Impossible en France : un journaliste anglais malmène un parlementaire condamné par la justice

par Francescab
mercredi 22 août 2012

Contrairement à ce qui se passe en France, où politiques et journalistes filent le parfait amour, farce dont nous sommes les dindons, à la radio anglaise un journaliste peut tout à fait malmener un homme politique coupable de quelque méfait. En voici un exemple.

Nous, les Français, adorons détester les Anglais, pour des raisons aussi obscures que l'histoire de cet antagonisme est ancienne. Nous ne savons pas vraiment pourquoi mais ces arrogants nous énervent prodigieusement — pas étonnant qu'ils aient engendré ces idiots d'Américains... Seulement voilà, en s'intéressant un peu à la vie publique anglaise l'on réalise combien nos concitoyens (au sens européen) d'outre-Manche sont bel et bien en avance sur nous, au moins du point de vue de la relation entre les politiques et les media.

Journalistes et politiques

Je ne prends pas beaucoup de risque en disant que nos journalistes franco-français nous énervent au moins autant que les Anglais en raison de l'ambiance de franche camaraderie qui règne entre eux et nos hommes et femmes politiques alors que nous voudrions du sang (sens figuré), nous voudrions que quelqu'un interroge ce maudit Président, quel qu'il soit, tel(le) ou tel(le) ministre, tel(le) ou tel(le) député(e) sur telle ou telle irrégularité.

Avez-vous reçu des fonds de la part de ce milliardaire monsieur le président ? Y a-t-il une contrepartie lorsque vous séjournez dans une résidence d'un industriel ou d'un financier ? Monsieur le député pourquoi vous présentez-vous au suffrage des Français alors que vous avez été condamné pour détournement de fonds publics, abus de biens sociaux ? Monsieur le ministre, vous qui avez été condamné par la justice, trouvez-vous juste d'occuper un ministère alors que tout autre Français condamné est inemployable, même au SMIC et à mi-temps ?

Le 20 août 2012, dans un contexte de scandale national après les révélations faites par la presse que des parlementaires se sont faits rembourser des sommes indues en utilisant le système d'indemnisation des frais de mandat, la BBC diffusait un épisode de « HardTalk » (qui pourrait être traduit par « Discussion franche »), une entrevue longue, de vingt-quatre minutes, sans sourires ni courbettes à la française entre un journaliste, Gavin Esler, et Lord Hanningfield, membre de la chambre haute du parlement britannique pour le Parti conservateur, condamné en 2011 à neuf mois de prison pour « fausse comptabilité », vol. Il a été établi qu'il avait demandé le remboursement de frais parlementaires fictifs, dont des nuitées d'hôtel à Londres alors qu'il était rentré à son domicile en province ou était dans un avion pour l'Inde.

Émerveillement

Pour un Français, plusieurs éléments dans ce document de la BBC sont troublants.

D'abord, cette interview n'a pas fait les gros titres, n'est pas un grand événement en soi ; le fait qu'elle n'ait rien de particulier pour un citoyen britannique montre que ce type d'émission est régulier, ce qui est on ne peut plus sain dans une démocratie digne de ce nom.

Ensuite, il est toujours étonnant de constater qu'ailleurs dans le monde un député ou un sénateur peut bel et bien faire l'objet d'une enquête de police sans obstacle de la part du parquet (première source d'émerveillement), être condamné par la justice (seconde source d'émerveillement) et effectuer une peine de prison ferme (troisième source d'émerveillement), qui plus est pour avoir dérobé des sommes relativement modestes. Il s'agit de £ 13 000 en l'occurrence, soit environ 16 400 €, ce que perçoit un parlementaire français en trois mois sans avoir à justifier la façon dont il les dépense.

Enfin (cerise sur le gâteau et quatrième source d'émerveillement), cette condamnation est intervenue alors même que le camp politique du lord anglais était au pouvoir !

Par ailleurs, quel étrange spectacle pour nous que celui d'un homme politique capable d'évoquer publiquement un sujet plus que gênant, quand bien même il s'agirait d'une tentative de se disculper.

