Une bataille pour l’image, les grains et les marchés dans la crise ukrainienne

par Dr. salem alketbi
mercredi 30 novembre 2022

La reprise par la Russie de ses engagements dans le cadre de ce que l’on appelle l’accord sur les céréales est un excellent exemple d’accords diplomatiques entre différentes parties dans ces circonstances internationales complexes, largement fondés sur l’idée du «  winner-take-all ».

L’examen de cet accord montre que la Russie n’a fait aucune concession à la diplomatie turque, qui a joué le rôle de médiateur pour faire revenir la Russie dans l’accord après qu’il ait été «  suspendu  » indéfiniment. L’approbation par le Kremlin de la reprise de l’accord est intervenue dans le but de faire aboutir l’initiative de Moscou de créer un centre de commercialisation du gaz en Turquie.

Ainsi, l’une des motivations du désir de la Russie d’aider l’effort turc à réussir peut être dérivée de la reprise par Moscou de son rôle dans le commerce des céréales.

D’autre part, la Turquie est devenue une plaque tournante pour le transport du gaz russe vers l’Europe, comme l’a proposé le président Poutine, que le président Erdogan a accueilli avec beaucoup d’enthousiasme et qui sert les intérêts géostratégiques et géopolitiques des deux parties. Il semble clair que la Russie souhaite maintenir les marchés européens du gaz à l’avenir.

Elle veut un corridor gazier plus sûr, loin du pied du gazoduc Nord Stream, qui, selon le Kremlin, a été saboté par des mains occidentales non précisées pour creuser un fossé entre la Russie et les pays européens. La Turquie, bien sûr, a salué l’initiative. C’est un cadeau qui arrive à point nommé.

C’est l’un des gains stratégiques indirects de la Turquie suite à la crise en Ukraine et à ses conséquences. Cette initiative russe lui confère une formidable position de force vis-à-vis de l’Union européenne. Elle renforce sa position dans les futures négociations avec l’Union, notamment pour déterminer la nature des relations entre les parties.

Il s’agit donc d’un troc qui profite aux deux parties, la partie russe et, dans une plus large mesure encore, la partie turque. Les plus grands bénéficiaires de l’accord sont les pays qui importent des céréales de Russie et d’Ukraine.

L’accord visant à exporter les céréales bloquées dans les ports ukrainiens de la mer Noire et à lever le blocus russe a constitué une avancée importante dans une crise alimentaire qui menace de nombreux pays de famine et d’instabilité politique et sécuritaire.

Selon les statistiques, la Russie et l’Ukraine fournissent ensemble environ 30 % des besoins mondiaux en blé, 29 % des besoins en orge, 75 % des besoins en huile de tournesol et 15 % des besoins en maïs, et la Russie est le plus grand producteur d’engrais au monde. Cela a, à son tour, une incidence sur les prix des céréales.

L’indicateur le plus important de tous est que 90 % des exportations de céréales des deux pays vont à l’étranger. L’Ukraine est à elle seule une source importante de céréales alimentaires, contribuant à environ 45 % du commerce mondial d’huile de tournesol, 16 % de maïs et seulement 9 % de blé, la part du blé étant plutôt faible.

Mais cela semble impressionnant si l’on considère que certains pays en sont presque totalement dépendants. Le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies l’utilise pour répondre à 40 % des besoins en céréales des pays au bord de la famine, comme l’Éthiopie et l’Afghanistan.

Ce qui précède suggère que la part de l’Ukraine sur le marché mondial total des céréales pourrait être délibérément exagérée.

Le retour de la Russie dans le commerce des céréales n’est donc pas tant une concession aux normes stratégiques qu’un bon coup pour se débarrasser des tentatives incessantes de l’Occident de rendre Moscou responsable des prix élevés et des crises alimentaires mondiales, suivies d’une déformation de l’image et de la réputation de la Russie.

Donc, à mon avis, il s’agit d’un geste calculé et pas du tout d’une retraite ou d’une concession, d’autant plus que la question concerne des pays où la Russie veut actuellement renforcer son influence, comme les pays d’Afrique et du Moyen-Orient, et d’une manière qui contribue à un front plus large de neutralité mondiale dans la crise ukrainienne, si ce n’est qu’elle aide à attirer de nouveaux pays aux côtés de Moscou.

Ce qui renforce la crédibilité de la position de la Russie pour revenir à l’accord sur les céréales, c’est son désir de gérer un conflit plus vif avec les pays occidentaux, au moins au niveau de la propagande, si ce n’est au niveau militaire, en raison de l’aggravation des effets de la pénurie de gaz russe et de l’arrivée de l’hiver en Europe, avec toutes les conséquences que cela implique pour les gouvernements européens.

Le ressentiment du public se répand dans un certain nombre de pays européens à cause de la hausse des prix de l’énergie due aux perturbations de l’approvisionnement en gaz russe, et plus d’une partie des sociétés européennes reprochent à leurs gouvernements d’avoir imposé des sanctions à la Russie.

Les conséquences du retrait de la Russie de l’accord au niveau de la propagande mondiale ont probablement forcé le Kremlin à reconsidérer sa position.

Donner à la Turquie une victoire officielle en échange de son accord pour mettre en œuvre l’initiative russe de centre gazier et donner à la diplomatie turque un succès qui renforce sa position dans la lutte d’influence avec ses alliés atlantiques, surtout après qu’il a été prouvé que ces alliés sont les principaux bénéficiaires des exportations de céréales ukrainiennes, et une tentative de neutraliser la position de la Turquie dans le reste du conflit sur l’Ukraine.

La Russie, pour sa part, a mené une guerre d’image de son propre poids pour absorber la déformation que lui a infligée la propagande occidentale en lui reprochant de provoquer une famine mondiale.

Le ministère russe de l’Agriculture a accepté de compenser entièrement les céréales ukrainiennes et de livrer gratuitement environ 500 000 tonnes de céréales aux pays les plus pauvres au cours des quatre prochains mois (normalement, l’Ukraine livre environ 45 millions de tonnes de céréales par an au monde).

La Russie est prête à livrer gratuitement dix fois les exportations ukrainiennes annuelles aux pays pauvres. C’est une mesure qui fait progresser considérablement la position de la Russie dans la lutte pour le pouvoir mondial.

L’essentiel est donc qu’une grande partie de ce qui se passe dans le monde est une lutte pour l’image, une partie intégrante de la lutte pour le pouvoir et l’influence entre les grandes puissances pour remodeler le monde après l’Ukraine.

Une grande partie de ce qui se passe autour de nous n’est rien d’autre que des stéréotypes propagés par les «  médias  » mondiaux contrôlés par l’Occident pour dominer les tendances de l’opinion publique mondiale, ce qui est un aspect du conflit actuel et une de ses armes.


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