Des brèches dans le mur de la désinformation

par Henri Masson
mardi 25 juillet 2006

Internet a ouvert des brèches dans le mur du silence, de la désinformation et de l’indifférence. Perceptible dans divers domaines, ce fait l’est particulièrement à propos du monde espérantophone qui, depuis quelques années, étend le champ d’application de la Langue Internationale en dépit d’obstacles qu’elle est amenée à surmonter.

Le 26 juillet 2006 marquera le 119ème anniversaire de la parution du premier manuel d’espéranto publié d’abord en russe à Varsovie puis, quelques mois après, en polonais, allemand et français sous le titre Langue Internationale.

Le 29 juillet 2006, dans le pays vainqueur de la coupe du monde de football, à Florence, sous le patronage de Giorgio Napolitano, président de la république italienne, des ministres de la culture et des affaires étrangères, s’ouvrira un autre “Mondial“ moins médiatique mais riche de signification : le 91ème congrès universel d’espéranto. 2115 participants de 62 pays étaient inscrits à la date du 21 juillet. Les Japonais figurent parmi les groupes les plus nombreux avec 179. En 2007, le 92ème se tiendra en effet à Yokohama.

En 1998, lors du congrès universel de Montpellier, alors qu’elle était ministre de la Culture, Catherine Trautmann n’avait pas daigné donner suite à une invitation des organisateurs alors que c’est chose courante, et depuis longtemps, que des représentants de l’État du pays d’accueil et des hautes personnalités patronnent un tel événement. Parmi les diplomates, ambassadeurs et consuls étrangers, il arrive que certains s’expriment dans la langue du congrès. L’année dernière, à Vilnius, l’ambassadrice de Belgique en Lituanie, Mme Marie-Louise Vanherk, qui le parle couramment, avait invité les espérantistes belges à son ambassade. Lors de la clôture, elle avait formulé ses vœux aux congressistes et les avait encouragés à persévérer après avoir constaté un intérêt et une curiosité réels pour la langue dans les milieux diplomatiques qu’elle fréquente : “L’intérêt existe, des personnes sont prêtes à écouter ce que l’espéranto veut leur dire, et en apprendre le but“. Il arrive même que des ambassadeurs de pays anglophones, dont les États-Unis, aient l’audace de faire usage de cette langue. L’ancien ambassadeur d’Australie à l’Onu, Ralph L. Harry, dont la sonde spatiale Voyager II porte un message enregistré en anglais et en espéranto, l’a utilisé dans toutes les villes où il a été en poste (Genève, Bruxelles, Saïgon, New-York...). Il a reconnu que c’est l’espéranto, et non l’anglais, qui lui a procuré les échanges les plus authentiques et intéressants avec des gens du peuple. Il l’estimait par ailleurs adapté à l’usage diplomatique. Un essai autobiographique intitulé The Diplomat who Laughed, traduit de l’anglais par l’auteur, peut être téléchargé gratuitement sous le titre La diplomato kiu ridis (Le diplomate qui riait).

Au niveau gouvernemental, en France, malgré de belles paroles du président Chirac envers l’espéranto, depuis sa présidence du Conseil Général de la Corrèze jusqu’à la présidence de la République, on s’est toujours contenté d’ignorer superbement que des gens donnent beaucoup d’eux-mêmes pour favoriser et faciliter des relations constructives entre les peuples et saper ainsi les fondements de l’extrémisme, du fanatisme, de la xénophobie et du racisme.

Une comédie pas très divine

Ceci pour dire que La Divine Comédie, de Dante, a été traduite et publiée en espéranto dans un ouvrage luxueux... Dans un traité intitulé De l’éloquence en langue vulgaire, rédigé en 1303 et 1304, Dante avait exposé sa vision d’une synthèse des meilleurs éléments des dialectes italiens. Et il l’avait réalisée. C’est ce que fit Zamenhof quelques siècles plus tard sur une autre échelle. Dante essuya de vives critiques pour son audace. Il en fut de même pour Zamenhof. Dans Il convivio (Le Banquet), Dante avait écrit, à propos de la langue italienne que nous lui devons : “Et on la critique cependant par méconnaissance, par le doute qu’elle conviendrait pour la littérature, seulement par fierté personnelle parce que l’on connaît plusieurs langues étrangères." L’espéranto a subi et continue de subir de semblables critiques.

