Bonnet blanc et blanc bonnet
par Karibou
lundi 26 juin 2006
Le principal quotidien du sud-est des Etats-Unis, L’Atlanta Journal Constitution, vient de vivre une semaine éprouvante, à la suite d’une controverse provoquée par un dessin de son caricaturiste le plus renommé - il vient de recevoir son second Prix Pulitzer - et le plus sulfureux, Mike Luckovich.
A l’origine, Luckovich avait flanqué son dessin du titre provocateur "Pot and kettle" (traduisible en français par l’expression "Bonnet blanc et blanc bonnet"), avant de se raviser et d’opter pour le plus modéré mais tout aussi limpide "Book on Torture" ("Le livre de la torture"). Une formidable levée de boucliers a donc suivi sa publication, exprimée par plusieurs centaines de messages ulcérés, voire carrément haineux, en provenance du lectorat.
Une interprétation littérale s’arrêtant à la comparaison des pratiques de la torture par Al-Qaida avec celles de l’armée américaine affronte ici la vision du dessinateur qui, en réponse au tollé général, déclare : "Si nous voulons réussir en Irak, nous devons nous souvenir que notre arme la plus puissante, plus efficace que n’importe quelle bombe que nous pourrions lâcher, est notre autorité morale. Al Qaida incarne le mal et la brutalité. (...) Leurs méthodes de torture sont à des années-lumière de ce que les Etats-Unis peuvent être accusés d’avoir commis. Ceci dit, le fait que nous ayons jugée acceptable TOUTE forme de torture permettant d’obtenir de l’ennemi du renseignement a causé un tort irréparable à notre cause. Je doute que les Irakiens fassent la distinction dans leur esprit, et cela est effectivement très triste."
Certes, le dessin peut paraître outrancier et la désapprobation majoritaire (près de 90% des lecteurs ayant voté sur leur appréciation du dessin ont exprimé une opinion négative) se justifie de ce point de vue. Mais si l’on fait l’effort de projeter son regard au-delà de la réaction de rejet initiale, on reconnaîtra que la caricature - c’est là sa fonction première et elle use toujours des procédés de l’exagération et de l’amplification, ne l’oublions pas - force chacun à un examen de conscience auquel il n’est pas injustifiable de se soumettre. Que l’on soit Américain ou pas, d’ailleurs.
Quelle que soit l’opinion que l’on puisse avoir sur le sujet de la torture, quelles que soient les contradictions philosophiques auquel il conduit immanquablement, on ne peut pas ignorer le principe supérieur de cette "autorité morale" dont nous sommes, dans nos démocraties occidentales, les porte-voix. Au-delà de ce qui peut se passer dans des contrées en guerre, dans le feu de l’action et sur un terrain que seuls connaissent ceux qui le pratiquent au péril de leur vie, on peut tout de même éprouver un profond malaise au regard de certains faits.
En effet, qu’il puisse exister quelque part en Occident un Guantanamo qui s’affranchisse de tout cadre légal, sous le regard ébahi et impuissant du monde entier, et avec l’aval d’une administration y approuvant la pratique de certaines formes de torture en toute impunité, ne constitue-t-il pas matière à susciter la révolte ? Que la plus grande démocratie du monde prenne de telles libertés avec la Convention de Genève, qu’on lui découvre des prisons secrètes dans des pays européens complices, sans oublier la monstruosité d’Abu Ghraib dont on est en droit de se demander si elle aurait conduit aux condamnations en Justice que l’on sait si les médias n’avaient pas révélé et fait exploser l’affaire au grand jour, n’y a-t-il pas là de quoi provoquer une saine colère ?
Alors, Mike Luckovich mérite-t-il le lynchage moral(isateur) dont il est actuellement l’objet aux Etats-Unis ?