« En haute définition ! »

par Nicolas Cavaliere
lundi 8 août 2022

Des progrès forcés de la perception et de leurs séquelles sur les artères.

(Pareil que d’habitude, en mieux.)

Depuis que l’humain a trouvé le moyen de saisir le réel en fixe ou en mouvement, depuis qu’il a eu le bonheur de découvrir la photographie et le cinéma, il a également cherché à chaque étape du développement de ces arts et techniques à en améliorer la précision. Grâce à ces évolutions, revoir par exemple un « Sherlock Jr. » en blu-ray est une expérience captivante. Le film en lui-même étant déjà visionnaire, anticipant les mises en abyme du cinéma contemporain sans y faire gaffe et nous gratifiant d’un nombre impossible de cascades improbables réalisées en plein air, c’est également une fête visuelle qui nous est offerte, une fête dont ont été relativement privés les premiers spectateurs qui disposaient de projecteurs dont les performances pâlissent en comparaison de nos écrans de salon.

Quand est arrivé le DVD à la fin du 20ème siècle, sa définition poussait le téléviseur cathodique dans ses retranchements et on pouvait y apprécier une image d’une netteté incomparable à l’époque. Personnellement, je croyais que c’était la fin de la quête, jusqu’à ce qu’arrivent le grain affiné du blu-ray et les écrans plats en masses quelques années plus tard. Là aussi, je me suis demandé comment on pouvait faire mieux, puis la 4K est apparue. Un peu sceptique au départ, je me suis laissé gagner par ces évolutions, et j’ai succombé à la tentation d’avoir plusieurs éditions du même film chez moi. Boudu a été sauvé des eaux deux fois, en DVD et en blu-ray, en attendant une prochaine édition Ultra HD. Pas mal pour un clochard qui préfère vivre dehors !

Chaque année, ce sont en fait des milliers de films qui sont restaurés pour retrouver un éclat colorimétrique et/ou une définition accrue pour la consommation à domicile ou en salles. Ces vestiges sont dès lors conservés pour une postérité qui ne peut bien sûr en apprécier qu’une rasade à la fois, car ils sont en concurrence avec les œuvres nouvelles qui ont le bénéfice de discourir directement du monde d’aujourd’hui - ou pas (le fantastique a la meilleure part de marché). Autant de soin pour les sauvegarder trahit un intérêt commercial et une passion patrimoniale, et a aussi un corollaire inévitable qui renseigne peut-être sur la motivation première de ces opérations : voir plus, entendre plus, ressentir une netteté d’impressions pour accéder à une émotion plus directe et plus forte (c’est d’ailleurs de cette façon-là que cela a été vendu par les marchands de lecteurs de DVD en premier lieu), retrouver l’authenticité de l’expérience première vécue par les premiers spectateurs, ceux qui ont assisté aux premières séances, et nous-mêmes, enfants, pourvus de nos regards innocents. Le nerf neuf est à vif, prêt à faire circuler l’information dont il se raidira.

Tout y passe. Des œuvres mineures, des séries B ou Z, reçoivent les mêmes soins que « Le Docteur Jivago » ou que « L’Ange Bleu ». Souvent, il n’y a pas la nécessité de cinquante millions de fans pour justifier une nouvelle édition. Une poignée de nostalgiques et de curieux ne peut pas avoir tort. Les perceptions de tous sont mises à la même échelle, chaque petit enfant compte. Ce qu’il a vu doit lui être rendu. Même ce qu’il n’a pas vu d’ailleurs. L’industrie de la remémoration n’a pas de limites. Elle doit ajouter au temps des êtres vivants le temps des êtres morts, afin que demeurent les mythes. Tel est le prix de l’immortalité collective.

Parenthèse : ce travail est effectué aussi sur le son seul. La haute résolution sur des albums de Françoise Hardy ou des enregistrements de Ferenc Fricsay donne des résultats probants et souvent chaleureux. La somme de détails nouveaux jette parfois un doute sur les modifications qui auraient été apportées à la source sonore. En parallèle, le vinyle connaît un renouveau marchand assez extraordinaire, le son seul réclamant un support-gage d’authenticité que le film semble ne pas exiger, alors même que la quasi-totalité des pressages modernes utilisent des sources numériques inadaptées à la reproduction analogique. Un 78 tours d’avant-guerre réédité aujourd’hui transite toujours par un ordinateur pour être nettoyé et revendu. Parfois, on ressent un peu trop d’homogénéité dans le traitement, un peu trop d’eau de Javel. Une fois encore, il est difficile de savoir si ça sonne juste, alors nous nous contentons de ressentir si ça sonne vrai. Et malgré tous ces efforts, on ne pourra jamais rien faire pour corriger les très mauvaises post-synchronisations qui gâchent les meilleurs films italiens ou pour donner un semblant de profondeur à une production de la Cannon. Les ânes et les chevaux de course…