Des espérantistes, parmi lesquels Zamenhof, avaient été parmi les premiers à proposer, dès 1915, la création d’États-Unis d’Europe. Or, en parlant de la construction de l’Europe, de Gaulle, avait ironisé en 1962 sur l’espéranto à la façon de tous ceux qui n’en savent rien : par une boutade. En 1932, celui qui devint plus tard son vis-à-vis allemand, Konrad Adenauer, avait eu une attitude plus digne à l’égard de la Langue Internationale. Alors qu’il était maire de Cologne, le futur chancelier allemand avait invité le 25ème Congrès Universel d’Espéranto à se tenir l’année suivante dans sa ville. Il n’eut pas le loisir de le saluer en personne. Ceux qui allaient mener l’Allemagne vers les pages les plus sombres, les plus tragiques et les plus déshonorantes de son histoire étaient déjà installés. Son arrestation par les nazis jeta la communauté espérantophone allemande dans le désarroi. Fait assez significatif et assez évocateur de la situation : le congrès qui s’était tenu à Nuremberg en 1923 avait accueilli 4963 participants, celui de Cologne, en 1933, seulement 950.

Dépourvu de fondements, l’avis de personnages tels que de Gaulle a sans nul doute influencé les médias et les décideurs pour longtemps. Tant qu’il n’y avait pas Internet, rien ne s’opposait à ce que les citoyens, depuis l’école primaire jusqu’à la retraite, soient comme maintenus dans la Caverne de Platon , condamnés à ne rien voir d’autre qu’une image inversée, imprécise et floue, comme celle que voyaient les prisonniers de la caverne imaginée par le grand philosophe grec. Aujourd’hui, le français - langue de la république - recule en France devant l’anglais grâce à la collaboration de préfets qui donnent la priorité, la préférence et même l’exclusivité à l’anglais (par exemple l’obligation à des entrepreneurs locaux de fournir un devis en anglais pour un projet à Cadarache, donc en France !). Internet permet aux citoyens de voir l’image réelle au grand jour.

On nous cache tout, on nous dit rien

Air connu.

L’année dernière, l’Agence France Presse (AFP) n’avait pas vraiment brillé en se contentant de relater un fait certes peu banal et quelque peu amusant (voir un article précédent paru sur AgoraVox : L’événement le plus important de l’été en Lituanie), mais en occultant totalement un événement autrement plus significatif.

Mais le record de désinformation est sans nul doute détenu jusqu’à ce jour par le quotidien Le Monde, qui, en 1998, à l’occasion du congrès universel de Montpellier, avait publié un article d’une malveillance ahurissante. Bien des quotidiens avaient alors donné un compte-rendu irréprochable, depuis La Croix jusqu’à L’Humanité en passant par Le Figaro, Midi-Libre et bien d’autres. Jacques Molénat, dans La Croix, avait noté les raisons économiques, sociales, politiques et culturelles qui justifiaient la promotion d’une langue libre de tout lien avec quelque puissance que ce soit. Alors que Midi-Libre avait titré un article : "Espéranto : les vrais succès d’une utopie réalisée", le correspondant du Monde à Nîmes, qui avait "couvert" ce congrès, disait avoir vu des "adeptes de cette langue apatride" (sic) se rencontrer "pour le simple plaisir de bavarder". Là où le correspondant du Monde affirmait que les occasions de pratiquer la langue étaient "plutôt rares" (Internet existait pourtant déjà), il démontrait la superficialité de son travail face aux journalistes d’autres quotidiens qui, eux, avaient souligné qu’ "Internet pourrait bien donner une nouvelle jeunesse à l’espéranto" (La Croix). Et c’est bien ce qui s’est produit. Ce fait avait d’ailleurs déjà été signalé bien avant, le 17 juin 1996, sur le site de Libération sous le titre “Le web, terre d’asile pour l’espéranto“. Là où le correspondant du Monde avait conclu que "le mouvement, porté avant guerre par les cheminots, est en perte de vitesse et, malgré les efforts déployés, le public des congrès est chaque année un peu plus vieillissant", d’autres journalistes avaient tout simplement fait leur travail conformément à la Charte du Journalisme de juillet 1918 révisée en 1939 selon laquelle “Un journaliste digne de ce nom (...) tient la calomnie, les accusations sans preuves, l’altération des documents, la déformation des faits, le mensonge pour les plus graves fautes professionnelles (...)“.

Rien n’y manquait pour amener les lecteurs à croire que l’espéranto appartenait au passé et pour faire prendre ses usagers pour de doux illuminés, des demeurés, des “adeptes“ d’une chose insignifiante et sans intérêt, ceci avec le côté insidieux qu’évoque le mot “adeptes“ qui amène à penser à “secte“. Souiller une idée et une démarche sans avoir l’air d’y toucher a été et est encore une façon courante de donner de l’espéranto une image déformée. Mais n’a-t-on jamais vu des propos et procédés semblables destinés à humilier la femme, à la faire passer pour un être inférieur et à la maintenir dans cet état ? Ne peut-on en dire autant de langues et cultures peu répandues et peu connues ?

