Vassily Nesterenko, lanceur d’alerte baillonné par le lobby du nucléaire

par Anthrax
lundi 20 juin 2016

S'il y a bien une attitude partagée avec une belle unanimité par l'Europe, les USA, le Japon et la Russie c'est l'omerta autour des dangers de l'énergie nucléaire. Ils sont rares ceux qui ce sont dressés contre ces murs de mensonges et de censure. A l'heure où le mot « Résistant » est employé à tort et à travers, je voulais vous présenter un homme qui a risqué sa vie pour dénoncer ce complot international : Vassily Nesterenko.

Il est né en Ukraine en 1930 et montre une vivacité intellectuelle qui lui ouvre les portes du prestigieux Institut Bauman de Moscou où il choisit la branche de l'énergie atomique alors pleine d'avenir. Physicien reconnu, c'est un communiste fervent, fils d'un héros de la Résistance. ll devient un technocrate important de l'establishment militaro-nucléaire soviétique. Sa vie bascule le 26 avril 1986, après l’explosion du réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl. Il prend alors conscience de l’ampleur du drame et met toute son énergie à essayer d’en prévenir les effets. Devant le secret que les autorités imposent, leur refus de prendre les mesures élémentaires d’évacuation et de prophylaxie, et malgré les menaces, il rameute et tente de convaincre. Il prévient discrètement des collègues polonais qui mettront en œuvre une mesure préventive d’administration d’iode, épargnant ainsi aux Polonais l’épidémie de cancers de la thyroïde qui touchera les Biélorusses.

Le 30 avril, le chef de la sûreté nucléaire soviétique, Valéri Legassov, lui demande de venir d'urgence à Tchernobyl avec un compteur pour les très hautes radiations. Il fallait absolument évaluer les doses auxquelles allaient être exposés les liquidateurs envoyés sur les toits de la centrale. Dans la nuit du 30 avril au 1er mai, Nesterenko et Legassov passent une demi-heure à bord d'un hélicoptère au-dessus du réacteur éventré et en feu. Ils reçoivent une dose de radiations de l'ordre du tiers de la dose mortelle. Le pilote, dont c'était le second vol, décèdera six mois plus tard. Nesterenko, comme Legassov, avait une claire conscience du risque qu'il prenait.

L'arme de la diffusion

Jusqu'à la publication des cartes de la contamination de l'URSS en février 1989, Nesterenko multiplie en vain, auprès du gouvernement biélorusse et du Soviet suprême, des rapports sur les dangers que les habitants des régions contaminées courent ainsi que les mesures à prendre pour les en préserver. La publication de ces cartes révèle à la population qu'on lui a menti. Les autorités perdent la confiance de l'opinion et Nesterenko reçoit les moyens qu'il demandait. Il fonde une entreprise, Radiometer et fait fabriquer 300 000 compteurs de radiation qui seront distribués dans les commerces alimentaires d'Etat et les kolkhozes afin de mesurer la contamination des aliments. En octobre 1990, appuyé par Andréï Sakharov (Prix Nobel de la Paix), Anatoly Karpov (ex-champion du monde des échecs) et Alès Adamovitch (célèbre écrivain biélorusse), aidés par quelques collaborateurs, il créé l'Institut indépendant de protection radiologique Belrad, toujours seul du genre.

Au cours des années qui ont suivi la catastrophe, une partie des médecins de terrain et des élites scientifiques des républiques touchées s’engagent en constatant la multiplication des pathologies qui affectent les populations atteintes par les retombées de la catastrophe. Belrad forme des centaines de radiométristes et d'éducateurs en radio-protection ; Vassily Nesterenko met au point la méthode toujours en vigueur : enseigner, mesurer la radioactivité de chacun, enquêter en cas de contamination, distribuer un complément alimentaire à base de pectine de pomme pour accélérer l'élimination des radio-éléments incorporés. Après l'élection d'Alexandre Lukashenko à la présidence du Belarus en 1994, le soutien financier public se tarit et l'aide apportée par les ONG ne suffit plus. Avec la députée écologiste française Solange Fernex et le journaliste de la télévision suisse Wladimir Tchertkoff, qui avait produit des documentaires sur les séquelles de Tchernobyl, ils fondent l'association « Enfants de Tchernobyl Belarus » avec pour mission de diffuser de l'information sur les conséquences sanitaires et écologiques de Thernobyl et de collecter des fonds pour financer les activités de Belrad auprès des enfants des régions contaminées. A la mort de Nesterenko en 2008, des suites de la contamination, son fils Vassily reprend le flambeau de l'association.

