Ce qu’on a oublié de vous dire à propos du cinquième pouvoir

par Eric Culnaert
mardi 27 mars 2007

Le 24 mars à Paris se tenait la journée Agoravox, avec pour mot-clé « 5e pouvoir ». La définition qui en a été proposée en ouverture débouche sur une image idyllique de la société future, mais résiste-t-elle à l’analyse ?

24 mars, un samedi à L’Usine.
Environ 300 personnes réunies autour de la grave question de savoir si le 5e pouvoir en est un ou pas, et puis aussi pour faire la fête à Agoravox - comprenez l’expression comme vous voudrez, ça sera de toute manière un peu le reflet de ce qui s’est passé : des petits fours et des gens sympas bien disposés les uns envers les autres, quelques poussées d’énervement, de longues plages bon enfant où tout le monde s’abîme dans la contemplation un rien surprise du miracle de l’intelligence collective venue habiter les outils technologiques qu’on a déployés pour elle.

Très impressionnant, en effet, et très bien vendu, comme toujours quand c’est Thierry Crouzet qui s’occupe de l’emballage. Vous saviez, vous, que les ingénieurs de Lego avaient dû renoncer sous la pression du marché à imposer plus longtemps aux enfants du monde entier leur vision totalitaire des voitures de pompiers ? Eh bien si, c’est ce qui s’est passé : maintenant, "à cause que le 5e pouvoir il te rend plus fort", les ingénieurs ils ne dessinent plus les plans des voitures de pompier, ils fabriquent des logiciels qui te permettent de concevoir toi-même ta propre voiture de pompier et hop !, tu reçois les pièces qui vont bien. Même que les meilleures ventes, ce sont des modèles conçus par des utilisateurs. Moralité : le consommateur reprend le pouvoir, il ne se laisse plus imposer par une firme un modèle préconçu de voiture de pompier.

Oui, oui, oui... pour du pouvoir, c’est du pouvoir, pas de doute. En fait, c’est même encore plus fort que ça, c’est du non-pouvoir, y a pas plus fort comme pouvoir, Petit Scarabée. Amusons-nous néanmoins un instant à appliquer une grille de lecture marxiste à cette belle histoire : où qu’il est l’outil de production ? C’est qui la force de travail ? C’est qui qui l’apporte sa créativité, cette valeur ultime de notre société de l’information ? Et c’est qui qui se met de l’argent dans les poches ? Si Ford avait pensé en son temps que le 5e pouvoir finirait par lui gâcher son petit rêve tayloriste, sûr qu’il aurait renoncé à fabriquer des bagnoles toutes pareilles au prix de la sueur des ouvriers, avec les soucis que cause immanquablement la gestion du petit personnel. Il aurait invité tout un chacun à venir s’essayer à fabriquer une bagnole dans son usine (en payant, hein, faut pas exagérer non plus) et puis le jour où d’aventure un pékin aurait réussi à en faire rouler une, il aurait ajouté le modèle à son catalogue. Le mec qui se serait échiné à transformer en véhicule le tas de boulons généreusement mis à disposition par Ford se serait sans doute senti vachement fier, et la fierté ça n’a pas de prix, tous les prolos savent ça.

Sauf qu’aujourd’hui les prolos ça n’existe plus. Condamnés par les lois de l’évolution, ils ont disparu pour laisser la place aux pronétaires, un genre de dinosaures plus petits, plus véloces, et surtout pourvus d’un plus gros cerveau. Comme ils sont petits, ils sont hargneux et ne veulent plus se contenter de consommer l’info produite par d’autres, ils veulent en produire eux aussi. Comme ils sont véloces, ils se sont emparés des moyens de produire de l’information (rappelle-toi, Petit Scarabée, la vraie richesse c’est l’information) : blogs, médias participatifs, sites communautaires, etc. Et comme ils ont un gros cerveau... z’ont chopé la grosse tête. Z’ont oublié les autres dinosaures, les ceusses qui sont moins véloces, les ceusses qui ont un petit cerveau, les ceusses qui maintiennent tout ce petit monde sur coussin d’air.

