500 billets sur l’Agorasphère. Réflexion sur « une » Renaissance par le Web
par Bernard Dugué
mardi 9 décembre 2008
Etrange sentiment que de rédiger un cinq centième billet pour le média Agoravox. Lorsque j’eus le plaisir de voir le premier article publié le 28 mars 2006, je n’aurai pas imaginé écrire autant mais autant l’avouer, j’y ai pris beaucoup de plaisir ainsi qu’à lire les réactions que pouvaient entraîner mes analyses, critiques, et prises de position. Alors, autant profiter de cette occasion pour livrer quelques avis sur le journalisme citoyen vu par un de ses activistes.
Bref historique. Je tenais un blog depuis mars 2004. Mais impression d’être dans un bocal. Ce qui justifia le saut dans l’inconnu du journalisme citoyen. Avec quelques déboires aux débuts, articles refusés. Mais c’était une bonne chose. La pression d’un filtre de modérateur impose de travailler sa prose, dans la forme et le contenu. Honnêtement et en toute modestie, je pense avoir progressé et ma foi, quel bonheur de quitter cet aquarium du blog et ses petits poissons venus commenter. Agoravox représente un moyen de garder l’esprit libre du blog tout en bénéficiant d’une ouverture plus large et d’appartenir à une famille ouverte, une communauté de rédacteurs livrant leurs infos et leur sentiment sur l’actualité. Je me souviens quand je faisais de la radio libre au début des eigthies, prenant plaisir à écouter les émissions de mes confrères en liberté de parole rencontrés lors des réunions. J’avoue apprécier la lecture de quelques rédacteurs devenus des camarades en confrérie agorasphérique, sans les avoir rencontrés pour la plupart. Parfois, je me fais allumer mais c’est devenu récurrent et je n’y fais plus attention, ayant pris l’habitude de lire les griefs de mes détracteurs répétant une même litanie.
En fait, Agoravox se voulait tel un journal du Web écrit par des journalistes pas encartés. Bref, une sorte de média alternatif et concurrentiel face aux médias que de plus en plus, l’opinion pense être au service d’une caste, sans pour autant être dévot des analyses de Bourdieu. Mais la spontanéité volubile des rédacteurs l’a emporté, faisant d’Agoravox un Mystery train, comme celui qui entraîna les jeunes du temps d’Elvis (allusion à un fameux livre de Greil Marcus) Au final, il semble qu’Agoravox soit devenu un média livrant des subjectivités, des visions personnelles, des analyses libres et sauvages, affranchies des cadres journalistes et universitaires. Agoravox est plus complémentaire que réellement concurrentiel face à une presse qui se targuant d’objectivité, en finit par devenir terne et monocorde. Agoravox est plus spontané, plus vivant, à l’instar de la musique qui se diffuse sur les labels indépendants. Agoravox est semble-t-il boudé par les médias grand public qui pourtant accueillent parfois Rue89 et Mediapart. Ce n’est pas bien grave, laissons les ego au placard et assumons notre côté saltimbanque. D’ailleurs, il se dit qu’en haut lieu, les autorités politiques s’enquièrent de ce qui se dit ici, quand la plèbe instruite livre sa pensée, bien plus subversive que la prose platement anti-conformiste de Charlie Hebdo.
Une fois pris dans l’ivresse des chroniques intempestives, il est difficile de s’imaginer intégré dans un journal conventionnel. Quand on a pris le pli de la liberté d’expression, il ne semble pas y avoir de place pour une structure encadrée, devenue bureaucratique à force de professionnalisme. Je n’imagine pas répondre aux impératifs d’une rédaction classant chaque journaliste dans un domaine. L’essentiel n’est pas de traiter un sujet mais d’être inspiré et d’avoir quelque chose à dire, peu importe si un préposé pour tel domaine a priorité. Le fond doit surpasser les prérogatives normatives et les règles formelles.
