France Inter coupe la Rue des entrepreneurs

par Babar
mercredi 12 mai 2010

Silence radio. Samedi 1er mai, les 2,5 à 3 millions d’auditeurs fidèles de Rue des entrepreneurs, sur France Inter, n’ont pu entendre comme chaque semaine les voix de Didier Adès et de Dominique Dambert.
 
Les deux journalistes, fondateurs et animateurs de cette émission phare du service public, ont été licenciés. Motif : harcèlement moral. Un mauvais prétexte.
 
Il a fallu attendre février 2010, après 28 ans de diffusion hebdomadaire, pour que la direction s’aperçoive que ces deux spécialistes du monde du travail et de l’entreprise étaient de redoutables tyrans...
 
A la tête de Radio France on n’a pas voulu rencontrer les deux intéressés et l’on ne souhaite pas commenter cette affaire. Quant aux usagers ils n’ont eu droit qu’à des explications succinctes.
 
Une émission socio-économique qui disparaît le jour de la fête du travail... Le 1er avril étant passé depuis un mois, ce n’était pas une blague. Mais c’est bigrement symbolique.
 
Le vendredi 30 avril au soir, la veille de la diffusion habituelle de Rue des entrepreneurs, Adès et Dambert sont priés de déguerpir. La direction de Radio France, que j’ai essayé de contacter, renvoie à son communiqué : « La Direction de Radio France confirme le licenciement de Didier Adès et Dominique Dambert, présentateurs de l’émission « Rue des Entrepreneurs », le samedi sur France Inter. La Direction de Radio France ne fera aucun commentaire sur cette mesure de licenciement. »
 
Les faits sont simples, en apparence : en décembre 2009 la nouvelle assistante de l’émission se plaint d’être harcelée par les deux journalistes. A peine arrivée dans l’équipe elle tombe en arrêt maladie. En décembre. Puis en janvierEn février, suite à un avertissement, la direction monte un dossier contenant, selon elle, les preuves que ces histoires de harcèlement (qui sont du ressort du pénal, donc très graves) ne sont pas nouvelles.
 
Les pièces à conviction ? Des lettres accusatrices. « Certains signataires de ces lettres s’en mordent les doigts aujourd’hui », remarque Dominique Dambert. 
 
« C’est hallucinant, certaines lettres, datées des 17, 18 et 19 février 2010, évoquent des faits qui se seraient déroulés il y a des mois, voire cinq ou dix ans », s’étonne Pierre-Louis Castelli.
 
Ce journaliste sportif bien connu des familiers de France Inter est délégué syndical au Syndicat National des Journalistes (SNJ) qui a pris la défense des deux animateurs. Il se déclare « consterné par cette affaire » et « stupéfait que des gens de ce niveau soient licenciés ». C’est que les compétences et le professionnalisme de ces deux fondateurs et animateurs sont reconnus et récompensés depuis longtemps.
 

"On les a lourdés et on s’est préoccupé de l’antenne ensuite"

Le lundi 3 mai, trois jours après leur spectaculaire licenciement, la page Rue des entrepreneurs n’existait déjà plus sur le site de Radio France. Disparue, ainsi que les archives, de la liste des émissions programmées. Comme si elle n’avait jamais existé. Les deux animateurs expliquaient la situation à leurs auditeurs déboussolés qui n’ont d’ailleurs pas chômé pendant le week end du 1er mai puisqu’ils leur ont adressé 2500 courriels de soutien. « On les a lourdé et on s’est préoccupé de l’antenne ensuite » constate, un brin amer, Pierre-Louis Castelli.
 
Dans le Monde du 6 avril, Michel Berry, directeur de l’Ecole de Paris du management, initiateur d’une pétition pour maintenir l’émission, écrit que Rue des entrepreneurs « traite avec une rare intelligence des sujets aussi importants que la vie des PME et des grandes entreprises, les effets des innovations, les causes des crises et les remèdes envisagés, les approvisionnements en matières premières, les promesses du social business, etc. Elle aborde ces sujets avec une signature originale ».
 
Et d’énoncer ses vertus : « approche pédagogique, ouverture d’esprit, style paisible, avec une musique qui invite à se poser, grande liberté dans le choix des sujets et une distance par rapport aux enjeux institutionnels ou économiques qui conduisent si souvent à la langue de bois ou, au contraire, aux délices de la dénonciation, un art à traiter de sujets actuels sans se coller à l’actualité des exploits ou des scandales du moment, peu de vedettes sont invitées mais des acteurs qui apportent des idées et des faits nouveaux par rapport à ce qu’on lit à longueur de pages ».
 
