Vérité ou mensonge sur le Moyen-Orient

par Pierre R. Chantelois
mardi 20 février 2007

Je préviens le lecteur que je n’aborderai pas la crise entre le Proche et le Moyen-Orient et l’Occident sous l’angle d’une croisade religieuse. Je laisserai à des spécialistes le soin d’une herméneutique sacrée des principes qui sous-tendent les actions d’hostilités, de part et d’autre de la planète. Il faut essayer de voir le monde sous une autre grille d’analyse que celle d’une vision manichéenne et apocalyptique. J’ai cherché à éviter des constructions logiques qui procèderaient d’un anti-américanisme primaire. Pourquoi ne pas saisir les enjeux d’autres partenaires qui ont également des intérêts à protéger dans cette partie du monde ? Au terme de ce travail de débroussaillage, ma tentation est forte de crier : au secours, y a-t-il un pilote sensé dans l’avion ? Je serais tenté de reprendre cette formule célèbre et de l’adapter aux circonstances actuelles : « Ce n’est pas ce qui rentre dans la bouche mais ce qui en sort qui souille l’homme. »

État des lieux

Le Moyen-Orient est une région avec une importance géostratégique significative pour un équilibre global. La région est au centre d’une crise qui se manifeste sur trois plans : politique et militaire, économique, religieux. La crise n’est pas circonscrite seulement à la nucléarisation de l’Iran mais elle touche aussi le Liban et la Syrie, le pétrole, les relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran, les tensions entre chiites et sunnites, le soulèvement en Irak, les relations entre la Russie et les États-Unis, les relations entre la Chine et la Russie sur les questions moyen-orientales et, enfin, la lutte pour l’influence au Moyen-Orient et dans les pays de l’ex-URSS. Le Moyen-Orient est confronté à une mosaïque d’intérêts locaux s’affrontant contre des intérêts régionaux et internationaux.

Les pays arabes, plus particulièrement les six monarchies du Golfe (Arabie saoudite, Koweït, Oman, Émirats arabes unis, Bahreïn et Qatar) sont pris entre l’enclume iranienne et le marteau américain. Ils sont tributaires des États-Unis pour leur défense, et ils sont soumis aux pressions de la République islamique.

Le golfe Persique est un lieu géostratégique unique au monde.

Le jeu des influences régionales

La Russie gère d’importants contrats nucléaires, militaires et aéronautiques avec l’Iran. Elle n’a nullement besoin du pétrole iranien. La Chine est une cliente importante du pétrole iranien et plus de 60% de ses achats pétroliers transitent par le détroit d’Ormuz contrôlé par l’Iran.

La Chine n’a pas de frontière commune avec l’Iran et son intérêt n’est pas géostratégique. L’assurance de ne pas être l’objet d’une pénurie de pétrole motive son opposition à des sanctions contre l’Iran. Plus largement, Pékin aimerait bien être associé au projet d’oléoduc qui traversera l’Iran jusqu’à la Mer Caspienne, point central d’une connexion avec un autre oléoduc reliant cette fois le Kazakhstan à la Chine occidentale. Par intérêts économiques et stratégiques, la Chine veut jouer un rôle de premier plan sur la scène internationale. Et l’Iran est la cible principale de sa stratégie régionale.

Les États-Unis accusent la Syrie et l’Iran d’alimenter les violences en Irak et de chercher à renverser le gouvernement libanais par le biais de l’organisation chiite hezbollah. Le ministre russe des Affaires étrangères, M. Serguei Lavrov, a affirmé le rejet de son pays de la politique visant à isoler les pays qui ne sont pas l’objet de l’admiration des États-Unis, ce qui s’applique actuellement dans le cas de la Syrie, de l’Iran, du Hezbollah et du Hamas, en dépit du fait que ces parties sont les piliers principaux pour un règlement dans la région.

Les États-Unis et la France appuient le gouvernement libanais. La Syrie et l’Iran soutiennent l’opposition libanaise. Le tandem syro-iranien voudrait bien que Beyrouth se transforme en fer de lance de la lutte anti-israélienne et anti-américaine en particulier, anti-occidentale en général. Faut-il se surprendre que la coalition libanaise au pouvoir accuse à nouveau la Syrie de vouloir transformer le Liban en second Irak et exige de la communauté internationale des sanctions contre Damas ? Ce n’est pas un hasard si les griefs formulés à l’égard de la Syrie rappellent beaucoup la rhétorique américaine : il y a deux ans, les Libanais indignés par la mort d’Hariri avaient réussi à obtenir le retrait des troupes syriennes de leur territoire.

