Il faut sauver le soldat Mélenchon

par mathias cohen
vendredi 7 janvier 2011

Jeudi 6 janvier 2011, 19h00, je rentre chez moi après une dure journée de labeur (mes journées de travail font au minimum 11 heures en continu, étant CPE dans un collège). Je surfe un peu sur le net, et je tombe sur la vidéo du clash entre Mélenchon et Demorand qui a eu lieu la veille au soir. Je suis soufflé. Je regarde le journaliste, et le même sentiment m’assaille qui peut parfois surgir en moi lors de mon travail, face à des élèves provocateurs (qui, bien que je travaille dans un collège difficile, ne sont pas légions, la grande majorité des élèves étant globalement respectueux). Et oui, Nicolas Demorand, du journaliste bobo à la sauce France Culte, est devenu une racaille (même pas en col blanc, puisqu’il arbore fièrement un sweat-shirt à capuche). Le passage sur Europe 1 aura donc fait autant de dégâts…

Je suis fatigué, j’ai besoin de me reposer, mais non, le besoin est trop fort, le sentiment d’injustice et d’impunité trop grand, surtout lorsque je constate que la majorité des articles qui commentent ce clash sont tendancieux, voire mensongers à leur tour, en déformant la retranscription des échanges.

Alors, je prends ma plume : il faut sauver le soldat Méluche.

Pour le CV de Nicolas Demorand, je renvoie les lecteurs à cet article d’Acrimed, assez orienté, bien entendu, mais relatant un certain nombre de faits dont on entend rarement (jamais) parlé dans les médias dominants.

Centrons-nous maintenant sur l’interview en elle-même, en trois temps.

Tout d’abord, avant d’aborder la cause directe du clash, c’est à dire l’accusation mensongère donc diffamatoire, et blessante, voire injurieuse de Nicolas Demorand à l’égard de Jean-Luc Mélenchon, il faut analyser les dix premières minutes de l’entretien, et comprendre la continuité dans la progression des attaques du journaliste à l’égard d’un petit élu du peuple de gauche.

On ne saura pas exactement ce qui vaut à Mélenchon d’être déjà agacé avant le début de l’interview. On peut tout de même le deviner à la présentation que fait Demorand de son invité : « Vous assumez en tout cas (…) l’affirmation qui vous est désormais constamment faite d’être populiste (…) ». Mélenchon, comme il sait le faire, se reprend rapidement et affiche alors un beau sourire engageant, tandis que Demorand l’accueille avec un geste assez étonnant (M. Loyal faisant entrer Bozzo le clown en piste ?)

Première question : « La castagne, contre qui, contre quoi ? ». Nicolas Demorand, comme beaucoup de ses confrères, boit du petit lait en reprenant le dernier article du blog de Mélenchon « 2011, année de la castagne ». La castagne… sans doute Mélenchon tend-il le bâton pour se faire battre en utilisant cette expression. Car plutôt que d’y voir une mise en mot populaire du thème de la lutte des classes, les journalistes accrochent en cœur ce vocabulaire méridional, trop contents de faire ainsi surgir l’image d’un Yves Montand qui aurait bu un coup de trop, prêt à en découdre jusqu’à en venir aux mains dans sa lutte contre des moulins à vent : « … contre qui, contre quoi ? ».

Mélenchon recentre le débat avec une analyse qui, aussi orientée soit-elle, est plutôt cohérente : le gouvernement va continuer de plier sous la pression des banques, si ce n’est devancer largement leurs attentes, en continuant de s’attaquer aux acquis sociaux des travailleurs : après les retraites, la récente polémique sur les 35 heures ne fait qu’illustrer cet état de fait : une loi votée en 2008 permet aux entreprises de payer les heures supplémentaires de leurs salariés, non plus à 25 mais à 10%.

Mais avant que Mélenchon n’ait terminé sa démonstration, Demorand rebondit sur les 35 heures : « dans les faits, c’est dans les administrations et les grandes entreprises ». Et voilà ressorti le vieux refrain des privilégiés contre les salariés de PME/PMI, argument qui ne témoigne pas seulement d’une lecture pour le moins droitière du code du travail, vu comme un frein à l’activité économique, mais qui est de surcroît un classique du populisme pur jus à la sauce Poujade. Mais quoi ? Mélenchon ne s’attendait tout de même pas à trouver en face de lui un journaliste adepte de Gérard Filoche !

Pendant ce temps, sur la forme, voilà ce que ça donne : « Hé, vous êtes pas en train de plaider, là, Jean-Luc Mélenchon », ce dernier n’acceptant pas de se faire couper la parole avant d’avoir fini sa démonstration. Et Demorand d’enchaîner avec l’injonction paradoxale à vocation humiliante, alliant stratégiquement flatterie et raillerie : « (Vu le contexte social), vu votre discours (…) pourquoi vous n’êtes pas à 25, 30, 35% ? ». « Mais ça va venir » ose Jean-Luc. « Ouais enfin bon, heu, non, parlons sérieusement » lâche le piégeux.