Est et Ouest liés par le mensonge

A l’Ouest autant qu’à l’Est, le désastre de Tchernobyl a tétanisé l’industrie nucléaire, les milieux scientifiques et techniques qui lui sont liés, les agences et forums liés à la promotion et au contrôle de cette industrie, et les états engagés dans le nucléaire au premier rang desquels la France. La gestion post-Tchernobyl va devenir un enjeu majeur, politique, scientifique, social, médical, technologique, financier et surtout d’information et de communication. Soucieuse de ne pas entraver le développement de l’énergie nucléaire, puisque c’est sa mission première, l’AIEA (Agence Internationale de l'Energie Atomique) tiendra très vite des propos rassurants sur la nécessité et la possibilité de poursuivre sans danger l’exploitation des autres réacteurs de la centrale de Tchernobyl, avant de devoir se dédire devant l’évidence et de demander la fermeture des autres réacteurs. Après les premières dénégations officielles, il a bien fallu admettre la réalité des milliers de cancers de la thyroïde. Aujourd’hui, plus personne ne les conteste, les officiels se permettant pourtant le cynisme de les qualifier de “bons” cancers, curables, sans égard pour la qualité de vie ravagée des victimes.

Condamné à perpétuité

Les travaux de Vassili Nesterenko et d’autres, dont Iouri Bandajevski, vont mettre en évidence une question majeure, celle des effets à terme des faibles doses de radioactivité. Jusque-là, l’attention se portait surtout sur les conséquences des fortes doses de radioactivité subies par des victimes proches d’un accident nucléaire (Hiroshima et Nagasaki). Il s’agit là essentiellement d’irradiation “externe”, forte, visible immédiatement. Les retombées radioactives en sont cependant des centaines de fois inférieures à celles de Tchernobyl. La contamination de Tchernobyl procède, elle, par voie d’irradiation “interne”, consécutive à l’inhalation ou ingestion chronique d’isotopes radioactifs. Dans ce cas, l’”émetteur” toxique se fixe dans un point de l’organisme qu’il irradie en permanence sur quelques millimètres. C'est une condamnation à mort pernicieuse, à long terme, et dans de nombreux cas définitive.

AIEA et Politburo, même combat

La question de l’impact à long terme des doses plus faibles d’irradiation interne va s’avérer très gênante pour l’industrie nucléaire. Dès que des études épidémiologiques ont mis en évidence la multiplication de pathologies diverses, cancéreuses et non cancéreuses, au sein des populations contaminées, et dès que des liens ont commencé à être établis entre ces pathologies et la contamination des malades par la radioactivité de radio-isotopes inhalés et surtout ingérés, tous les moyens ont été utilisés pour dévaloriser ces recherches ou faire taire leurs principaux animateurs, parmi lesquels Vassili Nesterenko. L’AIEA, l’OMS et plusieurs “experts” à double ou triple casquette, tel le français Pierre Pellerin, compromis dans la dissimulation de l’impact de Tchernobyl en France, se sont d’abord attachés à minimiser l’impact immédiat de la catastrophe et à combattre ce réseau de scientifiques “rebelles”. Dès l’origine, le Politburo soviétique avait strictement interdit aux médecins d’associer n’importe quelle pathologie, sauf les très aiguës, aux retombées de Tchernobyl. Certains laboratoires de recherche ont été fermés ou privés de tout moyen, d’autres interdits de chercher dans tel sens.

 

Le mensonge démasqué

Lorsqu’on met ensemble ce puzzle de milliers de travaux, d'études, de chiffres partiels, de données incomplètes sur les maladies et les décès, le tableau qui transparaît des conséquences de Tchernobyl est accablant. On peut parler de centaines de milliers de victimes probables.

La catastrophe de Fukushima et les mensonges aujourd'hui avérés de TEPCO (Tokyo Electric Power Company), qui a reconnu le 6 juin dernier avoir nié volontairement la fusion du coeur des réacteurs de Fukushima montre que les pouvoirs politiques, à l'Est comme à l'Ouest continuent de marcher main dans la main avec l'industrie nucléaire pour ne pas informer, voire désinformer, les populations sur les dangers réels de cette énergie.

 

NOTES ET SOURCES

« La comédie atomique » Yves Lenoir, Editions La Découverte 2016

“Tchernobyl sans fin”, Marc Molitor, la Revue Nouvelle, juillet-août 2008.

Enfants de Tchernobyl Belarus : http://enfants-tchernobyl-belarus.org. L’association collecte toujours des fonds pour financer les activités de l’Institut Belrad : http://belrad-institute.org


Lire l'article complet, et les commentaires