Contre-emploi : Poutine défenseur de la liberté de la presse !

par Anthrax
vendredi 10 juin 2016

Le forum "Nouvelle époque du journalisme : adieu au mainstream" a démarré à Moscou le 6 juin. Poutine ne pouvait pas manquer une aussi belle tribune du haut de laquelle il n'a pas hésité à vanter la liberté de la presse. Chez les autres.

« Faites ce que je dit, pas ce que je fais. » Proverbe universel dont la traduction russe aurait pu provoquer des fous rires si la démonstration n'en avait pas été faite par Poutine. Lors de l'ouverture d'un forum international du journalisme organisé par Russia Today, l'agence de presse officielle du Kremlin, l'homme fort de la Russie a proclamé : « "Qu'est-ce que le journalisme aujourd'hui ? Dans le fond, il se distingue peu de ce qu'il a été hier : c'est la recherche de la vérité". Il sait de quoi il parle, l'ex-officier du KGB nourri à la Pravda. Autres morceau de bravoure rapporté avec fidélité par Sputnik, media chargé de lutter contre la « désinformation » occidentale : "Il est inadmissible que, quand une information plait à certains dirigeants, il faille la défendre et parler de liberté de diffusion de l'information, de liberté de la presse, et quand quelque chose ne plaît pas à ces mêmes personnes, on taxe cette information de propagande, peu importe à qui elle bénéficie, qui sert certains groupes politiques ou les intérêts de certains pays". Autant de lyriques envolées m'ont conduit à essayer de dresser un tableau réaliste du paysage médiatique russe sous Poutine et de savoir si la liberté d'informer était respectée. Le contraire est évident, comme le décrit Ivan Chupin en 2015, enseignant au collège universitaire français de Moscou.

Les médias d’État : des outils au service du pouvoir

...La reprise en main par l’exécutif des médias débute en 2000 avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine...

Le contrôle des médias par le pouvoir politique est aujourd’hui manifeste dans la mesure où l’État possède la majeure partie des chaînes de télévision. De plus, via sa filiale Gazprom média, l’État a élargi son contrôle actionnarial sur tout un ensemble de médias, dont certains réputés proches de l’opposition comme la radio Écho de Moscou. En 2005, l’État a même créé une chaîne Russia Today pour défendre sa vision de la Russie à l’étranger. La fondation récente de Russia Sevodnia, fusionnant deux médias d’État, la radio (laVoixdelaRussie) et l’agencede presse (Ria Novosti), relève aussi de cette dynamique. L’État a également fortement investi, dès 2008, sur le média internet sous l’impulsion de Dmitri Medvedev en finançant des réseaux de blogueurs chargés de produire des commentaires flatteurs à l’égard du Kremlin...

On peut mesurer les résultats de cette politique d'influence à travers les blogs poutinophiles francophones (qui se répandent souvent sur AgoraVox comme le saker, LesCrises etc.) ainsi que des centaines de pages Facebook récemment apparus rassemblant des conspirationnistes, l'extrême droite, des nationalistes forcenés.

...Le 15 mars 2012, pendant la dernière campagne présidentielle, le reportage « Anatomia Protesta » est diffusé sur NTV afin de discréditer l’opposition...

De plus, certains contenus sont traditionnellement passés sous silence à l’image de la vie privée de Vladimir Poutine mais également de la corruption de la mairie de Moscou à l’époque de Iouri Loujkov. De manière plus générale, les personnalités principales de l’opposition russe ne sont pas invitées sur les chaînes d’État.

Une dépolitisation des contenus par le marché

L’audimat a pris une importance inédite au sein des grandes chaînes de télévision. L’enjeu est de fédérer le public le plus large possible afin de mobiliser les annonceurs ; or, une chaîne trop politisée peine à conquérir le grand public puisqu’elle clive les publics potentiels... Le théorème du « temps de cerveau humain libre » cher à ce philosophe de Le Lay, peut s'appliquer à Coca Cola comme à la politique poutinienne.

...De manière générale, la plupart des émissions de la première chaîne (la chaîne d’État, celle qui réalise le plus d’audience) se situe à distance de la politique la plus institutionnelle en mettant davantage l’accent sur les bonnes manières de se comporter (santé, vie de couple, etc.) ou bien en imposant une forte moralisation dans les débats de société...

Des journalistes neutralisés éditorialement

À l’inverse de la génération précédente de journalistes, formés au moment de la perestroïka et assez fortement politisés, la nouvelle génération paraît plus encline à pratiquer un journalisme politiquement neutralisé (« neutre » ?).

...Le renforcement des médias d’opposition va de pair avec le processus de constitution de l’opposition. Celle-ci se struc- ture en Russie dès 2006, avec l’association de courants assez hétérogènes, allant des nationaux bolcheviks (Édouard Limonov) aux libéraux démocrates. L’ensemble de ces mouvements trouve un débouché dans les mobilisations de décembre 2011, qui réunissent jusqu’à 100 000 manifestants dans la rue...

...Les journalistes d’opposition se distinguent des journalistes d’État évoqués plus haut par des trajectoires sociales caractérisées par une forte porosité entre mouvements sociaux et médias... Cet espace de publicistes constitue un milieu assez fermé d’interconnaissances qui se distinguent par l’écriture d’un journalisme de tribunes notamment relayé sur les réseaux sociaux (Facebook).

Internet : un espace de liberté ?

La plupart des blogs est longtemps restée peu surveillée par le pouvoir. S’il existe, depuis 2012, une loi sur la calomnie et que certains réseaux sociaux comme Vkontakte (le Facebook russe) coopèrent avec le Kremlin, on est loin d’une réelle censure comme en Chine... Ceci dit, il faut se garder, comme dans le cas du « printemps arabe », de trop idéaliser l’internet comme espace de liberté politique. L’autonomie des publicistes en effet doit être nuancée : la crise ukrainienne s’est par exemple traduite, depuis novembre 2014, par un resserrement du contrôle de l’État sur les discours médiatiques en Russie. Par ailleurs, de nombreux sites ont été fermés récemment pour avoir diffusé des informations décrites comme non patriotiques...

La rédactrice en chef du site d’information lenta.ru, Galina Timchenko, a ainsi été limogée en mars 2014 à la suite de la publication d’un lien hypertexte sur le site vers une interview d’un leader ultra-nationaliste ukrainien (Dmitri Iaroch).

Enfin, les stratégies d’influence du pouvoir passent également par des pressions économiques. En effet, récemment la chaîne d’opposition Dojd a fait face au retrait de plusieurs fournisseurs d’accès (providers) ce qui a mis en danger son équilibre financier et sa capacité à collecter des publicités. En maintenant ces journalistes opposants dans une forme d’artisanat ou de bricolage permanent du fait d’une absence structurelle de moyens, le pouvoir exerce de fait un contrôle indirect sur eux.

...L’étude des médias en Russie permet de renouveler et de documenter plus précisément les analyses sur les régimes « autoritaires », en s’intéressant notamment à l’usage qu’ils font des médias, objet qui est traditionnellement délaissé par les spécialistes de ces régimes... Sans chercher à imposer une idéologie à tous, ce qui est le propre d’un régime totalitaire, sans forcément parvenir (ni même chercher) à contrôler l’ensemble de ce qui s’écrit, l’État parvient néanmoins à opérer des contrôles directs ou indirects (via l’économie) sur l’ensemble des médias russes.

Texte complet et références :

http://www.savoir-agir.org/IMG/pdf/SA28-ChupinIvan.pdf


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