AgoraVox devient la Fondation AgoraVox : nouveau modèle médiatique ?

par Carlo Revelli
lundi 21 janvier 2008

Après un an de réflexion, j’ai pris la décision de transformer prochainement AgoraVox de société commerciale en fondation. Les raisons sont multiples mais le but principal est de garantir son indépendance et de préserver son avenir. Les implications et les conséquences sont toutes aussi nombreuses et à mon sens enthousiasmantes.

Le contexte historique

L’idée d’AgoraVox remonte à plusieurs années. Elle était en gestation en 1997, année durant laquelle j’ai publié un ouvrage et débuté un doctorat de recherche qui s’est achevé presque 10 ans plus tard... Le véritable élément déclencheur a été le triste épisode du Tsunami de 2004 qui m’a vraiment fait comprendre que nous sommes désormais tous devenus des capteurs d’information. L’aventure s’est alors enclenchée très vite. Le site a été lancé en mars 2005 avant le fameux référendum européen. Le succès fut très rapide et j’ai eu l’opportunité de détailler le phénomène dès la fin 2005 en collaborant avec Joël de Rosnay à la publication de l’ouvrage « La Révolte du Pronétariat ».

C’est justement avec Joël de Rosnay, que nous avions créé en 1995 Cybion, la première société française spécialisée dans la veille et la recherche d’informations sur internet. Joël a toujours été enthousiaste par rapport au projet AgoraVox et continue à être source d’inspiration et de conseil. Dès le départ, notre objectif était de préserver l’indépendance du projet. Pour cette raison, au lieu d’aller chercher des investisseurs externes, nous avons préféré lancer AgoraVox dans le cadre de Cybion qui est une société indépendante.

Grâce à ses rédacteurs et à ses lecteurs, AgoraVox a progressé et est aujourd’hui fort d’une communauté de presque 30 000 inscrits, 1 000 modérateurs potentiels et environ un million de visiteurs par mois.

Mais en grandissant une question cruciale s’est posée à nous : comment continuer à développer AgoraVox tout en préservant son indépendance et son originalité ? Comme l’explique l’historienne suisse Sylvie Oberson (en faisant justement référence à AgoraVox), «  l’autocensure à laquelle se livrent les grands médias sous la pression des annonceurs et des actionnaires - selon le principe du "qui paie commande" - représente paradoxalement une opportunité pour les "petits" éditeurs, ainsi que pour les citoyens qui souhaitent s’impliquer dans la vie publique ». Et même si nous « grandissons », nous ne souhaitons ni censure, ni auto-censure...


Pourquoi vouloir transformer AgoraVox en fondation ?

Tout simplement pour garantir son indépendance, son autonomie et préserver le journal de tout type de pressions ou menaces. Je vais essayer de détailler en illustrant mon propos avec quelques exemples.

Grâce à vous tous, rédacteurs, commentateurs ou lecteurs, AgoraVox jouit globalement d’une très bonne image auprès du public, des médias et, en conséquence, de certains investisseurs de la sphère web 2.0. Ainsi, depuis le mois de février 2007 nous avons régulièrement été approchés par des sociétés souhaitant investir dans AgoraVox des fonds relativement importants. Cela nous a fait beaucoup réfléchir, car contrairement à ce que certains pensent, faire fonctionner AgoraVox coûte de l’argent à plusieurs niveaux (gestion du site, modération, promotion, communication, hébergement, juridique, procès, etc.).

J’ai beaucoup hésité car un apport financier externe aurait facilité le développement du site en permettant notamment de professionnaliser notre démarche. En même temps, je perçois une incompatibilité intrinsèque entre un média dit « citoyen » ou « participatif » et une levée de fonds classique. D’autant plus que, vous vous en doutez, les investisseurs les plus intéressés exercent surtout dans les sphères classiques du pouvoir, de la finance et des médias traditionnels...

En outre, lors de la dernière présidentielle (date à laquelle AgoraVox a eu une importante couverture médiatique), je me suis rendu compte des pressions ou menaces que nous pouvions subir et surtout de notre fragilité relative.

C’est donc pour préserver l’indépendance et la pérennité d’AgoraVox que j’ai envisagé de créer une fondation.

Pourquoi créer une fondation ? Pourquoi ne pas créer simplement une nouvelle société commerciale ?