En décembre 2006, lorsque le chef de l’État syrien Bachar el-Assad avait rencontré deux membres du Congrès, les sénateurs Chris Dodd et l’ancien candidat à la présidence des États-Unis, John Kerry, il avait discuté avec ses visiteurs des moyens à mettre en œuvre pour relancer le processus de paix au Proche-Orient sur tous les axes. Le président syrien avait également souligné que son pays souhaitait résolument la paix au Proche-Orient. « Nous sommes toujours prêts à nous impliquer dans le processus de paix sous contrôle international transparent. »

Sur un autre front, lors de sa visite à Téhéran, le président syrien s’est entretenu avec Ali Khamenei, leader spirituel et guide suprême de la République islamique. En harmonie avec les Saoudiens, les Iraniens auraient profité de l’occasion pour proposer à Bachar el-Assad d’accepter, entre autres, que le statut du tribunal international chargé de juger les assassins de Rafic Hariri soit amendé. Selon toute vraisemblance, comme Moscou, Téhéran n’a pas réussi à convaincre Damas. Cette visite de Bachar el-Assad a tout de même débouché sur un communiqué conjoint : Damas et Téhéran ont appelé les musulmans à ne pas tomber dans le piège tendu par leurs « ennemis », notamment les États-Unis. Un piège qui vise, selon eux, à créer des divisions ethniques et religieuses. Les deux pays ont également apporté leur soutien au gouvernement irakien.

Une délégation du Conseil de la Fédération russe s’est rendue à Téhéran pour examiner avec les dirigeants iraniens des questions ayant trait aux rapports bilatéraux et au programme nucléaire iranien. Lors d’une visite en Iran, le président du Comité international de la chambre haute du Parlement, Mikhaïl Marguelov, confirme que la position de la Russie sur le problème nucléaire de l’Iran reste inchangée : « Vous ne trouverez en Russie aucun politique responsable qui souhaiterait que l’Iran entre en possession de l’arme nucléaire. » Le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération russe, Igor Ivanov, lors d’une autre visite à Téhéran, avait apporté son soutien à la proposition de Mohamed El-Baradei, directeur de l’AIEA, pour un gel simultané de l’enrichissement d’uranium et des sanctions de l’Onu - une proposition rejetée par les États-Unis.

Lors de sa récente visite en Jordanie, le président Poutine a déclaré au roi Abdallah II : « La Russie fait partie du quartette de médiateurs internationaux et elle a l’intention d’user de son influence dans la région, de profiter de ses bonnes relations avec ses amis arabes et Israël pour contribuer au règlement du conflit. » « Nous nous efforçons de créer un ordre mondial plus juste, fondé sur les principes d’égalité », avait déclaré Vladimir Poutine plus tôt en Arabie saoudite. Le quotidien jordanien Al-Doustour reconnaissait, à la suite de cette rencontre, que « la Russie et l’Union européenne, dont la position sur le Proche-Orient se rapproche de celle de la Russie, peuvent constituer un groupe influent qui contribuera à la création d’un État palestinien ».

Malgré tout ce ballet diplomatique, la situation reste préoccupante et menaçante. L’alerte vient de la Russie : « La probabilité d’une attaque des États-Unis contre l’Iran est extrêmement élevée », prédit l’ex général Léonid Ivashov, ancien chef d’état-major interarmes de la Fédération de Russie et aujourd’hui vice-président de l’Académie russe de géopolitique et membre de la conférence Axis for Peace. « Que le Congrès états-unien donne l’autorisation pour cette guerre reste un fait encore incertain. Le recours à une provocation pourrait éliminer cet obstacle (une attaque sur Israël ou bien des cibles états-uniennes dont les bases militaires). L’ampleur de la provocation pourrait être de l’ordre des attentats du 11 septembre 2001 à New-York. Alors le Congrès dira certainement oui au président états-unien. »

Aussi imprévue que cela puisse paraître, cette théorie d’une attaque en sol américain a été reprise - à mots feutrés - à la grande surprise des Américains eux-mêmes, par Zbigniew Brzezinski. Seuls le Washington Note et le Financial Times ont rapporté les propos de Zbigniew Brzezinski, tenus le 1er février 2007 devant la Commission des Affaires étrangères du Sénat. L’ancien conseiller national de sécurité a lu une déclaration des plus concise : « Un scénario possible pour un affrontement militaire avec l’Iran implique que l’échec irakien atteigne les limites américaines ; suivi par des accusations américaines rendant l’Iran responsable de cet échec ; puis, par quelques provocations en Irak ou un acte terroriste sur le sol américain dont l’Iran serait rendu responsable. Ceci pourrait culminer avec une action militaire américaine défensive contre l’Iran qui plongerait une Amérique isolée dans un profond bourbier englobant l’Iran, l’Irak, l’Afghanistan et le Pakistan. » « J’ai l’impression que l’équipe du président est déterminée à se retrancher plus profondément encore. Et si ça ne réussit pas en Irak, certains responsables les plus téméraires ont l’air de vouloir élargir le conflit à l’Iran », expliquait au Washington Post l’ex-conseiller à la Sécurité nationale Zbigniew Brzezinski, qui avait prophétisé l’enlisement en Irak.

