Zarif et l’imbroglio de la fuite audio
par Dr. salem alketbi
samedi 1er mai 2021
La position du ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, sur l’ingérence du CGRI dans la politique étrangère iranienne ne surprend personne.
Des fuites et des allusions ont souvent fait surface indiquant à quel point le ministre iranien des Affaires étrangères n’est pas satisfait qu’on lui accorde peu de rôle dans certains dossiers stratégiques. En réalité, ces dossiers, notamment ceux de l’Irak et de la Syrie, sont complètement dominés par les chefs des GRI.
Le fiel et le tourment de Zarif face à la mainmise des commandants du corps sur des dossiers relevant de son travail ont plusieurs précédents. Le plus célèbre est peut-être ce qui s’est passé en février 2019, lorsqu’une crise liée à la démission de Zarif est apparue dans un incident décrit à l’époque par le journal réformiste Ebtekar comme un « cri tremblant ».
Zarif est pleinement conscient que la politique étrangère de l’Iran n’est pas l’apanage de son ministère. Le Guide suprême joue un rôle primordial dans la formulation des grandes lignes de cette politique.
Il y a aussi les GRI, le président et les nombreux conseillers de cette complexe théocratie. Mais Zarif a protesté à l’époque par la démission « hypothétique ». Il a justifié sa démarche en disant qu’il « n’a plus de valeur » après qu’on lui ait fait louper les réunions tenues entre le président syrien Bachar Al Assad, en visite à Téhéran, le Guide suprême Ali Khamenei et le président Rouhani.
Au lendemain de la diffusion d’images des réunions, Jawad Zarif n’a plus de valeur en tant que ministre des Affaires étrangères devant le monde, a déclaré lui-même. D’autres responsables à Téhéran ont expliqué alors que la question de son absence aux réunions était juste pour « tirer argument », tandis que la principale raison de sa démission était les divergences internes qui ont suivi le retrait des États-Unis de l’accord nucléaire et sa tenue pour responsable.
Preuve en est qu’il se sent devenir le ministre des Affaires étrangères du dossier nucléaire, et non le ministre des Affaires étrangères d’un État aux relations internationales et régionales complexes. Il est même absent des dossiers les plus importants de son ministère.
Le facteur temps est maintenant révélateur dans la crise de la fuite d’enregistrements audio attribués au ministre iranien, dans lesquels il fustige les agissements des GRI et la réduction du rôle de l’appareil diplomatique iranien. On a du mal à faire la part des choses dans cette crise en dehors du timing.
On parle ici surtout de l’approche des élections présidentielles iraniennes en juin, et de la reprise des négociations sur l’accord nucléaire iranien à Vienne. Zarif semble bien loyal au régime des mollahs. Son visage soft à l’étranger. Certains observateurs occidentaux l’appellent même le Goebbels du régime iranien.
Mais, même avec un entretien secret, il est allé trop loin en dépassant les bornes taboues des mollahs par des critiques indirectes à l’encontre du général Qassem Soleimani. Soleimani est élevé au rang de saint par les mollahs. C’est non seulement pour son rôle dans la poursuite des objectifs du régime.
Les mollahs n’ont pas été capables de « venger » sa mort, si bien qu’ils ont été contraints de le vêtir d’une aura pour compenser cet échec et éviter d’être critiqués par sa famille, ses disciples et ses proches partisans.
Le leak, décrites par un communiqué du ministère des Affaires étrangères comme des conversations internes sortant du contexte et non destinées à la diffusion, porte sur le rejet par Zarif de l’éminence grise dans la politique étrangère, à savoir les GRI et notamment Gén. Soleimani. Sans parler de leur penchant pour la confrontation et le discours fruste pour gérer les crises plutôt que de les traiter par des moyens diplomatiques.
