Fleet Street : réécrire l’histoire
par JournalisteMasqué
mardi 17 mai 2016
Fleet Street, berceau des principaux journaux anglais, est aussi une expression couramment reprise pour désigner la presse britannique. Et rien ne vaut un journal anglais reconnu, ici le Financial Times, pour analyser les évolutions de ses pairs ces dernières années. Ainsi, pour le journaliste Henry Mance, qui signe l’article ‘Fleet Street : Rewriting the story’, les journaux britanniques se doivent de réévaluer, pas seulement ce qu’ils écrivent mais aussi la manière de promouvoir leurs contenus. Instructif. Notamment pour les professionnels de la presse en France.
Le journalisme (papier ou online) a-t-il encore un avenir rentable ?
D’abord un constant soulevé par l’auteur : en 2015, le montant alloué à la publicité dans les journaux papier a baissé de 112 millions de livres, représentant ni plus ni moins que la moitié des profits engrangés par la profession. Ainsi, depuis 2010, la baisse est de 30%, le marché de la publicité dans les journaux ‘print’ avoisinant dorénavant les 880 millions de livres. Un exemple encore plus percutant : en 2003, 93% des montants alloués à la publicité dédiée à l’immobilier allaient sur le print. Ce chiffre a baissé de moitié en dix ans, les flux se réorientant vers les sites web spécialisés sur ce marché. De fait, la pub sur Internet n’a cessé d’exploser et représenterait 3 milliards de livres en 2015.
Or, cette évolution est souvent analysée au travers de cette expression, le ‘digital tipping point’. C’est-à-dire, à partir de QUAND les revenus tirés du online vont-ils dépasser les pertes enregistrées par le papier ? Toutefois, certains professionnels revoient actuellement leur questionnement, au regard des évolutions récentes. Selon eux, la question devrait être posée différemment, à savoir : le journalisme, qu’il soit papier ou online, a-t-il encore un avenir profitable (dans le sens rentable) ? Indirectement, une autre question émerge : les professionnels refusant cette réflexion stratégique sur leur devenir sont-ils dans le déni ?
En effet, les défis que connaît la presse d’information sont tendanciels : avènement du téléphone mobile (les annonces sont petites et souvent peu regardées), stratégies des fournisseurs de bloqueurs de publicité (tout le monde en a) ou encore création de nouvelles plateformes de réseaux sociaux. Sans oublier la compétition des nouveaux entrants comme Buzzfeed et Quartz.
Et l’auteur de l’article de rappeler qu’actuellement, le Guardian et The Independent sont dans le rouge et que le Daily Telegraph, le Sun et le Daily Mail ont vu leurs profits fondre de 40% sur la dernière décennie. La presse britannique a pourtant des atouts : ce sont 7 millions de lecteurs quotidiens (certes, contre 13 il y a dix ans), deux sites Internet parmi les plus lu dans le monde (dont le Guardian) et des enquêtes à faire pâlir les professionnels dans le monde entier. Dernier exemple en date, la corruption à la FIFA et l’éviction de Sepp Blatter.
Inversement, l’auteur reconnaît que les tabloïds ont fait du mal à la profession : exemple du hacking téléphonique réalisé par le News of the World et le Sunday Mirror, dans l’objectif de sortir des histoires croustillantes et faire exploser les ventes. Mal leur en a pris.
Les temps changent : comment changer pour perdurer ?
‘Avant’, les lecteurs lisaient le papier et pouvaient s’abonner à la version online du journal afin d’avoir des contenus enrichis ou faciliter la lecture sur leur ordinateur/tablette. Or, la nécessité de proposer de nouveaux contenus est toujours plus grande. Ainsi, l’auteur de l’article, Henry Mance, prend l’exemple du Sun qui a investi dans les droits de la première league anglaise (football)… mais qui n’a pas su inciter ses lecteurs ‘papier’ à souscrire à un abonnement online afin de voir les buts, etc. sur son site Internet. D’où le paradoxe : The Sun, fort de ses 1,8 million de ventes chaque jour, n’a que 225 000 personnes qui ont souscrit à un abonnement online. Autre exemple : le Guardian, qui fa(isa)it pourtant référence dans sa stratégie Internet sur la dernière décennie, a annoncé le mois dernier une perte annuelle de 50 millions de livres et une baisse des coûts de 20 % sur trois ans.
D’où cette question légitime : les stratégies online ont-elles échoué ? En effet, les journaux ont tenté deux stratégies, qu’on pourrait qualifier de quantitative pour l’une, et qualitative pour l’autre :
- La diversification (qui est une forme de concentration concurrentielle en fait) : rachat de magazine papier pour en faire des portails spécialisés (automobile, immobilier…) sur Internet, permettant de cibler le lectorat… et les annonceurs. Cette stratégie est une course à l’audience, mise en œuvre par le Guardian ou le Daily Mail.