Il convient de signaler que ce congrès était placé sous le patronage de Marie-George Buffet, alors ministre de la Jeunesse et des Sports, qu’Albert Jacquart et Théodore Monod appartenaient au Comité d’Honneur, et que Kep Enderby, ancien procureur général et ministre australien de la justice, fut alors élu président de l’Association Universelle d’Espéranto. Il assuma cette présidence jusqu’en 2001. Ce n’est pas dans Le Monde, la référence journalistique (?), qu’il fallait espérer trouver ces quelques faits et bien d’autres. Suite aux nombreuses protestations venues du monde entier par Internet, Le Monde avait tout de même publié un article de pleine page sur l’espéranto pour rétablir les faits et réparer le préjudice.

Comme dans la Caverne de Platon, un autre monde semble inimaginable, même si ça n’exige pas un effort surhumain de se faire un avis par une vision directe des choses, à la lumière du jour, et non à partir d’une image imprécise, inversée, déformée. Nous constatons encore l’effet néfaste de la pseudo-information livrée par des colporteurs de préjugés qui déshonorent la profession de journaliste. Certains commentaires à mes précédents articles donnent une idée de la déformation à laquelle peut conduire une telle pseudo information. L’affaire TV5-Europe avec Costa Gavras et la dérive d’une émission de Laurent Ruquier à la suite d’une citation du cinéaste Jean-Pierre Mocky publiée dans le journal 20 minutes montrent où cela peut conduire. Le chanteur Jacques Dutronc n’avait que trop raison.

Le professeur Umberto Eco avait lui-même considéré l’espéranto avec condescendance jusqu’au jour où, pour des raisons scientifiques, pour la préparation d’un cours au Collège de France sur le thème de La recherche de la langue parfaite (qui a fait l’objet d’un ouvrage publié en 1994 au Seuil et aussi en traduction espéranto), il fut amené à reconsidérer son attitude : “(...) il pourrait s’avérer que demain, dans une Europe unie, chaque pays refusant que la langue véhiculaire soit celle de l’autre, on arrive à accepter l’idée d’une langue véhiculaire artificielle.“ (Le Figaro, 19 août 1993, p. 11). C’est aussi par le fait d’avoir assisté en observateur au congrès universel de Prague, en 1996, que le professeur Robert Phillipson, un ancien du British Council, auteur de Linguistic Imperialism et English-only Europe ? a été conduit à avoir un avis conforme à la réalité : “Le cynisme à propos de l’espéranto a fait partie de notre éducation“.

Hormis Le Figaro et le quotidien suisse Le Temps, les médias français ont été particulièrement silencieux sur le Rapport Grin traitant de “L’enseignement des langues étrangères comme politique publique“, publié en octobre 2005 et rédigé sur demande du Haut Conseil de l’évaluation de l’école. Sans doute parce que l’auteur considère l’espéranto comme une proposition digne d’attention et d’examen et parce qu’il a l’audace traiter la question taboue de la situation de monopole de l’anglais, par exemple à propos “des risques politiques et culturels que comporte l’hégémonie linguistique“ et de “la position dominante des anglophones dans toute situation de négociation, de concurrence ou de conflit se déroulant en anglais“ .

Qu’en sera-t-il cette année, dans les jours prochains, chez les grands médias, y compris la TV, à propos du 119ème anniversaire de l’espéranto et du congrès mondial d’espéranto au pays qui a remporté la coupe de football ?

Quoi qu’il en soit, Internet sera toujours là. AgoraVox a démontré et aura toujours la possibilité de prouver son utilité, sa nécessité.

D’ici quelques jours, à l’occasion du congrès de Florence, un DVD libre de droit de copie intitulé Esperanto Elektronike permettra, pour un prix dérisoire, en plus de la possibilité d’apprendre la langue, d’avoir un vaste tour d’horizon en 25 langues sur ses aspects culturels et pratiques. Comme la version de Wikipedia en espéranto, qui a dépassé les 50 000 articles le 8 juillet 2006 et se classe en quinzième place sur 229 langues, ce DVD est le fruit d’une collaboration internationale dans laquelle prennent part de plus en plus de jeunes à qui l’étude de l’espéranto, par rapport à celle de l’anglais, a donné l’impression d’avoir chaussé des bottes de sept lieues.


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