Quelle est la place et la valeur du journalisme citoyen ? J’ai répondu en partie sur le côté plus subjectif et littéraire du média citoyen dont un parfois déficit volontaire et assumé d’impartialité offre des manières de voir plus authentiques et de se faire une idée de la société, une vision moins décalée que celle proposée par la froideur chirurgicale des médias professionnels. Mais n’oublions pas que le journalisme a pour objectif essentiel de rapporter des faits et autres événements. Sur ce point, les médias conventionnels ont encore un savoir-faire et une utilité, notamment avec les moyens dont ils disposent pour financer des grands reportages et des envoyés spéciaux ; et paraît-il, des chefs de rédaction doués d’un sens de l’analyse poussée, ayant fait des belles études à Normale ou Sciences Po. Il y a en ce moment un différend entre l’agorasphère et la médiasphère. Les seconds reprochant aux premiers un amateurisme et une imprécision dans la divulgation des faits. Nous voilà réduits au rang de propagateurs de rumeurs et complots. Bien évidemment, je vais prendre parti pour l’agorasphère. La presse conventionnelle a montré qu’elle pouvait accueillir d’énormes bourdes, comme le décès avant l’heure de Sevran ou pire, l’annonce par TF1 de la mort d’un enfant qu’on a ensuite retrouvé vivant. Que dire des supputations de la presse à l’occasion de quelques crimes et faits divers et de la rapidité avec laquelle des présumés coupables sont livrés à la populace ? No comment !
Autre fait plus grave, si l’on se réfère à la fameuse déontologie ainsi qu’à la confiance que les citoyens peuvent accorder à ceux qui ont en charge de les informer, de rendre compte de l’état du monde. Une confiance sans laquelle une société se délite. Ce n’est pas Bernard Stiegler qui me contredirait. Cette confiance s’est émoussée. A titre d’exemple, le traitement de la crise financière. Sur Agoravox, notre confrère Forest en fit état dès octobre 2007, évoquant une éventuelle année noire pour la finance en 2008. Il n’était pas le seul puisque Nouriel Roubini l’avait précédé. Mais curieusement, la presse se faisait bien discrète. Et lors d’un récent zapping, on a pu entendre Jean-Marc Sylvestre, chroniqueur médiatique de l’économie, reconnaître avoir retenu l’information alors même qu’elle était disponible. No comment ! A noter également le silence sur quelques affaires impliquant l’Université. Pourquoi la presse est-elle complice de quelques méfaits ordinaires commis en cette vieille et prestigieuse institution ?
Voici maintenant l’occasion d’offrir au lecteur un extrait inédit d’un livre consacré à la blogosphère et qui aurait pu être édité si son auteur était aussi connu que Pierre Assouline. Dans ce paragraphe, j’ose un parallélisme entre le rêve humaniste qui naît avant la Renaissance et un espoir placé un peu trop hâtivement dans le Web, ses blogs et maintenant, ses médias citoyen. Il n’est pas interdit de rêver, même si la situation laisse penser au Moyen Age et que le 21ème siècle n’a pas commencé, comme je m’en expliquerai dans un prochain billet. Alors, adieu la Blogosphère mais bienvenue dans l’Agorasphère !
De Pétrarque à Gutenberg, de mai 68 à la blogosphère (l’agorasphère)
Rêve humaniste et littérature
Vers 1450, la technique de l’imprimerie est pratiquement au point. Le livre devient un objet produit en série qui du reste, sera vite contrôlé par la censure, notamment en France. Pourquoi le livre apparaît-il à cette date, et non pas au Moyen-Age ou alors après la Réforme ? Hasard ou bien nécessité ? Une chose est sûre, l’époque était marquée par une alphabétisation croissante. Un désir de lire et d’apprendre se propageait au sein de l’Europe. La culture de l’écrit germait. Doit-on alors penser que sciemment ou non, les inventeurs de l’imprimerie ont œuvré pour que la technique puisse fonctionner, afin de répondre à ce désir ? L’Europe était alors en plein rêve humaniste. Le mouvement datait d’un siècle, initié par Pétrarque. Puis les décennies qui ont suivi cette invention ont vu les valeurs et idées de l’humanisme se propager dans toute l’Europe. Au début, engouement pour les récits mystiques, puis de 1490 à 1530, diffusion des textes classiques, ceux qui ont marqué les temps forts de la culture renaissante. Enfin, le livre a permis de fixer les langues nationales dans la seconde moitié du 16ème siècle.
