Bonjour chez vous !

par Philou017
lundi 19 janvier 2009

"Je ne veux pas être contraint, fiché, enregistré, catalogué, brifé, débriefé, ou numéroté. Ma vie m’appartient."

"Je ne suis pas un numéro. Je suis un homme libre !"

Ces phrases issues de la série "Le Prisonnier" sont restées célèbres. Patrick McGoohan, le "number six" de la série vient de nous quitter. A la fois comédien, réalisateur, scénariste et producteur, Mc Goohan avait réalisé une série de 17 épisodes qui a marqué son époque. "Le Prisonnier" est devenue une série culte qui a encore de nombreux fans, et qui laisse nostalgiques beaucoup de téléspectateurs.

Mais qu’avait donc de si spécial ce feuilleton ?

D’abord l’histoire. Il s’agit d’un agent secret qui, ayant remis sa démission à son service, à Londres, est enlevé et se retrouve dans un village inconnu, au bord de la mer. Les habitants ont apparemment une vie des plus tranquilles et n’ont pas de nom, mais des numéros. Mc Goohan découvre ainsi qu’il est le numéro six. Le numéro Deux semble diriger le Village. La série raconte sa quête pour apprendre à quoi rime ce Village, quel est le motif de sa présence ici, pourquoi on essaie si peu de s’y échapper. Dans une atmosphère faussement rassurante de Village de vacances aux allures Kitch, le numéro six va essayer de démonter les mécanismes de l’enfermement et de la manipulation.

Mais il ne s’agit pas simplement d’une banale histoire d’espionnage. Chaque épisode va poser des questions sur la place de l’homme dans la société, sur l’abandon de l’individualité face aux besoins d’une société "normalisée", sur la façon dont les pouvoirs manipulent et formatent les individus, sur le conformisme et la révolte. Chaque épisode sera l’occasion d’aborder ces thèmes sous un angle différent.

La série fourmille de trouvailles comme le Rôdeur ou le jeu d’échiquier humain. Ce qui me fascine le plus, c’est la "signifiance" qui surgit presque dans chaque scène. Quand on est attentif, presque tout vous parle.
Et c’est là qu’est une des clés de la réussite. Ce qui se passe interpelle les spectateurs, qui rapidement s’identifient au "Prisonnier". Chacun partage ses doutes et ses questions dans une histoire où beaucoup de choses ne sont pas dites, le spectateur va affronter l’énigme du Village en même temps que le numéro six. Les voiles ne se lèveront que peu à peu.
Mais la série pose plus de questions qu’elle n’en résout. De nos jours, plusieurs scènes sont encore motifs à discussion et interprétations dans le cercle des aficionados. Et qui est le numéro 1, ce chef suprême qu’on ne voit jamais ? Je vous laisse chercher la réponse...


Cette série était tout simplement géniale. Par son caractère atypique, par l’atmosphère d’étrangeté, par ses trouvailles et sa créativité, par ses questions et la subversion profonde qui les sous-tendent. Surprenante et dérangeante. A tel point que Mac Goohan dut se cacher quelque temps après la fin de la diffusion face au courroux de certains téléspectateurs déroutés par le dernier épisode, qui avait été annoncé comme devant "tout éclairer".
Le dernier épisode était attendu par les fidèles comme le messie, acte final censé dévoiler les milles mystères non résolus de la série. La diffusion provoqua un tollé, les spectateurs, furieux, firent exploser le standard de la chaîne. Il faut bien avouer que cette conclusion était plus un renvoi dans les pieds du téléspectateur qu’autre chose. Aujourd’hui encore, l’épisode reste un délire psychédélique intense et assez éprouvant, jouissif et bordélique, porté par la musique des Beatles (All you need is love), et on peut comprendre que les esprits les plus cartésiens soient frustrés par un tel climax. Les 16 épisodes précédents avaient pourtant pavé la voie, indiquant que la série était guidée par le symbolisme et l’abstraction, et que son pouvoir de fascination chatouillait surtout les zones sensorielles du cerveau du spectateur.

Un chef-d’œuvre télévisionnaire ?

Pourtant, les médias ont peu parlé de la disparition de Mac Goohan, qui a marqué son époque et beaucoup de téléspectateurs. Parce que trop dérangeant ? Quarante ans après ? Regardons cela de plus prés.

- la série dénonçait une société ultra-conformiste avec un bonheur "institutionnalisé" applicable à tous. Notre société où la consommation, la recherche du profit sont érigées en normes standards applicables à tout le monde n’est-elle pas ultra-conformiste ? Les citoyens ne sont-ils pas conditionnés continuellement par la pub, les discours médiatiques, les vérité officielles ? N’a-t-on pas fait du "pouvoir d’achat" une sorte d’idéal suprême pour tous ?

- Les Villageois sont surveillés par des micros, des caméras placées presque partout. Des haut-parleurs scandent la marche à suivre et les évènements auxquels chacun se doit de participer. Notre société est de plus en plus espionnée, les caméras vidéos foisonnent. Partout, on trouve des écrans et des radios où des gens nullement élus ou désignés par le peuple de quelque manière, mais soumis aux pouvoirs, nous informent, nous influencent, nous suggestionnent.

