom de Gumri en ce temps-là. De novembre 1992 à avril 1993, c’est du blé canadien qui est arrivé par cette voie. ’Au cours de ces cinq mois, je ne suis pas rentré plus de trois fois à la maison, le pays manquait de pain. Le soir, à toute allure, par des températures de – 32 °C, nous déchargions le blé, qui se retrouvait dans les boulangeries de toute la république sous forme de pain dès le matin suivant’, ajoute-t-il.
Les dernières années pendant lesquelles la frontière a été ouverte, le nombre de passagers s’est accru. Au début, il y avait un wagon pour le courrier et les bagages, et un pour les voyageurs, mais, après le tremblement de terre [dit ’de Spitak’, en décembre 1988, extrêmement destructeur et meurtrier], les passagers se sont faits plus nombreux. On leur a attribué deux wagons, pour finir à cinq ou six. Les gens partaient faire du commerce ou en congés ; certains allaient même jusqu’en Grèce. De Kars, ils rapportaient de petites choses : de la bière, du chocolat, des vêtements… Le tonnage annuel qui transitait par la gare, dans les deux sens, a culminé à 180 000 tonnes en 1989. Martin Guevorguian se souvient, entre autres, d’un important chargement d’aide humanitaire destiné à l’Afghanistan. En 1991 [disparition de l’URSS], les chiffres ont chuté pour atteindre 42 000 tonnes au premier semestre 1993. Aujourd’hui, si la frontière fonctionnait normalement, notre chef de gare est persuadé que le trafic monterait à 200 000 tonnes. »
Incrustation : Sourire à Mustafa Kemal, L’Internaute.