Lors d’une séance de questions-réponses, un membre de l’assistance a mis en avant un site communautaire permettant aux scientifiques d’échanger et de monétiser leur expertise ; je ne suis pas sûr d’en avoir compris le fonctionnement dans toutes ses finesses (faut dire que lorsqu’un communiquant anime les débats, y a drôlement intérêt à faire des questions plus courtes que ses exhortations à faire des questions courtes...), mais je peux vous présenter en détail un autre exemple de 5e pouvoir, ce pouvoir issu des foules avides d’investir les coquilles fonctionnelles qu’on leur présente pour les ensemencer de leur énergie vitale forcément vertueuse.

C’est américain (mais ça pourrait aussi bien être suisse, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit), et ça s’appelle CareSquare. Le principe est tout simple, et très 5e pouvoir, très autorégulé, très valeur de la recommandation, très horizontal, très bottom-up : il s’agit d’un site communautaire de niche comme il en apparaît de plus en plus en ce moment ; celui-ci est centré sur la garde d’enfants. Le site réunit parents et nounous au sein d’une même communauté, propose de mettre en relation les uns et les autres, bref, de simplifier la vie de tout le monde, et ce sans passer par un relais constitué, institutionnalisé, vertical (comprenez : pas 5e pouvoir, genre la protection maternelle et infantile ou les syndicats). Tout le truc repose sur une coquille fonctionnelle tout à fait neutre (j’y reviendrai) permettant à la sagesse des foules de se donner à plein. Chaque nounou qui s’inscrit sur le site de CareSquare y dispose de sa petite fiche, à chaque garde elle est évaluée par les parents avec qui elle a fait affaire, ça vient alimenter sa fiche, construire sa réputation, etc. Le système dirige en priorité (et automatiquement) les parents vers les nounous les mieux notées. Il y a même la petite dose de viral qui va bien, dans la mesure où les nounous inscrites sur CareSquare en font la pub auprès des parents pas encore inscrits (ceux qui sont déjà clients de leurs services comme nounous, donc : leurs clients à elles, auprès de qui elles usent de leur propre force de recommandation pour les attirer sur le site) ; elles sont également invitées à utiliser leur fiche comme carte de visite, à y faire un lien systématique pour référence lorsqu’elles se présentent en ligne, etc.

Si on se contente de regarder le truc par le petit bout de la lorgnette, on peut sûrement se dire que les parents ont enfin trouvé un système qui puisse les rassurer quant à la prise en charge de leurs enfants (j’ai des enfants moi-même, j’ai dû me séparer d’une nounou en la licenciant pour faute grave, je peux comprendre ce besoin d’être rassuré). Mais appliquons de nouveau une grille de lecture marxiste : le système prétendument neutre crée l’illusion d’une communauté d’intérêt entre parents et nounous, nie la relation de sujétion économique et installe de fait une barrière à tout éventuel regroupement des nounous au titre de leur intérêt économique commun - leur intérêt de classe au sein de ce micro-univers (là aussi, il y aurait beaucoup à dire sur la tendance générale à segmenter et à particulariser les questions économiques et sociales sous prétexte qu’elles ne peuvent être modélisées efficacement si on intègre trop de variables). Résultat : le système ne favorise ni la coopération (de classe) ni même la coopétition, pour reprendre un néologisme à la mode. Il instaure simplement une compétition dérégulée, il joue sans le dire avec des phénomènes bien connus de pression économique : ce 5e pouvoir-là, c’est juste l’ultralibéralisme du soi marchandisé. Si les nounous, vu qu’elles s’occupent de vos enfants (en réalité elles s’occupent de gagner leur vie, mais passons sur cette considération déplaisante), vous paraissent devoir être traitées différemment du reste de l’humanité, transposez mentalement le système à n’importe quelle spécialité dans les services, à la restauration par exemple, ou au secteur du bâtiment, ajoutez une dose d’enchères à la eBay et essayez de vous représenter les conséquences : variabilité et volatilité de la rémunération, spéculation inversée sur les salaires, etc. Et qu’on ne se fasse pas d’illusion, l’outil ne sélectionne même pas les meilleures nounous, il sélectionne celles qui se servent le mieux de l’outil, on connaît très bien ça sur eBay.

