Baudrillard et la société de l’information
par L’Apériodique
vendredi 26 octobre 2012
Lisez donc, je veux dire « consommer » donc cette information...
« Évidence de l’abondance », liberté de choix, « errance ludique » : nous y sommes ! L’univers en ligne reproduit à s'y méprendre le cauchemar narcissique de Jean Baudrillard, l'oracle de la contre-culture française (hurlements terrifiées). Si on saisit sous les verdicts du sociologue, la compréhension profonde des mécanismes qui régissent nos comportements IRL (in real life), on devine, au long de ces pages, à quel point ces comportements sociaux déterminent des phénomènes observés lorsque nous sommes connectés. De plus, la lecture de ses ouvrages, étonnamment intemporels et illustrés dans nos quotidiens, permet de saisir qu'il n'y a qu'un pas de la "Société de la consommation" au monde de l'info moderne, une frontière infime que le web 2.0 a allègrement franchi (bruits de foule qui s'enfuit). Petite confrontation de l'info à ses travers, petit rappel d'une des pensées les plus intéressantes du siècle précédent.
(Merci à Agoravox d'accueillir cette contribution. Vous pouvez également retrouver cet article sur l’Apériodique)
- un peu débordé ?
CONSO, INFO-CONSO ?
Le rapport à l’information a évolué
Pour débuter, rappelons l'essentiel. Je n'apprendrai rien à personne : c'est l’ère de l’info-marchandise. L'actu, de midi à minuit, le web indéfini, il s'agit désormais d'une "zone" de consommation à part entière, régie par les mêmes règles de masse. Bombardés en permanence d'une info massifiée par le net, nous en sommes venus à nous informer un peu comme nous faisons des courses, la rétine décalquée à force d'actualiser nos comptes. Dans ces conditions, il est intéressant de remarquer à quel point un des ouvrages majeurs de la sociologie française, "La société de consommation", permet de décrypter nos comportements en ligne. Ces analyses, bien qu'antérieures à l'émergence du web, jettent sur la consommation (et donc sur le net) un regard sévère et scrutateur. Ainsi, si Mark Zuckerberg (le fondateur de Facebook) a énoncé le premier que « la norme sociale est en train d'évoluer » avec internet, le rageux Baudrillard avait extrait les fondements de ce mouvement depuis plusieurs années, avant l'apparition du net. Et nombre de ses verdicts se sont du coup exportés en ligne, ce qui permet de le redécouvrir encore aujourd'hui, avec autant de force. Quelques exemples pour illustrer ce constat :
LA SUPÉRETTE DE L’INFO
La logique du drugstore
Sur le net désormais, les principaux producteurs d’informations (les sites d'info comme le Monde, le Figaro, les sites communautaires comme Youtube) présentent leurs contenus un peu comme des étalages, des vitrines d'e-news (titres et photos alignées, catégories...). De plus, chaque requête, nous amène à l’ensemble des types d’informations recherchées, classées, triées, minutieusement hashtaguées, afin de gouverner notre parcours. En leur sein, des onglets "sur le même thème" aux liens internes, nous nous baladons entre les "rayons" de ce tumulte d'images et d'idées. En quelque sorte, nous "remplissons notre panier" puisqu'il s'agit en fait d'une reproduction de la logique des Grandes Surfaces, telle qu'elle a été intégrée par les journalistes depuis l'avènement du net. Entre autres, les notions de "centrifugeuse" ou d'"agrégateur d'information" développées par Bruno PATINO du Monde (France Télévisions, France Culture...) et d'autres analystes, évoquent clairement cette logique du "tout en un", cette idée d'un journalisme qui évolue en rassemblement et re-traitement des contenus du web. Cette idée se trouve également au cœur de la logique du consumérisme de Baudrillard comme " la synthèse des activités consommatrices", "l'amalgame des signes, de toutes les catégories d'objets" où toutes les activités "s'enchaînent sur le mode combinatoire", ce qui s'observe bien sur le média en ligne.
LA PÉNURIE ORGANISÉE
#ACTUALITÉ #MODE #NOUVEAUTÉ
L’offre crée sa demande, ce n’est plus un mystère, et nous voilà tous veilleurs, suspendus au fil d’actu de nos profils avides ! C’est un autre aspect de la consommation exploré par Baudrillard qu’on retrouve sur la toile et qui influe lourdement sur nos comportements. En effet, étant donné que le net vit économiquement d’une injection permanente de « nouveauté » (un peu comme la mode), les sites d'information et les créatifs de tous bords sont amenés à renouveler leur offre en permanence, à respecter le rythme cyclique et quotidien du net. Quelqu’un qui ne publie pas est noyé dans la masse. Pour ce qui est des viewers (de notre côté), nous sommes devenus d’abondants consommateurs, rapidement en "manque", rapidement oublieux, mais également pressés à la consommation. En ligne comme dans les boulevards commerçants, le revers de l’ « illusion d’abondance » se trouve toujours être la « pénurie organisée », la boulimie du web, la recherche effrénée. Ainsi, suite à une étude de l’infolab sur la question, l’évolution du rapport des Français à l’info est interprétée par plusieurs observateurs (Antoine Allard, Alexandre Ribichesu) comme le développement d’une forme de "dépendance" (un peu comme les boulimiques face aux aliments). En tout cas le développement d’indices laissent présager que l'info pourrait être, sous certaines conditions une "substance addictive" (et c'est un toxico de l'info qui vous écrit) : 72% des français déclarent s’informer plus qu’il y a 5 ans ; l’émergence de la « fast news » comme norme pour occuper les temps morts ; 40% des français sont en contact avec plus de 4 médias par semaine ; le multitasking est particulièrement important sur l’usage du mobile en consultation ; 76% des français se sentent submergés par l’information (82% des 15-24 ans). La facture de cette abondance se paie en anxiété, en stress, et en fatigue.