L’idée d’un parallèle avec les blogs m’est venue à l’esprit. Voilà un outil dont l’aboutissement technologique apparaît au moment ou s’intensifie un besoin d’expression et de communication. Certes, des intérêts économiques sont en jeu. Mais ce fut le cas de l’imprimerie depuis ses débuts. Le blog, pour faire quoi et quel rapport avec la place de la langue et de l’écriture ? Francisco Rico, philosophe espagnol, publia il y a plus de dix ans un ouvrage de référence sur la Renaissance (Le rêve de l’humanisme. De Pétrarque à Erasme, Les Belles Lettres, 2002). L’auteur précise que la notion d’humanisme date de moins de deux siècles et qu’elle fut appliquée à la Renaissance avec quelques contresens. Rico a analysé cet élan nouveau porté par une partie de la société éprise de changement, de perfectionnement. « pour les humanistes l’affirmation du caractère central de la littérature ne relevait pas seulement d’une théorie du savoir, mais bien plus d’une expérience esthétique personnelle (…) Fascination strictement hédoniste à l‘égard des réussites de l’Antiquité » (p. 35). C’est plutôt un rêve esthétique dont il s’agit, porté par le souci d’une expression dans une langue juste, élégante et précise. Cette préoccupation n’était pas restreinte à la littérature puisque la sculpture, l’architecture et la peinture furent portées par cet élan vers la quête des expressions parfaites destinée à ravir les sens et s’offrir à l’admiration des regards exigeants. Par ce biais, une élite européenne s’est prise à rêver de changer la vie en restaurant la culture antique et de corriger le monde comme on corrige un texte ou un style (p. 46).
Ce qui a été désigné par humanisme de la Renaissance repose sur une défiance vis-à-vis du monde tel qu’il était perçu, avec mépris. D’où un idéal de vie mue par un souci esthétique qui est aussi un savoir de l’homme. Et c’est là que la place de la littérature est essentielle car la connaissance est portée par un usage approprié de la langue. Bien accorder les mots pour bien représenter les choses et de proche en proche, façonner l’âme des hommes comme si on polissait un verre de lunette. A la différence près que les lentilles sont intellectuelles et esthétiques. Elles permettent de voir le réel avec une sorte de sixième sens.
L’Histoire sait maintenant que ce rêve a avorté mais que la technique et la technologie ont suscité de nouveaux espoirs. Le rêve technologique s’est substitué au rêve esthético-littéraire de la Renaissance. Il a cheminé avec un nouvel humanisme issu des Lumières tout au long du 19ème siècle. Ensuite, l’Occident a montré ses failles d’une manière tragique. Non sans qu’à toutes les époques, les individus, intellectuels, politiques ou artistes réfléchissent à un nouvel art de vivre, de nouvelles expressions esthétiques, et le tout véhiculé par un usage de la littérature. La langue est un matériau extrêmement spécial, pré-façonné, pré-accordé, un instrument magique pour ceux qui savent s’en servir. Mais l’usage ne suffit pas. Ecrire pour transmettre quoi ?
La littérature numérique gagne à être mise en perspective avec celle éditée par les imprimeurs. Le premier texte imprimé fut la Bible. Une chose est certaine, un auteur qui veut être édité travaille son texte de mois en mois. C’est une œuvre d’artisan, d’artiste. Cette contrainte n’existe pas sur Internet. D’où quelques soupçons justifiés sur la qualité culturelle des notes écrites. Mais ce qui se perd en façonnage se gagne en spontanéité. D’où l’idée-force gouvernant cet essai. Celle d’un homme-livre, qui s’exprime sans contrainte. Mais toujours cette question du comment et du pourquoi, de la place de cette activité dans le champ culturel. Quel serait l’équivalent de l’humanisme à notre époque ? Honnêtement, on devrait déceler d’énormes contrastes. L’époque est divergente, vouée à l’individualisme basique puis à toutes les formes d’activités faites en groupe ou alors culturellement déterminée par un groupe. Les tendances sont au narcissisme, au désir d’expression, d’être vu et reconnu. En ce sens, le blogging répond à ce désir de culture moyenne. Il est certain que les médias ont joué un rôle déterminant depuis trente ans, donnant la possibilité à des personnes d’être en vue et comme l’avait noté le sociologue Cazeneuve dès les années 1970, ces personnes ne sont pas forcément celles qui méritent autant d’importance.
Le phénomène d’exposition médiatique s’est renforcé. Des émissions culturelles ont mis en avant des auteurs, pas forcément les plus importants. Les show ont starisé des vedettes sans grand talent et la fameuse télé-réalité a mis en scène des anonymes se servant de quelques centaines de mots pour discuter devant les caméras. On est assez loin de la culture humaniste de la Renaissance mais l’élitisme n’est plus de mise. On admettra alors que le blogging est motivé par cette aspiration à s’exposer, s’exprimer. Avec tous les degrés mais pour l’instant, sans prétention de pouvoir rivaliser avec le meilleur des œuvres culturelles que le monde de l’édition continuera à imprimer. Je m’en tiens à l’idée d’un rééquilibrage des rapports de force entre médias conventionnels et blogosphère. Et dans le meilleur des cas, une contre-culture, voire une alter-culture risque d’émerger grâce à cet instrument. Libérer la parole en 68 constitua le mot d’ordre d’une aspiration contemporaine comme le fut l’humanisme au moment de la Renaissance. Et puis les deux rêves se sont évanouis, ne parvenant pas à engendrer cette société harmonieuse tant espérée par les esprits optimistes. Les réalités du monde social ont pris le dessus. Il y a eu de grandes et belles choses après 1500. Il y en a eu et en aura après 1968, après 2004 et 2005, années où ont germé les blogs.
