Georges Bernanos, la foi de l’instransigeance

par lephénix
lundi 6 décembre 2021

Chaque époque a connu ses « lanceurs d’alertes politiques ». L’intransigeant Georges Bernanos (1888-1948) fut de ceux-là dont les hauts faits de plume plongèrent dans les plaies de leur temps. Chrétien tourmenté et véritable écrivain de combat, il croisa sans répit le fer contre la bien-pensance bourgeoise, les « ploutocraties démocratiques » et les inconséquences de ses contemporains.

« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » écrit Georges Bernanos dans son exil brésilien. Il est alors l’ « hôte » du président Getulio Vargas (1882-1954), parfaite incarnation de « l’homme fort » sud-américain qui autorise la mise en place des comités de la France libre. Pendant ces « heures les plus sombres de notre histoire », l’auteur de Sous le soleil de Satan (1926) et des Grands cimetières sous la lune (1938) entretenait l’esprit de Résistance en une vertigineuse interrogation prophétique sur l’être français, alors abîmé dans les compromissions avec l’occupant. L’ancien disciple de Drumont passé dans le camp des républicains espagnols avait répondu à l’Appel du général de Gaulle et quitté un pays asservi, porté par un inextinguible esprit de révolte, renouant, comme le rappelle François Angelier, avec un « ancien et permanent désir d’expatriation qui est un violent besoin de respirer au large, de refonder l’honneur de vivre libre sur une terre vierge  ».

Au-delà de la barbarie nazie et de l’énigme du Mal, Bernanos ressentait la puissance dévorante d’une autre menace pesant sur l’espèce présumée humaine, portée par un ennemi sans visage, « aussi omniprésent qu’omnipotent » : l’impérialisme technologique, le technofascisme à l’oeuvre dans la mise à mort industrielle de toutes les guerres « modernes », celles que l’on déclare et celles dont la dévastation s’exerce insidieusement dans la parfaite économie de toute annonce, en un sournois processus de déspiritualisation et de dépossession, au moyen de diverses machines à tuer l’esprit avant de broyer les corps. « Lanceur d’alerte » avant la lettre et bien avant l’heure, le quêteur d’absolu qui avait fait voeu de liberté inconditionnelle mettait en garde contre cet asservissement machinique de l’humanité et contre l’espèce d’homme formaté par une « civilisation des machines » en roue libre : « La Civilisation des Machines est la civilisation de la quantité opposée à celle de la qualité. Les imbéciles y dominent donc par le nombre, ils y sont le nombre (...) Un monde dominé par la Force est un monde abominable, mais le monde dominé par le Nombre est ignoble (...) Le Nombre crée une société à son image, une société d’êtres non pas égaux, mais pareils... »

La France contre les robots, ce pamphlet de brûlante inquiétude parcouru d’espérance paraît en 1946, alors que le vieux pays peine à sa difficile reconstruction démocratique. Le Général lui avait proposé un ministère, mais l’ombrageux polémiste refuse honneurs , situations, portefeuilles et prébendes, préférant l’inconfort d’une vocation – il refuse même l’Académie française (« S’il ne me restait plus que deux fesses pour penser, alors seulement je pourrais m'asseoir à l’Académie »). L’incorruptible doute même de l’intransigeance du Libérateur de la France : «  Si le Général avait été au bout de sa mission historique, il l’aurait relevée (la France) à coups de trique, mais il n’a pas osé prendre la trique, et d’ailleurs on ne la lui aurait pas laissé prendre, on l’aurait accusé de fascisme » écrivait-il dans une lettre à un proche.

Sa confiance, il la garde pour le peuple français, ainsi qu’il l’exprime dans un article, La maladie de la démocratie, paru dans le journal La Bataille : « Le peuple était seulement à mes yeux, pour la France, ce qu’est la France pour le reste des nations : une dernière réserve d’humanité, de substance humaine dans un monde déshumanisé  ».

Lit-on encore Bernanos dans les chaumières, les pavillons et les palais de la République ?

 

L’explorateur du Bien et du Mal

Georges Bernanos naît le 20 février 1888 à Paris, au foyer d’Emile (1854-1927), tapissier décorateur d’origine espagnole et lorraine, et de Clémence Moreau (1855-1930). Il grandit dans la foi catholique de ses parents et leurs convictions monarchistes. Georges étudie le droit à l’Institut catholique de Paris, lit passionnément Balzac (1799-1850), le pamphlétaire antisémite Edouard Drumont (1844-1917) ainsi que les catholiques Ernest Hello (1828-1885) et Léon Bloy (1846-1917) tout en s’activant dans les phalanges juvéniles de Charles Maurras (1868-1952), la Fédération des étudiants d’Action française. Il lui arrive d’apporter des contradictions musclées à des orateurs anarchistes ou républicains - ce qui lui vaut en mars 1909 une détention de dix jours à la prison de la Santé ainsi que l’opportunité de rédiger son premier article.

En octobre 1913, Léon Daudet (1867-1942) lui offre la direction d’un hebdomadaire sommeillant, L’Avant-Garde de Normandie. Ainsi, il entre dans le cercle des dames royalistes et fait la connaissance d’une descendante de Jeanne d’Arc, Jeanne Talbert d’Arc (1893-1960), qu’il épouse en 1917. Pendant la Grande Guerre, il est « agent de liaison cycliste » dans une brigade de spahis avant de rejoindre l’unité de cavalerie des 6e dragons et de se retrouver enterré, comme mitrailleur, par l’explosion d’un obus. Relevé de son « inhumation-éclair », il est désigné l’année suivante pour figurer dans le peloton qui doit fusiller la présumée espionne Mata Hari dans les fossés du château de Vincennes – et se soustrait à cette « mission » en soudoyant un autre dragon...