Michel Berry rappelle enfin que « les derniers états généraux de l’industrie, lancés par le président de la République, ont recommandé une meilleure communication sur l’industrie pour que les enjeux dont elle est porteuse soient mieux connus de la population. On n’a donc pas le droit de dilapider les acquis de Rue des Entrepreneurs, et c’est au contraire à étendre encore son audience qu’il faudrait œuvrer. »
 

"On sentait le truc venir depuis le mois de septembre"

"Deux tiers des entreprises ne savent pas quoi faire des seniors, affirme Dominique Dambert qui connaît bien le sujet. A Radio France ils se sont dits qu’il y avait deux vieux cons dont il fallait se défaire... » Des vieux cons ? Pour Pierre-Louis Castelli, « cette explication n’est pas impossible, ça a dû peser dans la balance, même si la direction s’en défend »...
 
Revenons en juillet 2009. Didier Adès fête ses 65 ans. Il ne souhaite pas prendre sa retraite et préfère continuer à animer l’émission avec Dominique Dambert (61 ans). C’est son droit. Comme le stipule la loi, "dès 60 ans, un salarié qui aura une carrière complète pourra rester chez le même employeur et cumuler sa retraite avec son revenu. Par ailleurs, s’il décide de ne pas liquider ses droits à la retraite et de continuer à travailler, il aura 5% de retraite en plus par année supplémentaire."
 
Bizarrement, à la rentrée, France Inter change la formule de Rue des entrepreneurs. Un signe annonciateur ? « On sentait le truc venir depuis le mois de septembre », commente Dominique Dambert. On nous a amputé l’émission d’un quart d’heure" [pour placer Brigitte Jeanperrin qui a récupéré le 1er mai l’intégralité de la tranche horaire pour animer le "Carrefour de l’économie". Ndr].
 
Depuis septembre le duo attend une nouvelle collaboratrice qu’il obtient finalement en décembre. Cette chargée de production, Ralitsa Frison-Roche, « était auparavant une représentante permanente de la CGC", rappelle Emmanuel Berretta dans le Point.
 
Un syndicat, précise le journaliste, qui « ne pèse plus assez lourd pour être représentatif à Radio France. Il fut balayé lors des dernières élections. Si bien que Ralitsa Frison-Roche a dû être recasée par la DRH. Elle rejoint l’émission début décembre et, très vite, ne s’y sent pas à son aise. "Ralitsa Frison-Roche a d’énormes dispositions pour les langues, car elle en parle six, précise Didier Adès, mais pas l’anglais, ce qui est assez fâcheux, car la presse économique de référence est anglo-saxonne […] Depuis 3 ou 4 ans, la direction des ressources humaines de France Inter nous affecte des chargés de production qui ne conviennent pas à notre type d’émission.
 
Nous sommes victimes d’erreurs de casting. Nous avons signalé à plusieurs reprises ce problème. Une émission économique n’est pas une émission de variétés, et réciproquement. Chacune requiert des compétences distinctes." »
 

"Rue des entrepreneurs s’est complexifiée avec le temps"

Le 2 mai, juste après la parution de ce papier paru dans le Point, la Confédération Générale des Cadres (CGC) rétorque sur son blog "que Ralitsa Frison-Roche a auparavant travaillé en tant que traductrice et interprète - elle parle effectivement 6 langues - accompagnant des délégations et des VIP étrangers auprès d’hommes politiques, élus et universitaires français…Ralitsa est parfaitement capable de lire des articles de presse, de même que des livres en anglais même si elle ne s’exprime pas avec autant d’aisance que dans d’autres langues..."
 
Ce post, non signé, n’est suivi d’aucun commentaire. Il ne contredit pas vraiment les propos de Didier Adès.
 
Pour sa collègue, Rue des entrepreneurs « est une émission qui s’est complexifiée avec le temps, au même rythme que se sont complexifiés l’économie et le monde de l’entreprise. Nous avons eu plus de cent collaborateurs en 27 ans. Certains d’entre eux ont été mis en situation d’échec et se sont retrouvés face à leur frustration. Donc c’est nous qui nous tapons le boulot. Le DRH a reconnu que cette collaboratrice n’avait pas le profil idéal. Mais personne ne veut travailler avec vous, nous a-t-on dit."
 