Joshua Muravchik, de l’American Enterprise Institute (think-tank néoconservateur), a, pour sa part, avancé : « Nous n’avons que deux options : accepter un Iran doté de l’arme nucléaire, ou bien user de la force pour l’empêcher (...) »

Ephraïm Halevy, l’ancien chef du Mossad, la redoutable agence d’espionnage, aurait récemment réfuté la notion selon laquelle l’Iran pose « une menace existentielle à Israël ». « Aujourd’hui, Israël est indestructible », selon Ephraïm Halevy. « Il n’est pas si simple de penser que vous avez un dispositif entre les mains et que vous pourrez le lancer sur un site particulier et rayer une nation de la carte. Israël a eu connaissance de cette menace [de la part de l’Iran] pendant plus de quinze ans et a observé cette menace grandir. Vous devez supposer qu’Israël n’est pas resté sans rien faire... ou [à attendre] que quelqu’un d’autre fasse le boulot. » L’Iran peut-il détruire Israël ? « Je ne pense pas que cela soit faisable en des conditions purement opérationnelles. »

Qui dominera ?

Les États-Unis, l’Europe, l’Arabie saoudite, les Forces du 14 mars, Abou Mazen, l’Egypte et la Jordanie partagent une même perception : la menace iranienne. La Russie réagit en apportant un soutien accru à l’Iran, soutien qui s’exprime aussi bien au niveau militaire, par l’octroi à l’Iran d’armes de défense avancées, qu’au niveau diplomatique, par une opposition à la politique américaine dans la région. En Iran, deux factions s’opposent : la première, dirigée par Khamenei, cherche à freiner Ahmadinejad et à parvenir à un règlement régional afin d’éviter une confrontation totale. La seconde, sous la direction d’Ahmadinejad, soutenue par des éléments des Gardiens de la Révolution et les partisans religieux radicaux de l’ayatollah Mohammad Taqi Mesbah-e Yazdi, minimise la signification des sanctions et prône une accélération des activités nucléaires, même au prix d’un conflit militaire.

À Washington, Jérusalem et Londres, l’idée d’un « quartette arabe » regroupant l’Égypte, l’Arabie Saoudite, la Jordanie et les principautés du Golfe, fait son chemin. Ce quartet viendrait compléter le travail de l’actuel quartet international (États-Unis, Union européenne, Russie et Onu) sur les questions du Moyen-Orient et pourrait conjuguer ses efforts avec lui. La mission première de l’éventuel quartette viserait, en raison de sa position minoritaire et discordante parmi les États arabes, le détournement de la Syrie de son alliance avec l’Iran et le rapprochement de ce dernier de la position des autres États arabes, en commençant par le Liban. Les Saoudiens ne dédaigneraient pas l’idée de faire mousser le projet d’un changement de régime au sein d’une tranche dissidente de l’élite syrienne. Isoler davantage la Syrie en accordant plus de place à l’Iran comme interlocuteur régional crédible. Un tel scénario est-il réaliste ?

La Syrie estime pourtant qu’elle a montré patte blanche, que ce soit en Irak ou bien au niveau palestinien. Elle voudrait bien profiter d’une triple réalité : des divergences israélo-américaines (une volonté américaine d’aboutir au remplacement d’Olmert par la très pro-américaine Livni), un accord tacite syro-israélien sur une paix durable au Golan et enfin, la détermination saoudienne de calmer le jeu sur la scène libanaise. Damas hausse le plafond et attend pour négocier, pas avec son allié iranien à qui elle n’a rien à vendre et de qui elle n’a rien à acheter, mais avec Washington ou Ryad.

Une déstabilisation de la Syrie, selon plusieurs politiciens et observateurs arabes et occidentaux, pourrait entraîner l’arrivée au pouvoir d’un régime islamiste (sunnite) radical. L’expérience de l’Irak en témoigne douloureusement. Les gouvernements régionaux hésitent donc à attaquer de front le régime de Bashar el-Assad.