« Soleimani imposait ses conditions quand j’allais négocier avec les autres au sujet de la Syrie. Je n’arrivais pas à le convaincre de mes demandes. Par exemple, je lui ai demandé de ne pas se servir de l’aviation civile en Syrie, mais il a refusé », Zarif a dit de l’ancien commandant des GRI qui fut assassiné en Irak.
La colère suscitée par la fuite des propos de Zarif dans de nombreux milieux, y compris le Conseil de la Choura iranienne, mérite qu’on s’y attarde.
« Nous ne permettrons pas à ceux qui veulent profiter des opportunités pour atteindre leurs objectifs politiques de lui faire injustice [Suleimani] ou de renverser son rôle historique », a tweeté son président, Mohammad Bagher Ghalibaf, critiquant le discours de Zarif.
Mansour Haghighatpour, vice-président du Comité de sécurité nationale, a quant à lui déclaré que le ministre des Affaires étrangères avait franchi les « lignes rouges » du régime et a demandé qu’il soit tenu pour responsable.
La parlementaire Zohreh Elahian, membre du Comité suprême de sécurité nationale, a suggéré qu’une « poursuite judiciaire » pourrait être déclenchée contre le ministre des Affaires étrangères. En tout cas, cette fuite reflète à quel point le système des mollahs est perturbé.
Il y a les milieux de l’opposition, si on sait que l’origine de la fuite a été la chaîne d’opposition Iran International. Il y a aussi les services de renseignement des puissances régionales, notamment d’Israël, qui ont mené à bien plusieurs opérations à l’intérieur de l’Iran au cours des derniers mois.
Fait remarquable, malgré les vives attaques des cercles de la ligne dure au sein du régime des mollahs, Zarif n’a pas présenté d’excuses pour ses propos. Il a juste exprimé ses regrets que la fuite de l’enregistrement audio a déclenché une controverse interne.
Il a dit que le « dialogue émouvant et sincère, » qui a été tenu lors d’une réunion privée, a été détourné et transformé en « critique personnelle », et qu’il visait à attirer l’attention sur la nécessité d’un « rééquilibrage intelligent de la relation entre la diplomatie et l’armée ».
Le président Rouhani a déclaré que l’objectif principal de la fuite était de créer la discorde au sein du régime iranien et de bloquer tout dénouement qui pourrait résulter des négociations de Vienne sur l’accord nucléaire. Cela est survenu « lorsque les pourparlers de Vienne étaient à leur apogée ».
Certains pensent que la crise pourrait se terminer par le renvoi de Zarif ou sa démission de la tête de la diplomatie iranienne. C’est une possibilité.
Mais il y a une autre hypothèse : la fuite pourrait être exploitée pour susciter l’inquiétude des États-Unis si l’homme avec lequel un « deal » peut être conclu n’est plus là, ce qui les inciterait à faire des concessions rapides dans les négociations de Vienne, avec tout ce que cela implique pour le déroulement du scrutin présidentiel en Iran.
Certains pensent que la fuite révèle la présence de plusieurs têtes au sommet de la pyramide du régime des mollahs. Le guide suprême Khamenei n’est peut-être pas le maître absolu. Les commandants des GRI sont aussi à la barre. Mais cela ne veut pas dire que les fuites ne traduisent pas, à mon avis, une division ou des conflits internes.
C’est une guerre intestine qui colle à la nature d’un système théocratique aussi fermé. Cette crise reflète le conflit entre les personnes et non les principes du régime et de la révolution, vis-à-vis desquels Zarif, selon ses propos fuités, veut être plus efficace.
Le ministre considéré par les mollahs comme un américaniste se plaint de sa capacité réduite à obtenir des résultats pour le régime, et non l’inverse. Le secret et l’ambiguïté qui entourent les activités du régime des mollahs rendent plus difficiles à repérer et à comprendre les incidences possibles de cette fuite.
Toutefois, les développements dans le prochain stade, tant au niveau national que dans les négociations de Vienne, pourraient expliquer en grande partie ce qui se cache derrière cet incident.