Nous rentrons là dans des considérations presque d’ordre socio-philosophiques... Sans vouloir prendre une posture anticapitaliste, qui n’est pas la mienne, toute société commerciale (et en particulier la société par actions) a pour finalité intrinsèque le profit de ses actionnaires. La recherche du profit fait partie de l’ADN de toute société commerciale et c’est cet ADN qui lui impose de tendre perpétuellement vers cet objectif avec fermeté, lucidité et trop souvent sans aucun état d’âme. Il s’agit-là d’un fait et non d’un jugement de valeur.

Si l’on veut continuer avec des analogies sur l’ADN, il est intéressant de lire un récent article de Benoît Raphaël : « Les 8 nouveaux gènes du nouvel ADN de l’information  ». Selon lui, l’ADN de l’information a été bouleversée par la révolution numérique et comporte désormais 8 nouveaux gènes... Benoît Raphaël conclut en affirmant que l’ADN de l’information ayant bel et bien changé, l’ADN des journalistes doit également changer... Je partage complètement ce point de vue, mais j’irais encore plus loin. Si l’ADN de l’information a réellement changé, c’est non seulement l’ADN des journalistes qui doit changer, mais aussi et surtout celle de l’éditeur...

Je pense qu’aujourd’hui concilier éthique et quête de neutralité informationnelle demande l’invention de nouveaux modèles médiatiques. Ainsi, la création d’une fondation nous a paru la démarche la plus appropriée pour préserver l’indépendance et la pérennité d’AgoraVox.

Par ailleurs, si on y parvient, ce sera la première fois (à ma connaissance) qu’un média est géré par une fondation indépendante.

En quoi consiste précisément une fondation ?
Selon l’European Foundation Center, une fondation est une personne morale à but non lucratif créée pour accomplir une œuvre d’intérêt général. Plus précisément, comme l’explique Wikipedia, « le terme de fondation désigne l’acte par lequel une ou plusieurs personnes physiques ou morales décident l’affectation irrévocable de biens, droits ou ressources à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général et à but non lucratif. La fondation se distingue de l’association par le fait qu’elle ne résulte pas du concours de volonté de plusieurs personnes pour œuvrer ensemble, mais de l’engagement financier et irrévocable des créateurs de la fondation, qu’il s’agisse de particuliers ou d’entreprises. Une fondation, c’est avant tout de l’argent privé mis à disposition d’une cause publique ».

Même si ce n’est pas trop le cas en France, beaucoup de services qui évoluent dans la sphère du logiciel libre, de l’open-source ou du collaboratif fonctionnent sous forme de fondations notamment dans les pays anglo-saxons. Il suffit de penser à la Wikimedia Foundation, à la Fondation Mozilla pour Firefox, à la Fondation Linux, à la Fondation Ubuntu, à la Fondation pour le logiciel libre de Richard Stallman ou à la Electronic Frontier Foundation.


Où créer la fondation ?

Au départ, nous souhaitions créer une fondation en France, mais nous avons vite compris que cela était impossible, voire déconseillé vu la portée de notre projet. Schématiquement, en France il existe trois types de fondations :

Ces différentes alternatives nous ont donc semblé ni réalistes ni souhaitables...

Ainsi, nous nous sommes tournés vers l’étranger, mais avec la volonté de rester en Europe : l’Italie ou la Belgique peuvent accueillir la fondation AgoraVox dans des conditions respectables et garantir pleinement l’indépendance de la structure. En effet, dans les deux cas, la législation semble bien plus ouverte et favorable à ce type d’initiative d’intérêt général.

En principe, la fondation AgoraVox aura donc vraisemblablement son siège en Belgique ou en Italie à moins que quelqu’un n’arrive à nous démontrer qu’un montage garantissant l’indépendance recherchée est également possible en France.

Quelles vont être les finalités de la fondation ?

D’une part, il s’agit de garantir et de pérenniser l’engagement d’AgoraVox en faveur de la liberté d’expression. Tout citoyen doit pouvoir s’exprimer indépendamment de ses orientations politiques, économiques, religieuses, culturelles ou sociales. Cela peut paraître une banalité, mais ça ne l’est pas du tout. Encore moins en ce moment.