Le roi Abdallah de l’Arabie saoudite a deux grandes craintes : la montée de l’islamisme national, qui menace la maison des Saoud, et les ambitions militaires et nucléaires du voisin iranien, qui réduisent l’influence régionale de Riyad. Les effets collatéraux de la guerre en Irak lui en ont rajouté une troisième : la question chiite. Abdallah a donc mis tout son poids dans la balance pour tenter de réconcilier les frères ennemis palestiniens. Il a, pour l’instant réussi. Le roi poursuit un double objectif : redorer le blason de sa diplomatie en contribuant à trouver au quartette (États-Unis, Union européenne, Russie et Onu) un interlocuteur palestinien « fréquentable » et couper l’herbe sous le pied aux rivaux régionaux, l’Iran et la Syrie, présentés par le rapport Baker-Hamilton comme des partenaires incontournables pour le règlement des crises au Moyen-Orient.

Le roi Abdallah ne s’opposerait pas à ce que l’Iran joue un rôle majeur dans la région - notamment en Irak. il estime même que l’Iran peut jouir du même statut que d’autres pays musulmans, tels que l’Arabie saoudite, l’Égypte et la Turquie. A la condition que l’Iran donne des signes tangibles de son intention de coopérer au maintien de la stabilité dans la région, notamment au Liban. Le message délivré à l’Iran semble clair : s’il tient à jouer un rôle majeur dans la région, il doit appliquer des pressions sur la Syrie pour qu’elle cesse de se mêler des affaires du Liban.

La sénatrice Hillary Clinton, au cours d’un dîner de la Commission des affaires publiques américano-israéliennes, un groupe de pression pro-israélien, s’était prononcée pour un dialogue des États-Unis avec l’Iran, la Syrie, le Hamas et le Hezbollah, « sans pour autant exclure la possibilité d’une intervention militaire contre l’Iran ». Elle renouerait ainsi avec la ligne défendue par son mari Bill Clinton.

Israël envisage la tenue d’un sommet multipartite pour poursuivre le dialogue politique. L’État juif souhaiterait que cette réunion rassemble l’Égypte, la Jordanie, les Palestiniens, les États-Unis et Israël. C’est ce qui ressort d’une rencontre le 19 février 2007 entre Condoleezza Rice, Mahmoud Abbas et Ehoud Olmert. L’Europe, la Russie et la Chine seraient-ils absents de ce sommet ? Tout semble l’indiquer. James Baker et Lee Hamilton (Rapport Baker Hamilton) plaidaient pourtant en faveur d’une réorientation diplomatique régionale des États-Unis, associant l’Europe, la Russie et la Chine, et favorisant le dialogue au détriment du bâton. Aussi prônaient-ils notamment le dialogue avec la Syrie et l’Iran.

Le rapport Baker-Hamilton considérait que l’impasse politique israélo-palestinienne n’était pas sans rejaillir sur l’impasse irakienne : « Les États-Unis ne pourront atteindre leurs objectifs au Moyen-Orient s’ils ne traitent pas le problème du conflit israélo-palestinien et celui de l’instabilité régionale. Les États-Unis doivent s’engager à nouveau et de manière ferme dans la voie d’une paix entre Arabes et Israéliens sur tous les fronts : Liban, Syrie et, en ce qui concerne Israël et la Palestine, respecter l’engagement pris en 2002 par le président Bush en faveur de la solution de deux États » (Le Monde, 7 décembre 2006).

En résumé, nous sommes en présence d’une Chine qui place ses intérêts principalement en Afrique mais qui ne veut pas s’absenter du Moyen-Orient, d’une Russie qui n’a pas besoin du pétrole du Moyen-Orient mais qui entend y défendre ses intérêts stratégiques, de l’Europe qui s’intègre dans les efforts d’un quartette mais à qui on reproche une absence d’initiatives stratégiques efficaces, des États-Unis qui entendent convertir le Moyen-Orient à la démocratie et qui soignent leurs intérêts économiques régionaux, dont ceux du pétrole dont ils ont grand besoin.

Au centre de toutes ces influences multipolaires, des pays régionaux qui se disputent les sphères d’influence : l’Iran et la Syrie. Il y a également la problématique et dramatique situation du Liban.

Que dire des populations ? Malheureusement, sur l’échiquier des analyses géostratégiques et géopolitiques, elles comptent pour bien dans les plans des grands de ce monde.

Questions

Faut-il craindre l’Iran ?

Est-il possible qu’il y ait affrontement militaire entre les États-Unis et l’Iran ?

Quelles en seraient les conséquences ?


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