Mais je deviens ennuyeux, alors vite du factuel : la stratégie des gens qui ont monté CareSquare est d’autant plus claire qu’elle est explicite : d’abord bâtir une communauté forte là où ils sont implantés, développer une marque ayant la confiance des parents, puis essaimer dans quelques grandes villes aux Etats-Unis et mettre en place une monétisation de l’outil communautaire : vente de services premium comme la vérification des antécédents des nounous (pour les parents) ou la formation aux premiers secours (pour les nounous, - j’imagine que le fait d’avoir suivi cette formation ne sera pas sans effet sur leur « réputation »). Des modèles classiques d’affiliation et de recommandation produit (siège auto, parcs enfant, etc.) sont également dans les cartons. Là encore, une grille de lecture marxiste centrée sur l’outil de production, la création de valeur et les dividendes est assez instructive quant à la nature même du prétendu 5e pouvoir. Les briques commencent à s’assembler, non ? Et on ne va pas tarder à crier au feu les pompiers : CareSquare vise à terme à proposer une labellisation de fait la plus universelle possible de toute une profession. Je parie que les nounous y verront un progrès par rapport au petit carnet noir auquel nous avons renoncé en France dans la première moitié du siècle dernier.

Surtout que, là, l’outil est neutre, hein, c’est juste de la technologie, c’est pas comme les services sociaux et tous ces trucs mis en place par l’Etat pour faire vivre des bureaucrates mal formés. Eh bien, j’ai une dernière révélation à vous faire : aucun outil n’est neutre, et les outils les plus sophistiqués encore moins que les autres. On peut très bien transposer une vision du monde dans un logiciel, ça se fait même tous les jours, ça s’appelle un logiciel social et ce n’est pas parce que l’utilisateur est supposé développer lui-même les usages à partir d’une coquille fonctionnelle que ça lui donne un autre pouvoir que celui d’être la cinquième roue du carrosse. Le gros avantage de mettre en place un logiciel, c’est que ça coûte moins cher qu’une administration, et que la perception qu’en ont les utilisateurs (tous les utilisateurs, les nounous comme les parents) assimile les phénomènes qui s’y produisent à quelque chose de naturel au sens où ce serait le résultat d’une mystérieuse loi de la nature. A de l’auto-organisation, par exemple, à un vol de moineaux ou à un banc de poissons, tous ces trucs qui présentent à l’œil une belle image bien organisée alors que, on le sait, ils résultent d’un chaos global orienté à l’échelle de l’individu par quelques tropismes rudimentaires.

Thierry Crouzet explique tout ça très bien dans son livre (Le Peuple des connecteurs, chez Bourin Editeur), mais j’ai raté la page où il expliquerait les conséquences de la transposition de tout ça à la société, notamment dans un contexte de déséquilibre du rapport de force économique. Là où je rejoins son exposé devant les Agoravoxiens hier, néanmoins, c’est quand il dit que le 5e pouvoir n’en est pas un : en effet, et ce, pour la bonne raison que son mode d’être, c’est l’exercice libre de la servitude au sein d’univers fermés quoique reliés, où la mise en œuvre massive de quelques tropismes élémentaires tient lieu d’action collective, où la création de valeur profite à ceux qui la rendent possible et non à ceux qui en sont à l’origine. L’usine, quoi, mais sans la majuscule, et tous les jours de la semaine, dimanche compris.

N.B. L’ensemble des autres compte-rendu de cette journée sont disponibles à partir de cet article de Carlo Revelli. 


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