Une nouvelle orientation pour la Russie ?

par Denys PLUVINAGE
mercredi 13 février 2013

La Russie est sans doute l'un des pays pour lequel l'image entretenue à l'étranger est la plus éloignée des réalités du pays. On pourrait dire, en paraphrasant Moshe Lewin comme le fit "Le monde Diplomatique" dans sa livraison d'avril 2008, que la plupart des spécialistes de la Russie d'aujourd'hui ne sont pas sortis de l'ornière de la Kremlinologie ancienne et continuent à : « Se focaliser sur les dirigeants (aujourd’hui : l’élite) et n’étudier l’URSS (aujourd'hui la Russie) que du point de vue de son statut d’Etat “non démocratique”, avec un recensement sans fin de tous les traits qui dénotent cette absence de démocratie, au lieu de chercher à comprendre sa réalité. »[1]

[1] Moshe Lewin, Le Siècle soviétique, Fayard

 

Comprendre la réalité, commence en recensant les progrès réalisés. Nous ne reviendrons pas sur les années 90 que beaucoup ont qualifiés de "transition" et auxquelles nous avons déjà consacré plusieurs articles, ou alors seulement pour mentionner l'opinion de Stephen Cohen à propos de cette période[1] : "De ma propre expérience, les mots effondrement, désintégration, tragédie, viennent plus souvent à l'esprit de la plupart des Russes que celui de transition, à moins qu'il ne s'agisse de la transition d'un état de crise à un état de catastrophe."[2]

Lorsque M. Vladimir Poutine a pris la tête du pays, après la démission du président Eltsine, il fallait reprendre le pays en main dans les domaines, de la politique et de l'économie. La nouvelle orientation qui ne visait plus à séduire les bailleurs de fonds étrangers, mais a relever le pays a tout de suite été critiquée hors du pays, parfois avec une certaine violence.

Force est de constater que les dix premières années du vingt et unième siècle ont vu un redressement tangible de la situation du pays, tant en politique intérieure qu'en politique étrangère ou dans le domaine économique.Le pouvoir d'achat des Russes n'a fait que croître pendant toute la période. Ajoutons à cela un regain de fierté dans leur pays et il n'en a pas fallu plus pour assurer au président Poutine une popularité qui fait certainement rêver la plupart de ses collègues occidentaux, quoiqu'il soit peu probable qu'ils l'admettent.

Puis est venu l'échange des rôles entre MM. Poutine et Medvedev qui a surpris et choqué une nombre important de Russes. Plus encore, peut-être, la décision de M. Medvedev de céder sa place sans se présenter aux élections présidentielles de 2012. C'est sans doute cela qui a déclenché le mouvement d'une partie de la population des grandes villes, et de Moscou en particulier, qui sont descendu dans la rue en décembre 2011. Mais ce n'était que le déclencheur, car une grande partie de la population russe commençait à supporter de moins en moins bien la façon dont elle était méprisée -certains ont parlé d'infantilisation- par une administration largement corrompue. Et si certains, dans les manifestations ont pu réclamer le départ de M. Poutine, c'était loin d'être la revendication de la majorité des manifestants. On l'a vu en mars 2012.

Aujourd'hui, les Russes sont plus préoccupés par la situation économique du pays et les perspectives de développement. Pour le moment, la situation est plutôt favorable. L'économie a retrouvé son niveau d'avant 2009. En 2010 et 2011, la croissance a été de 4%, pour 2012 elle devrait s'établir à 3,5% et pour les deux années à venir, le consensus s'établit autour d'une croissance comprise entre 3 et 4%.

D'autre part, le pays est mieux armé pour faire face aux difficultés, les entreprises et les banques sont beaucoup moins endettées qu'avant la crise. Le gouvernement a constitué des réserves et amélioré ses méthodes de gestion des crises. La Banque Centrale de Russie détient environ 420 milliards d'euros de réserves de change, soit la troisième position en la matière derrière la Chine et le Japon, et les deux fonds de réserve principaux, le "fonds pour les générations futures" et le "fonds de stabilisation" représentent respectivement 67 et 47 milliards d'euros. D'autre part, la banque centrale a compris l'intérêt qu'elle avait à laisser flotter le rouble.

Le déficit budgétaire est de l'ordre de 1% du PIB et le ratio dette/PIB orienté à la baisse est aujourd'hui de 11%, soit l'un des niveaux les plus bas des pays développés. Le chômage est à son plus bas niveau depuis la disparition de l'Urss aux environs de 5,3%. Dans certaines régions qui ont connu un fort développement ces dernières années, comme la région de Togliatti où se trouve l'usine Avtovaz, le chômage est même très largement inférieur à ce chiffre et les entreprises étrangères du secteur automobile qui s'y installent progressivement ont du mal à trouver des collaborateurs.

L'inflation est également au plus bas entre 6,5 et 7%, après 6,6% en 2012 et 6,1% en 2011.

