DADVSI : le bref triomphe des dinosaures

par Forest Ent
jeudi 6 juillet 2006

Pourquoi la loi DADVSI est une mauvaise loi, qui elle favorise, pourquoi elle ne servira à rien.

L’industrie de la musique a fait en 2005 un chiffre d’affaires mondial d’environ 20 milliards US $, dont 71% par quatre sociétés : Universal MG, Warner MG, Sony BMG, EMI (sources sites officiels).

La production cinématographique a fait en 2005 un chiffre d’affaires mondial d’environ 48 milliards $, dont 78% par six sociétés : Time Warner, Disney, Sony, News Corp, Viacom, NBC Universal (sources sites officiels). Ce chiffre se répartit de la manière suivante, selon les modes de distribution :
- salles :14%,
- DVD : 50%,
- chaînes TV gratuites : 27%,
- chaînes TV payantes : 9%.


Il y a donc environ 40 milliards $ en DVD et TV.

Dans le prix d’achat HT d’un CD audio, la création musicale représente de 10% à 15%. Le SNEP publie un chiffre supérieur, mais incluant les droits que ses adhérents se reversent à eux-mêmes ; il est donc difficilement utilisable. Soyons néanmoins prudents, et supposons que le chiffre soit de 20%. Cela signifie que la création musicale mondiale atteint un chiffre d’affaires de 4 milliards US $. Le reste, soit 16 milliards $, couvre la fabrication, la promotion et la distribution.

On peut supposer que ces coûts sont les mêmes pour les DVD vidéos, parfaitement identiques matériellement, et qui ont un prix de vente comparable. La proportion couvrant la création cinématographique devrait être sensiblement la même, et cette dernière représenterait alors un chiffre d’affaires mondial de 8 milliards $.

En résumé, la création de musiques et de films pèse 12 milliards $, et leur distribution (hors salles de cinéma) pèse 48 milliards $.

Avec Internet, cette deuxième partie devient tout à fait obsolète, et il ne reste que la première à financer. La distribution peut être réalisée à coût quasi nul, comme l’ont prouvé les réseaux de P2P. Par contre, il faut pouvoir "facturer" la création, ce qui n’est pas gratuit. Les frais de gestion de la SACEM sont voisins de 30%, mais elle gère un problème beaucoup plus compliqué que de compter des transactions sur Internet. Les frais de gestion de I-tunes sont voisins de 10%, ce qui est plus raisonnable, eu égard à la nature immatérielle du produit. Mais soyons à nouveau prudents, et prévoyons 30% de surcoût de gestion à financer.

Il faut finalement financer environ 16 milliards $ de création au lieu de 60 précédemment. C’est le progrès technique : 40 milliards $ de business détruit, pour 4 de recréés.

Supposons maintenant qu’il y ait sur Terre une centaine de millions de connexions Internet à haut débit (ce qui est sous-estimé et le sera de plus en plus), et que l’on décide d’asseoir entièrement la charge financière sur ces connections (ce qui serait injuste, car il y aura toujours d’autres consommateurs). Dans ce cas, chaque connexion devra s’acquitter de 160 $ par an, soit environ 13 $ par mois, soit environ 10 euros.

En résumé, un contribution de 10 euros par mois par connexion haut-débit payerait très largement l’ensemble de la création de musiques et films sur l’ensemble de la planète. Ce n’est pas de la science-fiction, c’est la technologie telle qu’elle est accessible depuis quelques années. Avec le développement du haut débit, cette somme baissera, ou bien restera constante mais en finançant plus de création.

Il reste bien entendu la question de savoir techniquement comment percevoir et redistribuer les 10 euros en question.

La vente en ligne forfaitaire au prix de 10 euros par mois, dans le style de Real avec Rhapsody ou Microsoft avec Urge, semble en premier abord être une solution élégante, car elle aboutit au résultat avec une logique purement commerciale, donc supposée efficace par les tenants du marché. C’est cette approche qui tend actuellement à s’imposer aux Etats-Unis, au détriment des approches de vente à l’unité comme celle d’Apple. Cette dernière présente le défaut de multiplier les transactions, donc les frais de gestion.

Mais pour qu’il y ait marché, en quoi consistera la concurrence ?

On peut en imaginer de deux natures : concurrence sur les catalogues, chaque auteur ne figurant que sur une plate-forme, ou bien concurrence sur les prix, chaque auteur figurant sur toutes les plates-formes.

La première solution serait très peu pratique pour le consommateur, car il lui faudrait choisir pour une durée assez longue s’il veut écouter Bach ou Mozart.

Quant à la concurrence sur les prix, elle trouvera vite ses limites. En effet, il ne s’agit que de traitement d’immatériels, et les frais de gestion devraient converger rapidement, sans possibilités de développement évidentes. De plus, le consommateur n’aurait aucun intérêt à la multiplication des acteurs. Ce marché mûrirait donc très vite et conduirait à un oligopole très peu concurrentiel. Il en profiterait bien évidemment pour se réserver une marge substantielle et inutile, en partie au détriment des créateurs. Dans cette situation, la place du créateur sera en effet la pire de toutes, car les plates-formes n’auront pas du tout besoin de lui, étant donné qu’elles auront toutes le même catalogue. Comment négociera-t il sa création ? Grâce à la DADVSI, le lecteur pourra vérifier d’ici quelque temps la réalité de ce pronostic.

Comment pourra-t on lutter contre cet oligopole ? Certainement pas en le coupant en morceaux, ce qui ne ferait qu’augmenter les coûts. Peut-être au contraire en l’unifiant, en l’assimilant à un service de base de l’internaute et du créateur, une sorte de service public, et en le confiant à un organisme corporatif comme la SACEM. Cela s’appelle la "licence globale obligatoire".

En attendant que l’on y vienne, nous allons instaurer un Internet couvert de barbelés où les FAI examineront tous les protocoles que nous utilisons pour voir si un bout de MP3 n’y figure pas. Cela aura un coût matériel, politique et humain. Alors, à moins que le flicage de l’Internet n’ait été une fin en soi, on ne peut que considérer que la DADVSI est une loi stupide. Mais après tout, personne ne sait si les dinosaures se sont éteints sans clameurs.


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