- La mise en place d’un ‘paywall’ : le lecteur s’abonne pour lire les articles. Cette stratégie a été mise en place dès 2002 par le Financial Times, et plus tard par The Sun et The Times.
Bien sûr, les stratégies se complètent même si certains journaux peuvent s’en tenir à une seule strictement. Elles ont chacune leurs avantages et inconvénients mais concernant la première, elle fait de la publicité son alpha et omega. Pour certains, encore aujourd’hui, la publicité sur Internet est la martingale pour sauver la presse. Ce qui est illusoire. En effet, des stratégies d’évitement sont constamment trouvées par le lecteur (les fameux adblocks) et le rôle du smartphone est encore mal pris en compte par les journaux. Quant aux journaux qui ont essayé la publicité déguisée dans certains articles… Inversement, certains professionnels, toujours obnubilés par la pub, en viennent à se poser cette question, sous forme de réflexion stratégique : un journal doit-il devenir une sorte d’agence de publicité, mettant l’accent sur un certain type de narration mêlant faits et marque ?
Les temps changent vraiment : comment innover pour ne pas disparaître ?
Il n’y a bien évidemment aucune solution unique. Et l’article du FT dit une chose vraie : une industrie aussi conservatrice que la presse est lancée dans un processus de consolidation/expérimentation. Exemple, The Sun et l’entreprise australienne de pari Tabcorp vont lancer Sun Bets, un site de pari en ligne. D’autres journaux privilégient l’organisation d’évènements. Bref, le trafic seul ne peut générer les revenus nécessaires à la pérennité du journal… mais établit une audience captive permettant de l’orienter vers l’achat d’articles à l’unité voire même du e-commerce. L’audience n’est plus seulement pour le journal en lui-même mais le journal comme écosystème : d’où la valorisation du journal comme marque. Certains, à Libération, ont du mal à comprendre.
Autre soucis, l’arrivée des Google et Facebook. Ces sites ont gagné en importance dans le sens où le lecteur ne va plus directement sur les sites d’informations mais via des intermédiaires, comme les réseaux sociaux. Il y a un changement dans la captation/distribution de l’audience. Et Apple ou Facebook l’ont bien compris en créant des portails d’information, comme l’est (ou l’a été) Google Actualités. Le deal est simple : ces plateformes proposent à l’annonceur non seulement un accès direct à l’audience, mais aussi une audience accrue. Et donc, de toucher plus de personnes. Inversement, ces plateformes peuvent proposer au journal des accords d’exclusivité, c’est-à-dire que le contenu de celui-ci ne serait disponible qu’aux utilisateurs de la plateforme. Cela existe déjà dans la télévision ou la téléphonie. Ainsi, Apple avait dealer l’exclusivité de l’Iphone en 2007 avec de grands opérateurs nationaux, afin de renforcer l’attractivité de son produit.
Néanmoins, la question de la dépendance croissante des journaux vis-à-vis de nouveaux acteurs (les GAFA ou autres) se pose car elle remet en cause leurs stratégies de paywall et autres tentatives de fidélisation du lectorat. En effet, avec les réseaux sociaux, le lecteur (notamment la jeune génération) se focalise dorénavant sur des sujets d’informations et non plus sur des sources (différents journaux ou un journal en particulier). Aussi, ce qui est important est, à la fois, le sujet traité (et comment il est traité) mais aussi comment il est mis à disposition via les réseaux sociaux. Il n’y a donc pas seulement une course à l’exclusivité de l’information et à la qualité mais également aux moyens de la propager. En effet, Internet est à juste titre un renforcement du buzz, des informations parcellaires qu’on consomme et diffuse en partageant de manière plus ou moins machinale.
Les journaux ne sont pas à la veille d’une révolution mais plutôt dans une phase d’accélération disruptive avec des conséquences encore inconnues. Pour en faire prendre conscience, Henry Mance égraine le nombre de journalistes dans les salles de rédaction, avec, en sous-entendu, la question de leur devenir : 454 au Times, 525 au Sun, 662 au Daily Telegraph et près de 925 au Guardian. Toutefois, il rappelle qu’en 20 ans, aucun grand journal (au Royaume-Uni) n’a disparu, gage de leur réactivité et pertinence. Et une étude récente semble conforter cette résilience. En effet, la vénérable BBC domine le marché de l’information online puisque 30% des news consommées par les internautes proviennent de ses sites bbc.co.uk et bbc.com. Tout n’est pas foutu... Sauf pour ceux baignant dans le conservatisme.