Quand on parle d’indépendance, je ne peux pas m’empêcher de penser à la célèbre Déclaration d’indépendance du Cyberespace que John Perry Barlow (le co-fondateur de la Electronic Frontier Foundation) eu le courage de lire à Davos devant tous les chefs d’Etat de la planète en 1996... Je pense que ce texte garde toute son actualité et vu les temps qui courent, je ne peux qu’encourager à le méditer...

D’autre part, le site AgoraVox va se développer, et nous souhaitons perfectionner le modèle afin de le reproduire en lançant éventuellement d’autres sites participatifs. Dans le cadre de la fondation, nous allons lancer un grand projet nommé AgoraVoices. Celui-ci va suivre le modèle de l’open-source et du logiciel libre. Tout un chacun pourra créer son propre média participatif selon des modèles qui restent à définir et qui permettront de générer dans certains cas des revenus. Dans cette optique, je collabore avec Thierry Crouzet au projet Cozop (encore en pré-test) qui est une zone de coopération : une sorte de club de lecture géant, un espace de « social reading ». Je reviendrai prochainement sur ces innovations.

Par ailleurs, comme je l’ai précisé samedi dernier lors de la séance plénière du 28e congrès annuel de l’Union des clubs de la presse de France (UCPF), notre objectif est aussi de renforcer par tous les moyens de nombreuses enquêtes participatives en collaboration avec des journalistes d’investigation ou des experts reconnus. Différentes nouveautés sont à prévoir à ce niveau. Comme l’indique Libération, il est encouragent de voir qu’aux Etats-Unis des mécènes américains commencent à financer des enquêtes indépendantes et des véritables initiatives de journalisme d’investigation.


Comment va vivre la fondation ? De quoi avons-nous besoin ?

La question du financement de la fondation AgoraVox est bien sûr un point crucial...

A partir du moment où AgoraVox évolue au sein d’une fondation, il est clair qu’il faut trouver des compétences et des sources de financement complémentaires qui puissent faire fonctionner le site. La publicité financera vraisemblablement une partie des coûts, mais cela ne sera pas suffisant, notamment si l’on souhaite garantir l’essor d’AgoraVox dans d’autres pays ou sur d’autres thématiques. Il y aura un appel aux dons auprès des lecteurs volontaires qui souhaitent librement financer cette aventure comme le fait Wikipédia. Nous en reparlerons bien sûr. Nous irons aussi à la recherche de mécènes qui souhaitent favoriser la liberté d’expression. Mais nous cherchons aussi des nouvelles compétences et des volontaires.

N’hésitez pas à nous contacter si vous avez des compétences techniques (notamment Lamp et/ou Spip) ou si vous envisagez de soutenir la Fondation en versant un don : cela nous permettra de mesurer votre adhésion à cette initiative et de vous recontacter le moment venu.

Il est clair que les compétences et les finances sont le nerf de la guerre de l’information et de la désinformation dans laquelle les médias sont plongés depuis plusieurs années.

Certains parmi vous pourraient penser que dans un souci d’indépendance il faudrait également renoncer aux revenus publicitaires. Dans l’idéal peut-être, mais de manière réaliste je pense que cela est inutile et dangereux. Dangereux, car sans publicité ce modèle sera difficilement viable, surtout au début, même si à terme les revenus publicitaires ne doivent constituer qu’une partie minoritaire des ressources de la fondation. Même Wikipedia a du mal à vivre des seuls dons et elle cherche des sources de diversification. Et pourtant les pays anglo-saxons ont une tradition des dons bien plus poussée que la nôtre.

Personnellement, je ne crois pas trop aux pressions des annonceurs sur internet. En presque trois ans, je n’ai subi aucune pression de la part d’un annonceur. Probablement pour une raison assez simple : nous n’avons aucun contact direct avec les annonceurs qui sont gérés par des régies publicitaires autonomes. Je ne dis pas que des pressions sont impossibles, mais pour l’instant je n’en ai pas vu à notre niveau. En revanche, nous nous réservons le droit d’interdire tel ou tel annonceur sur le site et ce sera toujours le cas pour le futur.

Quoi qu’il en soit, sachez que cette décision n’a pas été évidente à prendre, elle a été longuement réfléchie depuis un an et constitue probablement le choix le plus difficile que j’aie jamais eu à faire. Mais je pense sincèrement que c’est la meilleure opportunité pour garantir notre essor. Le fonctionnement d’AgoraVox ne peut appartenir qu’à ceux qui le font vivre tous les jours.


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