Et ils ont commencé à monter un dossier préalable au licenciement. Du 17 au 19 février la direction a rassemblé des lettres de témoignages contre nous disant que nous n’étions pas convenables avec nos collaborateurs.
 
Pour Pierre-Louis Castelli, les deux journalistes « sont très rigoureux. Ils ne sont pas simples. Ils disent leur fait aux gens. C’est la vieille école et c’est sûr que refaire le vendredi soir à 18 h une émission entière qui doit passer le lendemain matin ça dépasse certains. »
 
Pour Télérama qui précise (sans citer ses sources) qu’en« interne on les appelait les Thénardier, le duo qui proposait pourtant une émission d’une rare qualité, ne s’entendait pas. D’ailleurs il ne s’en cachait pas. Leurs désaccords créaient un insupportable malaise dans leur équipe ».
 
« Dans le monde de la presse, relativise Dominique Dambert, on se parle vivement et puis une fois que le coup de bourre est passé on va prendre un verre et on s’explique calmement... des conflits dans l’entreprise il y en a beaucoup, partout. Mais à un moment il y a quelqu’un qui décide d’en faire une affaire. »
 

Pour Val ce sont deux professionnels compétents qui font une émission irréprochable

Le 16 avril les deux journalistes passent en conseil de discipline, une procédure exceptionnelle qui semble ici démesurée. En plus de vingt ans ils n’avaient jamais reçu un avertissement, pas une lettre de la direction. Pour Pierre-Louis Castelli, c’est « un procédé lamentable et honteux. Je l’ai dit. Cela figure dans les procès verbaux ».
 
Maintenant une commission arbitrale doit décider. On ignore quand. Il s’agit d’une "instance dirigée par un président nommé d’un commun accord par le collège employeur/direction et le collège employés. Elle est composée de journalistes. Ils connaissent donc la réalité du métier", souligne Dominique Dambert qui précise que "lors de cette commission, les syndicats sont unanimes pour les défendre, elle et son collègue, mais que Jean-Luc Hees quant à lui a déjà tranché pour un licenciement."
 
Pierre-Louis Castelli se montre fataliste : « Vous savez, la voix de la direction est prépondérante, ils ne seront pas réintégrés. Maintenant c’est les prudhommes. Et ils gagneront. »
 
Pourquoi ce gâchis ? Pourquoi ce mépris de l’auditeur ? Pourquoi supprimer une émission de qualité ? Pour la remplacer par quoi ? Quel avenir pour un service public radiophonique de qualité ?

Depuis le début de ce conflit, en décembre, jusqu’au licenciement, le 30 avril, le patron de Radio France, Jean-Luc Hees, ni celui de France Inter, Philippe Val, n’ont souhaité rencontrer les deux animateurs.
 
"Nous avons voulu dialoguer et obtenir la rupture amiable du contrat », précise Dominique Dambert. En vain. « Il semble, selon Le Point, que le dossier, en raison de son caractère explosif, ait été traité directement par Patrice Papet, DRH de la Maison ronde. »
 
Philippe Val, dans un entretien accordé à Martine Delahaye et Stéphane Lauer, dans le Monde du 19 avril dernier, a pourtant loué le travail des deux animateurs.
 
A la question « Pourquoi avoir enclenché une procédure disciplinaire à l’encontre des deux animateurs de l’émission "Rue des entrepreneurs" ? » il répond : « Ce sont deux professionnels compétents, passionnés, qui font une émission irréprochable sur le plan éditorial. Je n’ai pas de problème avec eux. Il s’agit d’une question disciplinaire qui concerne la direction des ressources humaines, cela date d’avant mon arrivée et la procédure est en cours. »
 
« C’est Ponce Pilate, ironise Dominique Dambert. Il ne va perdre son temps [on se souvient qu’en décembre 2009 Val avait supprimé sans ménagement la chronique matinale de Simon Tivol en prétextant cette excuse donnée dans le Monde du 7 janvier 2010 : « J’ai été débordé et je n’ai pas eu le temps de les prévenir ». Ndr].
 
Et l’animatrice de conclure : « Il ne reçoit pas beaucoup de monde parmi les anciens, il paraît que c’est de la timidité »...
 
 

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