Commentaires des lecteurs : la fin d’une utopie

par JournalisteMasqué
mardi 3 mai 2016

Le regretté Umberto Eco avait excellemment bien cerné le problème de « l’invasion des imbéciles », permise par le développement des réseaux sociaux : « ils ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel ».

Le problème est que certains journaux ont cru, un temps, qu’Internet et les réseaux sociaux allaient permettre cette démocratisation du savoir, de l’information, un débat continuel et argumenté. Bien mal leur en a pris. La réalité est tout autre et le retour sur terre assez violent. Pensez donc : promouvoir la liberté de parole puis, après en avoir vu leur résultat, fermer les espaces réservés aux commentaires des lecteurs. De là à parler de censure

Une triste réalité

C’est sans doute Slate qui l’écrit le mieux, en octobre 2015 : « les espaces de commentaires en-dessous des articles n’ont jamais apporté, la plupart du temps, ce pourquoi ils étaient conçus à savoir créer des débats riches et intéressants. Les espaces de commentaires sont devenus un lieu de défouloir pour frustrés illettrés, d’insultes ou de débats hors sujet et sans intérêt. Résultat, ils ne sont lus par personne et sont une source de problèmes juridiques et de mauvaise image pour les médias. Il faut en plus ajouter à ce constat le temps et le coût nécessaires à leurs modérations et le développement de la consultation sur mobile qui rend la rédaction de commentaires plus difficile ».

Le constat est partagé par tous : on croyait au savoir, au partage de la connaissance, aux débats argumentés… On s’est planté misérablement. La foule et l’anonymat engendrent des travers et des effets mimétiques, tirent la qualité vers le bas, la déresponsabilisation… Au point que la boutade d’Adam Felder, Digital Analyst au journal The Atlantic, tourne en boucle pour résumer les sentiments de chacun : « combien faut-il que je lise de commentaires sur Internet pour perdre foi en l’humanité ? » Et en général, la réponse est un.

Ainsi, le cimetière des journaux – et des grands noms ! – ayant enterrés la possibilité des commentaires s’agrandit chaque mois : Bloomberg, Reuters, The Chicago Sun-Times, CNN…

Une seule cause ?

La décision de fermer les commentaires a des causes multiples. Non, ce n’est pas seulement à cause des frustrés et des fous furieux. Ainsi, en décembre 2014, quand l’AFP annonce fermer l’espace réservé aux commentaires sur son blog Making-of, l’argument avancé est certes que les commentaires pertinents sont de moins en moins nombreux mais aussi que les discussions se déroulent désormais sur les réseaux sociaux ou forums.

Ainsi, un journal qui ‘ferme les commentaires’ ne cherche pas tant à régler les conséquences négatives liées à la liberté donnée au lecteur de livrer son avis que de centraliser tous les commentaires sur un seul support (par exemple, Facebook), plus facile à gérer (une seule page à surveiller), contrôler (faible anonymat des contributeurs) ou orienter (la discussion).

Mais même si on a cherché à renforcer la transparence des contributeurs, par des connexions via des comptes certifiés (abonnés au journal, compte Facebook…) par exemple, rien n’y fait. La qualité fait toujours défaut. Il y a certes moins de tombereaux d’injures, de commentaires sexistes ou racistes mais les analyses de courte vue ou les trolls pullulent.

Dès lors, quelle solution est la plus adéquate ? Supprimer purement et simplement la possibilité de faire des commentaires OU trouver des parades pour valoriser les ‘meilleurs’ commentaires ? On met en lumière, dès lors, le contributeur, sa réputation, construite soit sur son CV ou par ses contributions anciennes. Vaste programme…

La question de la liberté d’expression

La liberté, c’est bien. La responsabilité, c’est mieux. En effet, en supprimant les commentaires, les lecteurs vont tenir les conversations sur d’autres supports, comme Twitter, en alpaguant la rédaction, l’auteur de l’article, etc. En outre, en supprimant les commentaires, on tue l’interaction, en tout cas une partie. On nie le débat, même vis-à-vis d’un internaute raciste, sexiste, injurieux… Finalement, on en revient au journalisme d’antan : on enquête, on rapporte mais on n’interagit plus.

Or, il faut rappeler que certains éditeurs faisaient le pari que gagner en interactivité permettait de gagner en qualité. Les journaux ont voulu se voir comme des marques de cosmétiques ou de luxe, se focalisant dès lors sur le marketing : comment se faire connaître ? Comment ramener des lecteurs ? Les commentaires étaient un moyen de fédérer les lecteurs, de créer et faire croître une audience… Avec le retour à la réalité concernant les commentaires, cette stratégie est donc caduque. Pour se rassurer, on peut toujours se demander si les ‘commentateurs’ sont réellement lecteurs, abonnés du journal ?

Par ailleurs, la suppression des commentaires montrent surtout la difficulté pour deux mondes de coexister, à l’heure des interactions et des réseaux sociaux (relire à ce sujet ce que dit Edwy Plenel) : les journalistes, d’une part, avec leur diplôme, leur savoir, leur culture, leur a-priori, leur élitisme… Et les lecteurs, qui peuvent être sociologiquement ou intellectuellement proches des journalistes mais en ayant tout de même une perception différentes des sujets abordés. De fait, le journaliste est beaucoup plus pointé du doigt dorénavant, même du côté de ses ‘alliés’.

Ainsi, cette grande utopie qu’est Internet est belle et bien terminée. Outil de démocratisation fait de culture libertaire et autonomiste, la toile est également un nid de désinformation. Elle permet de tisser des liens, c’est aussi un outil de flicage des individus. On en a fait un medium pour interagir, se rapprocher – notamment entre le journal et le lecteur – et c’est finalement un réceptacle de tous les frustrés de la Terre.

Le pire est que, concernant les journaux, personne n’est capable de dire ce qu’il faut mettre en place afin de remédier à ces travers, et inversement de renforcer l’audience et les interactions. Tout en ayant des méthodes qui ne soient pas chronophages. Aussi, la solution simple, pour le moment, est la suivante : on ferme !


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