Uniquement parce qu’ils étaient tutsis...

par Jean-Claude Vignoli
vendredi 13 avril 2007

Seul souvenir qu’il lui reste, une photo datant de 1977, une période bénie pour sa famille ; à cette époque, il n’est pas encore venu au monde. Aujourd’hui, les rôles ont été inversés : il tient dans ses mains cette photo, et tous ceux qui y figurent qui ont disparu. Dans un triste retournement de situation, le bonheur familial ainsi que les personnages sur la photo ont été effacés en 1994, lors du génocide au Rwanda. En moins de trois mois, entre 800 000 et un million d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards mourront dans de terribles conditions, uniquement parce qu’ils étaient tutsis (l’ethnie minoritaire du pays).

L’année dernière, nombreux se sont émus de l’histoire de Révérien Rurangwa, réfugié rwandais à Neuchâtel, qui a passablement occupé l’espace médiatique aussi bien en Suisse qu’en France. Notre montagneux pays était alors en pleine campagne autour de la révision de la Loi sur l’Asile (LAsi), et certains hommes politiques, alors engagés dans la bataille, ont même promis leur assistance au requérant d’asile ; malheureusement, les engagements se sont évaporés aussitôt connu le résultat de la votation.

Révérien, pas encore trente ans, est toujours menacé d’expulsion du territoire suisse. Il lui a été notifié l’année dernière un refus à sa demande d’asile, à laquelle il a immédiatement opposé un recours. Voilà déjà plus d’un an que le Rwandais attend de savoir si il risque le renvoi définitif : l’Office fédéral des migrations (ODM) s’interdit toutefois de parler d’expulsion à son sujet, puisque M. Eduard Gnesa, son directeur, expliquait en mai dernier que Révérien “avait reçu l’assurance qu’il ne serait pas renvoyé à la mort”. La mort ?

Survivre pour garder les siens vivants

Révérien est tutsi, et victime du génocide de 1994 au Rwanda, une guerre civile qui a coûté au bas mot la vie à plus d’un million d’individus. Sur les 44 personnes que comptait sa famille, il sera le seul rescapé d’une macabre odyssée, dans laquelle la machette des lâches a remplacé le glaive des héros. Par miracle, lui survit : lorsqu’il pourra accepter cette “chance”, qui l’a malgré tout privé de tout ce qui constituait son univers, il aura pour seule raison de vivre la perpétuation de la mémoire de ce crime. Pour qu’on n’enterre pas une deuxième fois ses proches, il écrira un livre, parcourra les écoles, transmettra son histoire. “Si je n’avais rien fait, j’aurais participé à mon propre génocide”, lâche-t-il. Il n’aura de cesse d’expliquer comment sa famille a été tuée sous ses yeux, mais aussi comment la haine envers les Tutsis, particulièrement lorsqu’ils sont des rescapés du massacre - et facilement identifiables aux meurtrissures visibles sur leurs corps - est encore très vivace parmi les Hutus, et qu’elle serait même “largement enseignée de père en fils au Rwanda”, ironise-t-il. Son agresseur principal, un ancien voisin qu’il a dénoncé lors de son retour au pays en 1996, l’attend de pied ferme après un - court - séjour en prison : “Il n’y a rien là-bas pour moi, sauf mon bourreau”, lance-t-il avec résignation.









Le danger encouru par Révérien n’est donc pas directement lié à un renvoi, si l’on en croit la promesse du directeur de l’ODM. Il sera dans tous les cas admis temporairement, et devra redéposer régulièrement - semestriellement - une demande provisoire. Toutefois, il est d’autres manières de tuer qu’en ayant recours au froid métal d’une machette. Le propre d’un génocide est de rechercher l’extinction d’un groupe, d’une ethnie. C’est ainsi que de nombreux survivants meurent des années plus tard du Sida, méthodiquement violés par des tortionnaires soucieux d’empêcher toute nouvelle naissance dans le groupe ennemi. Ceux qui par bonheur en sortent sans blessure létale doivent trouver un moyen d’accepter de vivre au quotidien avec les horreurs auxquelles ils ont assisté, ou dont ils ont fait l’objet. Ils finissent parfois par échouer dans des sectes religieuses, dans la folie, voire dans le suicide. Si Révérien réussit tant bien que mal à ne pas emprunter l’un de ces chemins sans issue, c’est parce qu’il croit son devoir de mémoire plus important que son propre désespoir. Le Rwandais a besoin que l’on reconnaisse la réalité des tortures subies, et pas seulement pour six mois renouvelables.

La difficulté de se reconstruire

Le statut “d’admis provisoirement” implique pour le jeune homme de ne pouvoir quitter la Suisse pour transmettre son témoignage. Il lui est extrêmement difficile, en raison de la décision de l’ODM - ou de l’attente d’une nouvelle décision - de se déplacer au Canada ou en France, où l’on tient ce type de déposition pour essentiel, au même titre que ceux des rescapés de la Shoah. D’autre part, ce statut a pour effet de proscrire à Révérien tout travail rémunéré, ou d’obtenir son diplôme de gestion - entrepris il y a deux ans et demi, mais impossible à terminer pour des raisons légales. Sans la générosité de sa famille d’accueil, où en serait-il depuis l’année 2000, date de sa fuite éperdue pour la Suisse ?

Les survivants de l’Holocauste ont mis des décennies à ce que l’on reconnaisse leur histoire et leur statut de victime. Est-ce que la Suisse, qui lui a sauvé la vie en suturant ses plaies, le “sauvera une deuxième fois”, comme il l’espère ardemment ? “Je suis dans le flou, je ne peux plus avancer ; je n’aspire qu’à me reconstruire”, se désole-t-il. Pour des raisons humanitaires, il est exclu de le renvoyer, les officiels s’accordent à le reconnaître. On croirait en conséquence la réponse toute trouvée, et pourtant Révérien réside depuis sept ans en Suisse, sans titre de séjour définitif, sans pouvoir travailler ni pouvoir passer de diplôme, soit au final, sans avenir...

On peut faire semblant de tenir pour vraisemblable ce cauchemar, et tenter de le réconforter en essayant surtout de se rassurer sois-même et évacuer l’indicible en disant à Révérien : on te comprend. Ce mensonge n’a d’autre but que de faire taire ces fugaces images qui nous traversent l’esprit, vagues instantanés de ce que vit au quotidien le rescapé. Et faire taire aussi celui-ci, responsable de ces macabres intermèdes dans notre vie. Pouvoir le consoler, rapidement, puis passer à autre chose.

Révérien, lui, n’a pas seulement des flashes, mais le film en continu, sans espoir de trouver la télécommande. Il survit dans cet océan de douleur, se battant avec des démons qui nous sont invisibles ; allons-nous faire la même chose avec lui que nous faisons avec ces films d’horreurs, et le refouler au fond de notre inconscient pour l’oublier aussi rapidement que possible ?

Il est vrai que nous ne nous exposons qu’à la résurgence de notre lâcheté dans nos songes, mais Révérien, lui, risque sa vie.


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