Voici venu le temps du choc des nations
par Bernard Dugué
mercredi 27 août 2008
Cet été 2008, il s’est passé quelques événements somme toute ordinaires, attendus, JO réussis et triomphe chinois ; sérieux différends entre la Russie et la Géorgie puis par ricochet l’Otan. Sur son blog, Jean-Michel Aphatie déclare que le monde a changé l’espace d’un été, non sans déplorer la fin de non-recevoir adressée aux juges enquêtant sur les dessous-de-table versés lors de la vente des frégates à Taiwan. Est-on certain que le monde a changé ? Car les pots-de-vin, les élans sportifs et économiques, les tensions entre nations constituent pratiquement de l’ordinaire depuis deux décennies. Tout comme la retransmission nombriliste des JO par la télé publique, autre signe des temps.
En vérité, si le monde semble avoir changé, c’est par rapport aux années 1990, lorsque le Mur de Berlin a chuté et qu’aux yeux des gens il était devenu évident que l’économie collectiviste doublée d’une politique dictatoriale ne pouvait rivaliser avec les systèmes libéraux et démocratiques. Du coup, les intellectuels se sont trouvés désemparés, les peuples désenchantés. Plus d’alternative face au capitalisme ascendant. Deux livres ont éclairé cette période, celui de Fukuyama sur la fin de l’Histoire gagnée à la démocratie et celui de Huntington consacré à un hypothétique choc entre civilisation, de quoi émoustiller les esprits conservateurs et conquérants à la Maison-Blanche. Ces deux auteurs ont certainement évoqué des tendances, mais sont sûrement passés à côté de la nouvelle donne sociale et géopolitique se mettant en place et que maintenant, on voit apparaître clairement. C’est d’ailleurs le sort de tous les processus que de se dévoiler une fois bien installés. La chute du Mur et le déclin soviétique étaient prévisibles à la fin des années 1970.
En 2008, force est de constater qu’une démocratie quelque peu frelatée a gagné la planète. On assiste à un double processus. D’un côté, oligarchisation des sociétés, floraison des grandes fortunes, avec des corruptions dans les nations policièrement bridées teintées d’une démocratie de façade, Venezuela, Russie, etc. Dans les vieilles démocraties, la corruption est présente, comme l’ont montré les dernières affaires en France ou en Italie, mais l’évolution se fait dans un contexte de liberté d’expression. Cause toujours, internaute, les affaires continuent, les Etats sont bienveillants face aux gros profits, la dérive ploutocratique est en marche et le bon peuple s’intéresse plus aux frasques des people qu’aux méfaits du système et à la pauvreté rampante. Le renforcement des pôles de profit se fait au détriment des solidarités nationales et, donc, le nouveau système qui se met en place n’est autre que le national-capitalisme, structure devenue universelle avec des variantes locales, en Inde, en Chine, au Japon, aux States, en Europe, etc. Les Etats renforcent les pôles de profits en se délestant des populations non productives ainsi que des régions ayant décroché peu ou prou. C’est le cas du Royaume-Uni avec Londres qui concentre les richesses et maintenant, aimerait bien se passer des villes désindustrialisées comme Liverpool. En Italie, les régions industrialisées du Nord ne veulent plus payer pour le Sud.
La donne sociétale et internationale en 2008 se nomme « choc des nations ». Les événements de 1994 dans les Balkans ont été annonciateurs du « retour des nations ». La crise russe ne représente en rien un retour de la guerre froide. C’est une question d’orgueil national, mais ce n’est plus un enjeu idéologique entre deux visions antagonistes de la société, comme ce fut le cas en 1960 sur fond de guerre civile et de mouvements sociaux très puissants. On ne confondra pas les tendances nationalistes actuelles avec les nationalismes des années 1920 et suivantes. A cette époque, les personnes étaient « nationalisées », autrement dit, les peuples et chaque individu servaient la nation. Actuellement, on assiste à une personnalisation des nations, autrement dit, la nation est au service d’une caste d’hommes bien placés dans les rouages de l’Etat et des industries générant du profit. Patrons, stars, journalistes, écrivains, sportifs, notables, hauts dignitaires, peu importe la fonction, seule compte l’ivresse de l’argent et de la gloire. Ainsi se dessine l’ère du choc des nations.
Il y a bien choc comme le pensait Huntington, mais pas entre des ensembles civilisationnels qui n’ont pas la cohérence structurelle pour s’entendre et s’affronter entre blocs. Les nations sont mieux adaptées, avec les structures centralisées de l’Etat et de la finance. Il y a bien une installation de la démocratie comme le pensait Fukuyama, mais ces démocraties sont des ploutocraties, doublées d’une douce tyrannie exercée par les ensembles sociaux avec la passivité des citoyens décérébrés par les médias. Et maintenant, la Chine trouble le jeu, une Chine relativement libérale, où l’on peut aller en boîte le soir, mais où l’expression est sous contrôle. La leçon effroyable de la Chine, c’est que la prospérité économique peut être compatible avec l’absence de libertés, de quoi faire plier l’antienne libérale datant d’un siècle, cette croyance entre la consubstantialité du libéralisme économique et de la démocratie. Dans ce contexte, les citoyens se voient proposer des séquences émotionnelles et des épopées personnelles ; inclinés qu’ils sont à admirer des personnalités faussement providentielles ; plutôt qu’à mobiliser leurs facultés de raison, d’analyse, de réflexion, de débats d’idées. Blair, Bush, Poutine, Saakhachvili, Royal, Obama, McCain, Delanoë, Sarkozy, Berlusconi, ces dirigeants actuels ou potentiels ont une aura et sont franchement sexy, libéraux de choc et près de leur nation. Sexy, célèbres et suivis par les peuples, comme du reste les Jackson, Johnny, Madonna, Pamela, Bono, Sting, Beckham… Autant dire que les peuples ne sont pas près de sortir du choc des nations et de la domination des oligarques.
Avec comme devise, Une économie des profits et des travailleurs, une nation un dirigeant. A bon entendeur, ein Volk, ein R… No comment, nous connaissons la chanson.
Quelles conclusions rapides à tirer ? Premièrement, une évidence. Il est question d’un système. Alors tous ceux qui s’en remettent à un homme providentiel se fourvoient complètement. Ni Obama ni Delanoë ou Royal ou un autre ne peuvent changer la société. De même, imputer à Sarkozy tous les maux actuels et traquer ses saillies, ses lubies, ses paroles, s’avère stérile. C’est le système qui doit changer de lui-même et conjurer ses vices. Deuxièmement, si tel est le système, la convergence démocratique vers la cohérence explique que les partis de droite aient une vocation à le gouverner, d’où la donne politique en Europe et ailleurs. On comprend alors que le Parti socialiste n’a plus sa place, ni d’ailleurs les techno-bolchéviques anti-capitalistes et les écolo-bolchéviques très rigolos comme un Hulot dans leur croisade contre le CO2. Troisièmement, on sait que la gauche ne transformera pas le système voué à accentuer ses vices, ses maux, ses pratiques. Mais une transformation radicale est possible, lorsque le système va s’effondrer ; ou alors lorsque les consciences vont s’ouvrir, et remettre en cause le mode de fonctionnement de la société autour du profit, du superflu, de la célébrité et la gloire dominatrice. Affaire à suivre et qui est, surtout, à développer, car, si Marx est mort, son successeur n’est pas encore né sur la scène intellectuelle.