Darfour : peut-on jouer avec les tragédies de l’actualité ?
par zeroseconde
lundi 12 juin 2006
Controverse. Peut-on faire un jeu sur une crise humanitaire ?
Des étudiants de l’University of Southern California ont conçu un jeu-flash en ligne, « Darfur is Dying », pour sensibiliser les joueurs à la situation tragique qui sévit en Afrique.
Conçu pour être joué en 15 minutes, le jeu raconte la vie des gens du Darfour obligés de survivre à une guerre, de chercher de l’eau au péril de leur vie ou d’être coincés dans des camps de réfugiés. Le jeu se veut viral, afin de propager rapidement le message à travers le Net.
Press ’space’ to hide
Inutile de dire que la question d’éthique a été immédiatement posée :
peut-on faire un tel jeu ?
-Oui, car de nos jours, le jeu rassemble beaucoup de jeunes qui ne seraient pas sensibilisés autrement.
-Non, rien ne peut s’approcher de l’horreur de cette guerre et le jeu ne fait que la banaliser.
La montée du jeu sérieux (Serious Games Initiative) dans le monde académique (voir ma note de la semaine dernière Éducation 2.0 ?) présente une bifurcation nommée Games for Change (G4C) chargée de supporter, de propager et de partager des ressources à des organisations utilisant les jeux vidéo comme moteurs de changements sociaux.
Ce jeu est en fait inspiré d’un autre jeu plus poussé : www.food-force.com initié par... l’ONU. Le seul objectif avoué : propager le message. Le jeu n’est que l’hôte d’un "viral", ou d’un meme... Ce qui compte, c’est que l’information se répande le plus possible.
C’était le but des vidéos themeatrix.com à propos de l’illusion entretenue par l’industrie agro-alimentaire nord-américaine -et dans le monde industrialisé en général - et de sa suite The Meatrix II sur l’horrible HFCS et le boeuf Frankenstein. Mais ici, avec l’idée d’interactivité ludique en plus. Et c’est là que la question éthique se pose.
Éthique et mat
Donc, on nous prend pour des relais. Voyons alors qui est derrière.
Pour rendre ça plus trouble, disons que le jeu vidéo a été conçu dans le cadre du Darfur Digital Activist Contest où il a été dévoilé samedi dernier, en partenariat avec, tenez-vous bien, le Reebok Human Rights Foundation et International Crisis Group (de George Soros) et lancé par, accrochez-vous encore, MTV, ou plus précisément MTV-U, la branche de la chaîne de clips nichée réseau collégial et universitaire.
Que ce soient des sociétés multinationales, c’est à la fois rassurant (les marchands ne font pas que détruire la planète) et simoniaque (ils s’achètent des indulgences morales pour masquer leur insuffisance sociale), mais on ne peut pas les traiter de malhonnêtes (ils n’ont pas d’intérêts au Darfour).
Nous sommes au confluent où se rejoignent les intérêts d’activistes tiers-mondistes et ceux de grandes corporations (le concours et MTV-U ont une audience très estudiantine, donc contestataire par nature). La cause est bonne, tout le monde y gagne, donc.
Le jeu vidéo va (peut-être) faire le tour du monde (d’Internet, je veux dire). Et si la cause du Darfour peut être entendue, c’est tant mieux.
Weltanschauung made in USA
Le
jeu, réducteur comme tout jeu, appelle la crise "un génocide". Mais
l’ONU a reconnu l’an passé que si la crise générait certes des
massacres, elle ne pouvait être appelée génocide, car les massacres ne
découlaient pas d’un plan voulant la destruction partielle ou totale
d’un peuple. Mais nous ne sommes pas loin des crimes contre l’humanité.
Dans ce conflit, seuls les Américains insistent pour parler de génocide. Le jeu véhicule donc leur vision des choses - leur Weltanschauung- et leur vocabulaire politique. Une certaine culture de l’activisme et de leur focus géopolitique se propage sur la Toile - et dans les têtes.
On peut être contre le jeu, ou on peut rester insensible, même après avoir joué, mais le terme génocide sera "top-of-mind" dans la tête des gens. Qui peuvent faire "pression" auprès de leurs dirigeants...
La consommation d’information change aussi de forme.
Avec
le jeu, l’information se propage. Mais qu’est-ce qui se propage ? La
controverse sur le jeu ? Le sentiment d’identification avec les
personnages du jeu ? Le meme de la guerre au Dafour ?
On assiste à une nouvelle façon de maintenir vivant dans l’esprit des gens et dans la sphère médiatique ce conflit, afin qu’il ne tombe pas dans l’oubli. Il n’y a pas pire cauchemar pour un peuple que de voir sa souffrance disparaître des radars médiatiques occidentaux.
Mais le jeu est-il le meilleur vecteur ? Oui, si on considère la quantité de jeunes qui ne lisent pas les nouvelles. Non, si on croit que l’information ne doit pas laisser de place à la séduction. Vraiment ? Pourtant, informer est devenu un acte de séduction.
S’informer, un acte ludique ? Ceux qui s’informent de façon traditionnelle, via les journaux par exemple, le font parce qu’ils y trouvent du plaisir -dans leurs moments de loisirs, d’ailleurs. Depuis plusieurs décennies, l’information doit "séduire" pour être "consommée". Les images prennent de plus en plus de place dans les journaux, et la télévision n’hésite jamais à lécher ses présentations pour garder l’oeil captif...
Internet est un monde de micro-plaisirs, éphémères, sans début ni fin. L’information s’est finalement métamorphosée en jeu pour s’adapter à son nouveau médium...