Le tableau est donc plutôt positif et certainement bien meilleur que ce qui est habituellement présenté en Europe. La situation économique actuelle de la Russie est meilleure que celle de la zone euro ou celle de la France[3].

Mais si on regarde un peu plus loin, il y a de quoi se préoccuper pour le moyen terme. Le défi auquel le gouvernement russe doit faire face est de réunir les conditions d'une croissance robuste. Pendant plusieurs années, entre 1998 et 2008, cette croissance a été égale ou supérieure à 7%. Elle a faibli récemment, notamment en raison de la situation des grands clients de la Russie, comme l'Europe.Les projections du FMI pour 2013-2017 mettent la Russie au dernier rang des économies qu'il est convenu d'appeler "émergeantes" dans le domaine de la croissance, à égalité avec le Brésil et la Corée, mais sensiblement en dessous de la Chine et de l'Inde.

On présente souvent l'économie russe comme une économie de rente car elle repose trop sur les exportations de matières premières. Curieusement, on fait rarement ce reproche au Canada ou à l'Australie. Le vrai problème russe est de trouver de nouvelles sources de croissance. Parmi les plus évidentes, aucune ne semble devoir "fonctionner". Les réserves de main-d'œuvre ? Nous avons vu que le chômage était au plus bas aux alentours de 5%. Les capacités de production inemployées ? Là aussi, peu d'espoir, les capacité sont employées à un niveau proche du maximum. Il faut donc de nouveaux investissements. Une hausse du prix du pétrole ? Pour faire passer la croissance de 4 à 6%, il faudrait une augmentation du prix du pétrole de 10 à 20 dollars, tous les ans[4] ! Peu probable…

Il faut donc trouver le moyen d'augmenter la compétitivité par l'investissement et l'innovation, d'où la nécessité de moderniser le système en améliorant le climat d'investissement et en développant les marchés financiers. Ces derniers ont déjà beaucoup progressés, mais il reste du chemin à parcourir.

Les sorties de capitaux sont également un problème, mais qui pourrait se régler par la modernisation et l'innovation. Jusque 2007, le solde des mouvements de capitaux était positif. Mais la tendance s'est inversée et, en 2011 les sorties nettes ont été de 80 milliards de dollars pour baisser à 57 milliards en 2012.Serguei Gureiev, directeur de la NES (New Economic School) attribue ces mouvements à une hausse des charges sociales, une évaluation pessimiste du risque politique et une augmentation de la corruption associée à une détérioration du climat général d'affaires.

Le président Medvedev avait fait de la modernisation de l'économie russe un de ses chevaux de bataille, avec la lutte contre la corruption. L'analyse était bonne, mais les résultats de l'action sont restés très modestes. Les Russes, d'ailleurs, reprochent souvent à leur ancien président de ne pas assez joindre le geste à la parole.

Du côté des réalisations, nous mettrons l'accession à l'OMC, qui devrait être suivie par celle à l'OCDE en 2014, ce qui mènerait à des progrès sensibles dans le domaine de la transparence et de la gouvernance, d'état ou privée. En ce qui concerne le climat de l'investissement, des objectifs ont été fixés[5], il faudra suivre leur respect. On notera, en ce qui concerne le climat d'investissement que les régions russes ne sont pas toutes au même niveau et que la région de Moscou est la moins bien classée. En haut du classement, la région de Stavropol prend la première place, suivie par celle de Rostov-sur-le-Don. L'état a créé un poste de médiateur pour les investisseurs étrangers dont le travail semble satisfaire les entreprises qui ont fait appel à lui. Les principaux griefs qui lui ont été soumis tiennent en majorité aux barrières administratives, à la discrimination dont se plaignent les sociétés étrangères dans leurs litiges avec des sociétés russes et les abus de pouvoir de l'administration.

Toujours dans le domaine de l'amélioration du climat d'investissement le gouvernement a signé un contrat avec la banque américaine Goldman Sachs, par lequel cette banque va aider la Russie à améliorer son image auprès des investisseurs étrangers et des agences de notation. Cet accord a été annoncé fin janvier par le quotidien "Vedomosti". Le vice-ministre du Développement économique Sergueï Beliakov a expliqué au quotidien que "la banque va se charger de la communication avec les investisseurs, et participera aux présentations et aux tournées à l'étranger".

On notera également l'étude en cours sur un nouveau projet d'évaluation du travail des gouverneurs de province. Dans les années 90, ce travail était surtout évalué à la quantité de voix apportées au parti au pouvoir à chaque élection. Aujourd'hui, il est question de baser ce jugement sur les résultats économiques de la province et le climat d'investissement local.

Dans le domaine fiscal, l'état se prépare à introduire des réformes positives. Pour ce qui est de la politique monétaire, la Banque Centrale a évolué dans la direction de taux de change plus souples.

Reste la question des privatisations. A la suite des interventions visant à soutenir l'économie pendant la crise, l'état russe se retrouve propriétaire de plus de cinquante pour cent de la bourse. Les autorités ont annoncé la privatisation d'une part importante de ces entreprises. Un calendrier avait même été établi. Beaucoup y voyaient un moyen d'augmenter les revenus de l'état, de favoriser le développement de la concurrence et la lutte contre la corruption. L'augmentation de la quantité d'entreprises privées devrait également augmenter la demande de réformes favorables aux affaires.