Source des indices ci-dessus : Frenchweb : le magazine des professionnels du net
LA LOGIQUE DE L’AMBIANCE
Du drama à l’infotainment
En fait, une fois l’information libérée, le web ressemble un peu à un immense "Forum", à ce gigantesque amas de données où l’on vient se divertir autant qu’acheter, ou l'on se promène autant qu'on s'informe, ce qui reproduit encore la logique des centres commerciaux, des Halles, des Hypermarchés. On y retrouve en effet des ingrédients précis destinés à arrondir les angles (musique, décor, design, variété), étudiés expressément afin d'instaurer une ambiance. En ligne (comme dans la presse papier d'ailleurs), ce décorum est une sorte de "package", une manière d'"ambiancer" l'info (inutile de revenir sur les bases de l'infotainement : il n'y a qu'à regarder le Petit journal, pour comprendre de quoi il retourne). Le divertissement est un des aspects activement recherchés par les sites : les supports convergent et les barrières s’effondrent ; on combine des flux pour amener la plus grande diversité, un immense divertissement. Les gros producteurs de médias (les sites d'informations, les plateformes d’échanges) combinent constamment les formes d’expression (blogs, éditos, communiqués de presse...) et les registres (humour, drame, "coup de gueule") tandis que le lecteur est invité à papillonner, à "flirter" d'une info à l'autre . Pour finir, les liens internes se multiplient pour permettre un parcours, un mix de sens et d’info inattendu. Alors, s’informer devient une « exploration ludique ». L'info est assimilée à un loisir, parfois au détriment de son contenu (idéologie, sens, analyse). C'est en tout cas l'interprétation que prête Jean Baudrillard à la consommation, qui substitue à l'utilité de l'objet un sens nouveau, distinctif selon lui.
L’INFO - FÉTICHE
Marché de la nouveauté
Comme l'expliquait Marc Zuckerberg : « Les autres mecs pensent que le but de la communication est d'obtenir des informations. Nous pensons que le but de l'information est de favoriser la communication. » En effet, ce que ne savez pas à cet instant, vous allez le savoir à très courts termes. La permanence et l’accessibilité de l’info en temps réel a mis fin, dans certains milieux, au débat de connaissance, traditionnel, au profit du débat sur la nouveauté. C’est la logique du partage ou du « retweet ». L’info ne vaut plus en tant que telle mais par rapport à ce que les autres en font : c’est une logique fétichiste de l’objet, en l’occurrence de l’info, qui s'installe. L'actualité est un lieu de concurrence, de construction d'un rapport entre les acteurs. Cette logique, originaire du monde journalistique, s'exporte sur les réseaux à l'ensemble des usagers. Elle avait également été observée dans les échanges de biens dès les années 1980 par le sociologue.
« KNOW YOUR MEME »
« Connais-toi toi-même »
Allez, un dernier et je vous laisse vous procurer le bouquin. Ce dernier exemple illustre sans doute l'aspect le plus intéressant de l'application de Baudrillard au net. Il s'agit de notre représentation en ligne, de l'image que l'on renvoie. En effet, comme l’a très bien explicité "La Société de Consommation", consommer est devenu plus que jamais un des premiers "relais du paraître", et finalement du classement social des individus. Du coup, Grosso modo, les nouveaux riches flambent, les anciens riches se cachent, les classes moyennes se répartissent entre bobos, nouveaux pauvres, bomeurs, faux prolos, vrais cadres (c'est bien sûr une série de clichés que j'ai développée ici)... Il demeure cependant que le net peut s'apparenter au règne des apparences : s’informer, échanger et poster (infos, vidéos) revient bien à se présenter d’une certaine manière, à exprimer ce que Baudrillard appelle le P.P.D.M. (la Plus Petite Différence Marginale), soit un moyen de « personnaliser » son rapport à l’usage. Si "Facebook", "Twitter", "Linkedin" et consorts sont aussi employés, c’est précisément parce que l’info ou le divertissement qu’on y développe nous donne l’opportunité de décrire cette particularité, exprimée auparavant dans la consommation. C'est aussi ce qui nous rapproche des autres ou nous éloigne. Etre un sportif, un banlieusard, un ‘hipster’, un prof de lettres ou un geek des familles, c’est donc pratiquer le net d’une manière orchestrée, programmée par des références culturelles. C'est se présenter d’une façon donnée. On oserait même dire que c’est moins « ce qu’on consomme" que « le genre d’information » (politique, fait-divers) et « le lieu de consommation » (slate.fr ou 20 minutes, journal mainstream ou blogs inconnus) qui priment. La tendance est à la recherche du petit plus, du traitement original... et ainsi, sur le net, nous reproduisons cette illusion égalitaire, cette réalité de classements que la consommation nous impose dans tous les aspects de notre vie.
Et je vous le dis, braves gens (qui n’y connaissent rien, bien sûr), une mécanique terrifiante de dissolution opère sous chacun de nos clics ! Pire, de terriîîbles mécaniques de conformisme sociale seraient en marche sur le web EN CE MOMENT MÊME (effet de syle) et un triomphe illusoire de l’individualisme gondolerait vos cervelles...Je vous prie d’excuser ces quelques digressions légèrement pédantes/antimondialistes, mais le but est avant tout de vous inciter à lire cet auteur dont le fond de pensée est extrêmement stimulant, et surtout très utile : ses analyses saisissent de nombreux aspects liés à notre mode de vie, et même intègrent nos professions (notamment si elles sont liées au net). De plus, aborder la toile avec des théories issues du réel, c'est également comprendre à quel point le net continue et complète notre vie de tous les jours.