- Le politiquement correct obligatoire dans le Village, est ultra présent dans notre monde et nos médias. Ceux-ci nous renvoient une image du monde rassurante et abrutissante, souvent loin de la réalité.

- Ne sommes-nous pas depuis des années dirigés par des sortes de "numéros Deux" qui cherchent à nous faire rentrer dans un modèle, qui nous expliquent ce qui est bon pour nous, qui établissent partout le même modèle de société. A tel point qu’on peut se demander s’il n’y a pas un Démiurge "Numéro Un" qui superviserait cela secrètement.

Lisons cette analyse de Myriam Guinot et Baptiste Marcel :

Un des thèmes clés de
ce chef-d’œuvre, c’est la reconnaissance de l’individu en tant que tel et non pas en tant qu’élément reproductible et remplaçable de la communauté. Le N°6, c’est soi-même, le Village, c’est la société, une société oppressante digne du 1984 de George Orwell ou du Fahrenheit451 de Ray Bradbury. L’Individu, surveillé, manipulé, est gavé de culture bon marché (The General), engagé dans la farce politique de la démagogie(Free for All),abreuvé de guimauve populaire telles la joie et les loisirs forcés(Danse of the Dead, c’est carnaval, mais on n’a pas le choix du déguisement...).L’individu (ou plutôt le "mouton") est contraint au conformisme : contraint de sourire en même temps que les !autres, d’écouter les niaiseries de la radio qu’il est impossible d’éteindre ("Good morning all, it’s another beautiful day..."), d’applaudir et rire au signal convenu (comme dans les sitcom TV). Le Village a donc un régime totalitaire ? Non, et c’est là toute l’horreur. Tout comme les habitants de Brave New World (Le Meilleur des mondes) ou, dans une moindre mesure, les ouvriers de Metropolis, chacun est soumis, chacun est heureux de vivre dans cette joie artificielle, mécanique, aseptisée, où la vie ne se valorise plus par ses tourments et ses joies, puisque la lutte est annihilée et que le bonheur est forcé, chacun étant fondu dans une masse homogène, chacun n’étant plus qu’un numéro.

Ca vous parle ?

En fait, les coïncidences dérangeantes deviennent de plus en plus évidentes entre le Village et nous. L’ironique "bonjour chez vous" pourrait bien s’adresser ... aux téléspectateurs, finalement. Quarante ans après, McGoohan met toujours le doigt où ça fait mal.
Heureusement, les "numéro six" deviennent de plus en plus nombreux et rejettent le modèle de société imposé et son matérialisme forcené et insipide, grâce à Internet notamment. Les numéro Deux en place et leurs clans connaitront-ils l’échec ?

Mais Mc Goohan va plus loin. Il suggère que le mal est en nous, que nous sommes les premiers responsables des turpitudes et des dérives du monde... Gandhi disait :"Change en toi ce que tu veux changer dans le monde".

"Le Prisonnier" est un exemple de ce qu’aurait du être et ce que devrait être la télé : créative, originale, non-conformiste, critique, subversive à l’occasion.
Quand on voit les émissions basées sur la recherche systématique du paquet d’euros, les films et séries répétant indéfiniment les antiennes du bon et du méchant, du flic et des délinquants, on est loin du compte. Quant à l’information, elle est superficielle, conformiste et globalement alignée avec les pouvoirs en place. Qui oserait suggérer qu’une série comme "Le Prisonnier" pourrait voir le jour aujourd’hui ? En attendant, n’hésitez pas à la retrouver, elle a peu vieilli.

Ce qui me plait chez McGoohan, c’est qu’il ressemble à son héros. Indépendant et sans concession. Quand il s’attaque au "Prisonnier", c’est un acteur très connu en Grande-Bretagne. Il a notamment été la vedette du feuilleton "Destination Danger" ou il jouait déjà le rôle d’un agent secret. Mais Mc Goohan ne veut pas être cantonné à un rôle. Il refuse même le rôle de James Bond dans "James Bond contre Dr. No", évitant de s’engager dans les succès faciles. Celui-ci sera repris par Sean Connery. Mc Goohan a dans la tête d’autres choses. Le producteur de "Destination Danger", Markstein a l’idée d’une série avec un agent secret enlevé suite à sa démission. Inspiré par l’idée, Mc Goohan demandera à assurer la production afin d’avoir les pleins pouvoirs". Lui et son équipe de scénaristes vont s’en donner à cœur joie (L’équipe était principalement composée de Mc Goohan, Markstein, Smart et Chaffey).
Après "Le Prisonnier", Mc Goohan partira aux Etats-Unis, où il est né, mais ne tournera plus guère. A coté d’apparitions remarquées dans Braveheart et L’évadé d’Alcatraz, il tournera quatre épisodes dans Columbo aux coté de son ami Peter Falk. Il ne fera jamais un cachet "alimentaire", il choisit avec qui il veut tourner. Il a écrit aussi un certain nombre de scénarios, dont certains pour Columbo.

Mc Goohan est parti rejoindre les anges. Il avait un idéal et une haute vision de la vie, et s’y tenait avec force, volonté et élégance. Sans doute qu’en arrivant chez eux, il leur a lancé :
"Bonjour chez vous !".

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