Esprit es-tu (encore) là ?

par Félicien Arcuel
mardi 28 juin 2016

"L'esprit Canal " est-il soluble dans les années 2010 ?

Lorsqu’en janvier 1984, j’ai reçu ma lettre d’embauche à Canal+ j’étais jeune, j’étais moins beau qu’aujourd’hui (si si) et je sentais encore bon le sable chaud du désert mortifère dans lequel je m’épanouissais professionnellement jusqu’alors. Nous étions 40 pionniers à l’époque. Notre patron s’appelait Philippe Ramon et on ne peut pas dire que l’esprit Canal était en lui. Pas davantage en André Rousselet, Président pète sec qui nous obligeait à porter veste et cravate lors de séminaires caniculaires. J’ai entendu ici ou là qu’il était bienveillant et visionnaire, dépositaire d’un esprit irrévérencieux qui ferait plus tard les bonheurs des téléspectateurs. Il était je pense davantage un industriel de sa génération avec ses réseaux, amis et ennemis. Il a par exemple toujours juré que lui vivant, Laurent Fabius ne franchirait pas la porte des studios de Canal. Car il avait voulu la peau de ladite chaine sauvée finalement sur un green de golf un jour de fermeture. Aucun de ses collaborateurs ne se hasardera à enfreindre cette règle et Laurent Fabius ne fut jamais invité sur les antennes de la chaine. Mais je digresse car d’esprit Canal il n’est pas encore question. Mais au fait qu’est-ce que l’esprit Canal ? Un vent de folie dans les années 80 comme le chantaient Emile et Image à l’époque, rien de plus. Des années glorieuses qui virent se libérer les radios et la télé briser ses chaines. Privatisation de la Une historique offerte sur un plateau à un industriel qui s’est empressé de virer l’insolence de sa chaine avec l’affaire Polac. Pour ceux qui avaient raté l’affaire, Michel Polac, animateur d’une émission polémique (« Droit de réponse ») avait poussé le bouchon jusqu’à expliquer que le pont de l’ile de Ré était une vaste arnaque offerte à l’industriel qui, il ne pouvait l’ignorer, n’était autre que son nouveau patron Francis Bouygues. Les sales gamins du PAF n’ont jamais cessé d’exister après lui. Ceux qui cherchent à repousser les limites dans une forme de provocation suicidaire. Ce fut Guillon sur France Inter et plus récemment les talentueux zappeurs de la chaine appuyant sur les images qui font mal à leur patron et ridiculisant son fils préféré. Leur sort était scellé, ils le savaient, ils en ont profité. L’esprit Canal serait donc celui de Gildas et des Nuls, celui d’Antoine de Caunes et de Dominique Farrugia, devenu à son tour producteur industriel et créateur de chaine. Les Robins, c’était lui, la découverte Hanouna lui aussi, la chaine Comédie ! encore et toujours lui. Gildas a bien tenté de devenir aussi patron de chaine (Vivolta) mais le talent de patron n’est pas offert à tout le monde. Quant à Antoine de Caunes, vecteur de l’esprit Canal, il sévit toujours sur la chaine avec plus ou moins de bonheur. Si je devais décrire l’esprit Canal aujourd’hui, je dirais qu’il s’agissait d’un cercle d’initiés aux poches pleines et aux crédits illimités. De la direction commerciale où j’étais, simple travailleur de l’ombre, il n’était pas question de franchir ce cercle. Certes on invitait quelques distributeurs (entendez là marchands de télé qui vendaient les abonnements – oui car sans eux pas d’abonnés représentant 95% des ressources de la chaine) à Cannes mais nous n’étions pas en mesure de nous mêler aux seigneurs du cinéma ou de l’antenne. Pas conviés sur les yachts amarrés dans le port, aux caves remplies de cigares millésimés. Les fêtes de Canal ? Les fameuses fêtes cannoises, nous les suivions dans la presse ou à la télé. Notre jeunesse s’est enfuie, notre vie aussi chantait Yves Simon. Et l’esprit Canal avec. Aujourd’hui l’argent coule moins dans les veines de la chaine cryptée qui considère que 200k€ pour un Grand Journal qui fait deux fois moins d’audience que l’émission du fiston facturée 40 est un point de détail à revoir. Tout comme le dispendieux Festival suscité. Tout comme les heures en clair. Logique purement industrielle à la Francis. Je ne blâme pas, je n’encense pas, je constate. Personnellement je pense que c’est une erreur. Toutes les études ont toujours montré que 80% des abonnés étaient venus parce qu’ils avaient vu les heures en clair et les bandes annonces de ce qui fait l’ADN de Canal : le sport (foot et rugby en tête) et le cinéma. Auxquels je rajouterais aujourd’hui les séries en passe de remplacer le cinéma (mais ne l’oublions pas, Canal a encore quelques obligations en la matière). Les heures en clair s’autofinançaient par la publicité, rien de plus. Penser que les futurs abonnés vont craquer pour le Supplément, le Grand Journal de Victor Robert, le Petit de Cyril Eldin ou les Guignols (surtout ceux-là) est une vision angélique à l’Américaine version HBO. Il n’en demeure pas moins que Bolloré a compris que le nerf de la guerre était le foot, les accords au forceps avec BeIN en sont le meilleur exemple. Non Bolloré n’aura pas « tuer » l’esprit Canal, celui-ci s’est juste dilué dans l’époque. Car le monde a changé. Aujourd’hui TF1 est capable de mettre les moyens que Canal ne veut plus mettre au nom d’une logique financière qui reste discutable mais cohérente (si les coûts de productions ne sont pas couverts par la pub, on laisse filer). Ne nous trompons pas. Si Yann Barthès est parti sur TF1, c’est parce que Canal ne pouvait (ou ne voulait) plus lui donner ce qu’il souhaitait. Logique. D’ailleurs au nom de cet esprit, Catherine et Liliane auront encore des choses à nous dire… Sur Canal+. L’esprit Canal n’est simplement plus l’esprit des années 2010, période où les stars de la jeunesse dont l’écran de référence est celui du mobile ou de l’ordi sont les Youtubers. TF1 d’ailleurs y a fait son marché pour la rentrée en conviant les deux plus célèbres d’entre eux (Cyprien et Norman) sur ses antennes. Canal est désormais enfermé dans une logique industrielle avec économies d’échelle et trois chaines en clair en plus de la célèbre cryptée à nourrir. Evidemment l’esprit doit évoluer avec. L’info et le divertissement doivent aller sur le clair tandis que Canal doit revenir aux fondamentaux : des droits forts pour le crypté et de nouveaux talents accompagnés de vieux sages pour le clair. Et qui sait si un nouvel esprit Canal n’émergera pas de tout cela ? Après tout qui aurait misé un jeton de téléphone sur Francis Bouygues au début de l’aventure TF1 ?


Lire l'article complet, et les commentaires