La langue se fonde sur la convention sociale, tandis que la littérature enseigne à communiquer les différences individuelles
Ce paragraphe doit son intitulé à une phrase extraite du livre de Francisco Rico. En suivant le dualisme sur lequel elle repose (l’individu et la société), on pourrait la transposer et la développer ainsi : La presse se fonde sur la convention sociale et de plus, participe à la production d’un ensemble de représentations de ce qu’est ou doit être la société, avec un consensus recherché, même au travers des oppositions morales et politiques, quitte à gommer les marges : tandis que le blog permet d’exprimer les différences individuelles, enseigne à comprendre l’autre, surtout dans son vécu, son expérience originale, explicitée sincèrement par ses soins, sans sacrifier aux nécessités du consensus, de la bien-pensance, de l’adhésion à des valeurs dominantes véhiculées par le langage médiatique sous le contrôle que quelques spin doctors.
Attention à ne pas sombrer dans l’angélisme. Le blog n’est jamais qu’un support d’édition, comme d’ailleurs le livre imprimé ou le quotidien acheté au kiosque. Tout n’est pas que littérature dans le monde de l’édition, pas plus que sur la blogosphère Une seule évidence, UNE littérature est possible avec ce nouvel outil. Tout dépend du talent de l’auteur. Quant à la transmission des différences individuelles, l’enjeu est d’importance au niveau social. Une nouvelle conscience pourrait apparaître. Plus authentique, moins consensuelle et surtout, alternative par rapport aux représentations véhiculées par une presse qui a perdu son souci littéraire. En effet, les anciens savent comment était écrit un journal comme Le Monde et de quelle manière il est devenu un véhicule de pensée convenues, fort documenté certes, mais sans âme, sans originalité, fade, conforme à une idée moyenne de société moderniste. Qui se souvient de la presse spécialisée des années 1970 ? Les journaux de musique, Best, Rock n’ Folk, avec leurs articles travaillés, rebelles, véhicules d’une contre culture affirmée, inventive. Et la revue Psychologie, avec ses textes sur l’évolution sociale, les désirs d’émancipation, la libération des désirs d’inventer une vie autre que celle proposée par le système marchand. Interview de Marcuse. Bien des textes publiés avaient le niveau universitaire. Une littérature au service du savoir de l’homme. Voilà ce que fut cette époque alors que si on consulte cette même revue, on s’aperçoit qu’elle est devenue un catalogue de recettes pour gérer son plaisir et cultiver son narcissisme en maîtrisant l’environnement social.
Dire que la presse a perdu son souci littéraire est exagéré, mais une chose est sûre, la nécessité de vendre, la concurrence des autres médias, les évolutions marchandes, le modernisme a-critique, toutes ces choses ont appauvri les journaux, culturellement voire financièrement. La blogosphère est ainsi devenu une sorte d’îlot protégé où UNE littérature germe. Autant qu’une forme de culture alternative dont le support ne se réduit pas à la blogosphère. Si on voulait comparer avec l’esthétisme de la Renaissance, alors les blogs constituent le lieu où se parle, se dit, s’énonce, se transmet une Culture alternative dont les formes artistiques sont multiples, non réduites à des textes et trouvant d’autres vitrines d’exposition. Des lieux dans le monde réel autant des supports promotionnels sur Internet. Si l’on observe ce qui se passe à notre époque, on y verra sans aucun doute la figure des esthètes de la Renaissance se réincarner à travers une évolution sociale d’ampleur inconnue pour l’instant. La prudence est de mise car l’éveil humaniste n’a concerné qu’une élite alors qu’à l’ère de la technique et de la marchandise, les ensembles significatifs pris en compte par les sociologues pèsent plusieurs millions d’âmes. Mais qui sait si le rêve humaniste n’est pas en train de se réaliser à grande échelle ? Disons une sorte de mouvement conciliant modernisme et spiritualité. C’est ce qui transparaît à travers la figure des créatifs culturels aux Etats-Unis.