Car l’important est ailleurs. Le lien de l’être au monde se trouve modifié. L’être veut voir son réel avec autant de netteté que ce qui est reproduit sur son écran. Et il va donc consommer ses expériences dans le réel comme il consomme ses expériences sur l’écran. L’émerveillement né du gain perceptif entraîné par le progrès technique s’estompe aussi vite que le désir qui pour accomplir son besoin de se décevoir se costume en amour. L’angoisse de la séparation est mise en veille, remplacée par des stratégies d’évitement ou d’aggravation des désordres émotionnels primaires. Les ânes oublient la mélancolie et la colère et les chevaux de course s’oublient dans la mélancolie et la colère. Les premiers se projettent trop, les seconds sont dans un état second et ne se projettent plus. Il faut aussi compter sur ceux qui ne veulent vivre aucune expérience et qui se contentent d’une fascination embryonnaire pour la technique, les collectionneurs et les critiques. Ceux-là sont les moins inoffensifs. Pivots du foyer, ils contribuent le plus au développement et à l’enracinement du système. Ils contribuent à faire oublier que l’aspect le plus grave de cette course à l’amélioration des moyens de transmission de l’image et du son pour tout le monde, c’est qu’elle ne se répercute pas sur des terrains plus concrets. On ne cherche pas à cultiver une nourriture plus saine et savoureuse pour tout le monde par exemple. La perception améliorée a satisfait l’esprit et anesthésié la raison. (Le ventre, c’est la raison.)

Le vernis civilisationnel a trop recouvert la porte des émotions. Ses instruments audiovisuels que sont les médias et la culture filmée ont rétréci la portée des relations en voulant les agrandir. Nous vivons trop grands ou trop petits, selon la place que nous pensons avoir dans le monde. Ce positionnement sur l’échiquier, nous ne nous le concevons, nous ne nous l’assignons, que pour nous excuser ce que nous sommes incapables de réaliser, asphyxiés par les lois et les mesures de police, écartés de nos aspirations, détachés de notre animale liberté. Nous percevons notre rôle avec gravité parce que les récits dont nous sommes bercés nous donnent la peine préalable de nous le concevoir, de nous l’assigner. L’ascenseur social ne connaît qu’un seul immeuble, celui de la représentation collective, et il passe chaque étage avec la minutie qui obligea Geppetto à bâtir sa marionnette de bois rigide. La précision, c’est la pire des vérités. La précision, c’est le mensonge. Le mensonge, c’est l’imagination. L’imagination, c’est l’amour. Et l’amour, c’est merveilleux, tant que ça dure. Et ça dure si on le conçoit selon des principes bien définis, et si on les applique n’importe comment, en ne pensant pas à l’image, en s’ajustant comme un miroir civilisant - la définition d’un miroir restant stable autant qu’il ne soit pas brisé. L’autonomie et la maîtrise de soi ont un coût. Ce sont souvent les conséquences irrationnelles du désir, celles qui ont laissé à Buster Keaton la nuque brisée pendant dix ans.

Cette surenchère technologique et informationnelle ne change rien au fait premier, fait qu’elle cherche à exploiter, à compenser, à rattraper (comme une sauce) : la mémoire est un vase empli de couleurs floues et de contours imprécis. L’eau trouble du passé a besoin d’être rappelée à l’occasion d’un incident traumatique pour réapparaître aussi claire que ce qui est réfléchi du présent. Le souvenir prend alors une forme et un sens, et il aide à guérir, à dissiper le brouillard, à éclaircir l’avenir. Il aide aussi l’avenir à se produire ; mieux, pire !, à se répéter.

Ces perles qui coulent lors de baisers à l’écran n’existent dans la vraie vie que lors des séparations. Elles sont ressenties dans la solitude du corps. Les acteurs qui se donnent devant la caméra pour permettre à la scène d’exister sont aussi isolés que le spectateur qui les regarde s’embrasser. Tout le monde est touché. Personne ne se touche. Les plus belles images sont vues à travers des murs de larmes.

Fin

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