Bien que personne ne s'oppose véritablement à la cession des actions détenues par l'état, le calendrier a été abandonné et très peu de ventes ont eu lieu. Il faut dire que les privatisations des années 90 ont laissé un très mauvais souvenir en Russie. Mais sur un plan plus concret, le cours des actions de ces société a fortement baissé et il se situe au dessous des niveaux pris en compte pour le calcul des rendement des ventes. Il faut donc restructurer les entreprises à privatiser et attendre une reprise des marchés qui porterait les cours à des niveaux jugés acceptables.

Enfin la privatisation pour la privatisation qui repose sur le dogme libéral qui veut que les entreprises privées soient plus performantes que les entreprises d'état n'est pas une notion acceptée par la population russe et ses dirigeants. Le problème est d'ordre culturel et historique.Les entreprises privées en Russie n'ont pas plus de vingt ans d'existence.

Cela dit, le président Poutine, dans un décret du 7 mai 2012 sur la politique économique à long terme, s'est engagé à privatiser toutes les entreprises hors les secteur des ressources naturelles et de la défense. Mais pour le moment, cet engagement n'a pas été suivi d'effets concret importants. Le plan détaillé de privatisations pour la période 2014-2016 n'a pas encore été publié. Aucune opération d'importance n'est prévue en 2013 alors que le plan initial pour les années 2011-2013 prévoyait un revenu de 30 milliards de dollars issus de privatisations. Les revenus de la privatisation se sont montés à un milliard de dollars pour la période 2008-2010, et quatre milliards en 2011, chiffre qui inclue les trois milliards de la vente d'actions de VTB[6]. A l'inverse, en 2012, des sociétés d'état ont payé 40 milliards de dollars à des investisseurs privés dans le cadre du rachat par Rosneft de TNK-BP.

L'autre grand chantier est, bien sûr, la lutte contre la corruption. La corruption dans l'administration centrale est un fléau qui existe depuis de nombreuses années. Son accélération remonte aux années 90. La différence, aujourd'hui est que le problème est reconnu par les plus hautes sphères de l'état. L'action du président Medvedev a permis au pays de se doter d'un corpus de lois qui rend la lutte efficace. Certains, aujourd'hui encore accusent le gouvernement de manquer d'efficacité dans l'application de ces lois. Mais d'après M. Medvedev, "50.000 affaires liées aux délits de corruption sont actuellement instruites en Russie"[7]. Et, fait important, les enquêtes ne se limitent plus à des fonctionnaires de niveau moyen. Des gouverneurs de province sont mis en accusation, en novembre 2012, le chef du gouvernement de la région de Perm, ancien vice-ministre des régions a été arrêté, et en décembre une vaste enquête au ministère de la défense a abouti au limogeage du ministre et à l'arrestation de plusieurs fonctionnaires de haut niveau.

Pour Alexeï Panine, analyste du Centre d'informations politiques, cela montre la nouvelle volonté de l'état de lutter vraiment contre la corruption. Elena Panfilova, responsable en Russie de l'ONG Transparency International, y voit la marque d'une intensification de la lutte des clans au sein même du système. En ce qui nous concerne, nous pensons qu'il s'agit d'une réelle volonté de M. Poutine de lutter contre le phénomène. La lutte contre la corruption est en effet le seul argument qui réunisse les différents mouvements de l'opposition non parlementaire qui se sont exprimés dans la rue en décembre 2011 et janvier 2012.La corruption de l'administration est le seul sujet de convergence entre des groupes que tout ou presque divise par ailleurs.

Les divers mouvements qui ont traversé la Russie depuis la crise, tant dans le domaine économique que dans le domaine politique font que M.Poutine ne pourra vraisemblablement plus gouverner comme il l'a fait pendant ses deux premiers mandats. Il lui faut donc trouver une nouvelle voie. Mais cette voie ne sera pas celle que désirent les puissances occidentale qui continuent à vouloir que se dessine une Russie suivant leurs rêves. N'oublions pas que ce pays a un avantage sur l'Europe, il a déjà vécu l'effondrement d'un système et a commencé avant l'Europe a rechercher une nouvelle voie.


[1] Stephen Cohen, professeur d'études russes à l'Université de New York

[2] Stephen F. Cohen, "Failed Crusade", Norton & Cie, New York, 2001

[3] Jacques Sapir, “La Russie entre fantasmes et réalité”, 4 janvier 2013 http://russeurope.hypotheses.org/669

[4] Seguei Gureiev, 14 janvier 2013

[5] Passage de la 120 ième à la 20ième place du classement international en dix ans, avec comme objectifs intermédiaires, la 80ième en 2014 et la 50ième en 2015.

[6] Chiffres cités par Seguei Gureiev, NES

[7] RIA Novosti le 26/01/2013

 


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