Demorand poursuit : « Pourquoi les pauvres votent à droite ? C’est le titre d’un livre (…) d’un américain formidable qui s’appelle Thomas Frank ». Mélenchon fait remarquer qu’aux Etats-Unis, il n’y a plus de partis de gauche dans le jeu électoral (et avec en prime des taux d’abstention gigantesques). En effet, le livre étudie la montée du conservatisme dans un coin du Kansas, en plein Midwest. S’expriment ici les restes du journalisme d’avant-garde de Demorand, époque France Culture : analyser le paysage politique et le contexte social français en le comparant à celui de l’Amérique profonde, via un livre d’une maison d’édition à tendance libertaire…

On en est à 6 minutes d’interview. A ce stade, Mélenchon reste encore calme, mais prépare une riposte. « Il y a un appareil idéologique dominant » enchaîne-t-il pour expliquer le vote de la classe ouvrière contre ses intérêts. Demorand feint de ne pas y avoir pensé : « Lequel ? ». « C’est vous, les radios, les télés, les journaux ». Face à cette analyse marxiste des médias, somme toute assez classique, Demorand en appelle à Cyrano de Bergerac : « C’est un peu court, jeune homme ». C’est un peu court, Demorand, pourrait-on lui rétorquer. « Vous prenez donc les électeurs pour des idiots » lance-t-il à son interlocuteur, qui est aujourd’hui l’un des rares hommes politiques à défendre des positions complexes et argumentées sur de nombreux sujets, allant à contre courant de la démagogie et de la pensée unique ambiante, quoi qu’on puisse penser de ses orientations politiques.

9 minutes 40 secondes d’interview. Une voix off annonce : « Europe 1 soir, vous avez la parole ». En guise de parole donnée aux auditeurs, Demorand lira en tout et pour tout deux questions, triées sur le volet, et choisies pour leur adéquation parfaite avec l’orientation que le journaliste, et avec lui un certain nombre de ses confrères, souhaite donner à l’interview : « Si Dominique Strauss Khan est le candidat de la gauche (sic) est-ce que ce sera une bonne nouvelle pour le front de gauche ? ». Question faussement innocente posée à tour de bras ces derniers temps à Mélenchon et dont je vous donne ici en exclusivité la traduction : « M. Mélenchon, vous avez quitté le PS sur la base d’une analyse des ravages que la social démocratie fait subir à la gauche en Europe et en France, analyse que vous avez exprimée dans un livre de 400 pages, mais nous, journalistes, nous pensons que cette analyse ne pèse rien face aux calculs électoraux qui vous font aujourd’hui souhaiter ce qui vous révoltait hier (bien qu’en apparence vous soyez resté cohérent dans la défense de vos idées) ».

Seconde question sur… le populisme. Et… Marine Le Pen : « A part vous, seule Marine Le Pen revendique une posture populiste. Sans faire d’autres parallèles entre vous et elle (sic), est-ce que ce point commun ne vous dérange pas ».

11ème minute. A ce stade, on est dans du classique, et l’analyse de l’interview pointe un certain nombre de caractéristiques de fond comme de forme qu’en son temps Pierre Bourdieu a su recenser en les mettant à jour.

Et puis c’est le clash : « Le peuple qui vous a jamais élu, hein, Jean-Luc Mélenchon » (puis la rattrapade avec le suffrage universel direct).

Plusieurs hypothèses : Nicolas Demorand a confondu Mélenchon avec Dominique de Villepin. Ou alors il ne connaît pas le CV de son interlocuteur et ne connaît pas non plus le mode de scrutin des élections des députés européens. Dernière hypothèse : après dix minute d’interview agressive, il ponctue sa basse besogne d’une ultime provocation dans le but de faire exploser son « invité », et de se payer un buzz (mission accomplie, 107 000 vues sur Dailymotion le lendemain à 23h45…).

Troisième partie : Demorand la racaille. Assis sur sa chaise, une jambe par dessus l’accoudoir, hilare : « ah bon, ah bon ? Au Sénat, ça se passe comme ça ? Et comme député européen, ça se passe comme ça aussi ? » (L’élection des parlementaires européens est un scrutin direct proportionnel, les conseillers généraux sont élus au suffrage universel direct depuis la loi départementale du 10 août 1871). Après s’être fait mouché, Demorand perd les pédales : « Hé, baissez le doigt, baissez le doigt… », « C’est bon, on connaît, on connaît (…) on connaît la chanson… ». Demorand s’excuse-t-il de sa double et grossière erreur ? Non. Il a l’air au contraire tout à fait content que Mélenchon soit en train de perdre son calme en même temps que la face lorsqu’il se met à bafouiller, visiblement blessé.

Une question, pour conclure. Quels seront les journalistes qui oseront dénoncer le manque de professionnalisme de leur collègue, qui entache une fois de plus le reste de leur corporation ?


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