Dégoûté par la France de l’après-guerre, celle du « défilé de la Victoire » et des marchands de patriotisme tricolore, il fait vivre sa famille tant bien que mal comme inspecteur d’assurances à la compagnie La Nationale... En avril 1923, il est opéré d’urgence d’une perforation intestinale – il cumule ennuis de santé et accidents de moto avec ses blessures de guerre. Il publie son premier roman, Sous le soleil de Satan, inspiré par la figure du Curé d’Ars, chez Plon, dans la collection « Le Roseau d’or » créee par Henri Massis et Jacques Maritain qui se donne pour mission de « grouper les oeuvres les plus originales et les plus significatives des écrivains qui travaillent au redressement spirituel de notre époque ». Une entrée en littérature saluée comme un « coup de tonnerre » - au succès critique s’ajoute le succès commercial, suivi du Prix Femina pour La Joie (1929).

Ses romans, peuplés de prêtres et de suicidés, racontent le cheminement tortueux d’âmes en proie à la tentation du néant, toujours à un souffle du salut ou de la damnation... Les Bernanos débarquent à Majorque à la fin de l’été 1934, dans une Espagne républicaine en pleine sécession. Venu « prendre du repos et écrire un roman » (Le Journal d’un curé de campagne, Prix du roman de l’Académie française en 1936), le catholique monarchiste entre en amitié avec la marquise Juliette de Zayas (1900-1977), impressionnée par la lecture de Sous le soleil de Satan. Son mari, le marquis Alfonso (1896-1970), militaire hors cadre « en raison de ses désaccords avec la République » est responsable local de la Phalange. Cette amitié joue un « rôle déterminant dans la vision, le rôle et l’engagement des Bernanos sur l’île »... Bernanos et les siens se retrouvent en pleine zone insurrectionnelle lors du déclenchement de la guerre civile – son fils Yves (1919-1958) est membre de la Phalange. Mais les exactions franquistes (dont les « épurations préventives »...) comme le comportement de l’Eglise espagnole le révulsent. Le général Franco (1892-1975) met sa tête à prix et la famille quitte le guêpier baléare fin mars 1937. Dans Les Grands cimetières sous la lune, un pamphlet qu’il qualifie de « témoignage d’un homme libre », il écrit : « Je suis resté à Majorque aussi longtemps que j’ai pu, parce j’y regardais en face les ennemis de mon pays. Cet humble témoignage avait son prix, puisque n’ayant nulle attache avec les rouges de là-bas ou d’ailleurs, connu par tous comme catholique et royaliste, j’affirmais si peu que je vaille, une France éternelle... »

Depuis sa demeure brésilienne de Barbacena, sise au creux de la colline Cruz des almas (« la Croix-des-Ames »), l’ancien Camelot du roi soutient cette France libre et rêvée par son talent de journaliste polémiste pendant que ses fils Yves et Michel (1923-1954) rejoignent le Général à Londres. En février 1942, il reçoit un autre exilé de marque, l’écrivain Stéfan Zweig (1881-1942) dont il apprend le suicide dans sa villa de Pétropolis quatre jours après –il aurait voulu le garder quelques jours pour rédiger un appel à la conscience universelle contre la barbarie nazie : « Il est train de mourir » dit-il alors à un témoin...

L’amateur averti de sports mécaniques consacre les dernières années de sa vie à sa grande préoccupation : « la déspiritualisation de l’homme coïncidant avec l’envahissement de la civilisation par les machines et « l’état technique divinisé ». Pour lui, « la science a fourni les machines, la spéculation les a prostitués et elle en demande toujours plus à la science pour les besoins d’une entreprise qu’elle veut étendre à toute la terre ». Sa vision de l’avenir ? « Obéissance et irresponsabilité, voilà les deux mots magiques qui ouvriront demain le Paradis de la Civilisation des machines  ». La guerre contre l’humanité ne s’arrête pas avec le silence des armes, ainsi que le rappelle François Angelier : « Cette dernière a changé de formes et d’enjeu : délaissant le canon, elle emprunte les voies sournoises de la propagande ou le masque souriant du confort technologique : délaissant les prétextes idéologiques, elle devient l’offensive incessante de l’invasion technologique, anonyme, planétaire et polymorphe  ». Le 5 juillet 1948 à Neuilly-sur-Seine, Bernanos « rend à la terre son corps de souffrance », à l’image du curé d’Ars, unissant dans ses derniers mots (« Jeanne, Jeanne, à nous deux » son épouse et sa « principale figure de dévotion ». Dans le Journal d’un curé de campagne (1936), il décrivait l’agonie d’un prêtre rongé par un cancer de l’estomac qui s’éteint en murmurant : « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce ». Et relire Bernanos, ce serait quoi ? Une grâce à s’offrir comme un baume sur une plaie purulente ou une brûlure insoutenable ? Producteur de l’émission « Mauvais Genres » et collaborateur du Monde des Livres, François Angelier fait partager un peu de cette grâce-là en faisant revivre ce franc-tireur d’une foi ardente mise en actes alors que l'espèce présumée humaine consomme sa "dématérialisation" en "flux" sans finalité.

. François Angelier, Georges Bernanos – La colère et la grâce, Seuil, 640 p., 25 €


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