Mais surtout, ce que l'entrevue entre le journaliste et Lord Hanningfield a de stupéfiant est à la fois le caractère direct des questions posées et la pugnacité avec laquelle le journaliste interroge l'ex-parlementaire, et n'hésite pas à l'interrompre lorsqu'il se lance dans une tirade visant à noyer le poisson ! Dans le document audio, le lord anglais nie en effet avoir été fautif, comme il l'avait fait lors de son procès, mais aussi en appel. Pour autant, le journaliste n'en persiste pas moins dans ses questions, n'hésitant pas à contredire son invité, à le mettre mal à l'aise, à le mettre en difficulté, à le confronter aux faits.

Totalement inédit dans notre pays.

Ce que l'on peut dire là-bas (et pas ici...)

Gavin Esler introduit l'entrevue en évoquant des hommes et des femmes politiques « cupides » et qualifie certains d'entre eux de « délinquants », le tout en présence de Lord Hanningfield, qu'il inclut explicitement dans sa définition.

« Je suis surpris que vous disiez que vous pensiez ne rien faire de mal […] car tout le monde[tous les parlementaires] ne demandait pas le remboursement de £ 342 [environ 430 €] pour des trajets en train en première classe que vous n'avez jamais effectués, tout le monde ne demandait pas à être défrayé de £ 137 [env. 170 €] d'essence pour des trajets qui n'ont jamais existé, tout le monde n'affirmait pas séjourner à Londres alors que vous étiez dans un avion pour l'Inde. Vous deviez savoir que cela n'était pas régulier ! »

Lorsque Lord Hanningfield tente de brouiller les pistes en disant que le billet d'avion pour l'Inde était parfaitement légal, alors que le journaliste n'avait pas dit le contraire, ce dernier use d'un vrai droit de suite en posant à nouveau la question : « mais vous avez demandé le remboursement de notes d'hôtels à Londres alors que vous n'y étiez pas ! Vous saviez bien que c'était totalement illégal ! ».

Et alors que le lord anglais affirme que le journaliste n'a rien compris au système de remboursements des dépenses des lords, Gavin Esler rétorque : « ainsi je ne comprends pas le système, la police n'a pas compris le système, la justice n'a pas compris le système... Vous avez fait quelque chose d'illégal et vous ne l'assumez pas ! ».

Devant les dénégations du parlementaire, il s'indigne : « vous avez passé du temps en prison pour un délit grave, [...] vous avez été emprisonné et en sortant […] vous n'admettez pas que vous avez fait quelque chose de mal, vous dites que vous vous avez coché la mauvaise case sur le formulaire de remboursement ! ».

Lorsque Lord Hanningfield affirme « 85% des lords ont fait la même chose que moi ! », le journaliste répond du tac au tac « 85% des lords ne sont pas allés en prison ! » déclenchant une crise de bafouillage du parlementaire.

Pour Hanningfield, il fallait dans cette affaire un bouc émissaire, quelqu'un à condamner. Le journaliste lui demande « Alors vous êtes une victime ? Vous vous faites passer pour une victime alors que ce sont les contribuables qui sont les vraies victimes, eux qui vous payent pour faire votre travail et vous les voliez... ».

Gavin Esler est féroce selon nos standards : il rapporte à son invité que David Cameron a déclaré « avoir honte des actes de certains politiques du Parti conservateur », et qu'il ciblait clairement des gens comme lui. Il lui dit aussi que c'est à cause de personnes telles que lui que les parlementaires sont devenues le corps professionnel le plus détesté au Royaume-Uni.

Tout cela est en quelque sorte du quotidien pour les Anglais... mais ce n'est qu'un doux rêve dans notre démocratie malade, où les journalistes empêchent toute pression populaire sur les élus en ne les mettant que bien peu en difficulté, en n'évoquant jamais leurs « démêlés avec la justice » en leur présence, par peur des pressions ou par amitié pour eux.

D'ailleurs Lord Hanningfield cite la France parmi les pays qui payent bien leurs parlementaires et les soutiennent plutôt qu'ils ne les descendent en flamme.

On peut trouver, comme lui, que la presse s'est acharnée sur son cas et celui des quelques autres parlementaires à avoir été condamnés, et l'on peut regretter cette injustice-là. En écoutant l'interview que j'évoque, tout Français, habitué à des échanges policés, courtois, superficiels, et même amicaux, entre les journalistes et les politiques, sera ému aux larmes et prendra en pitié ce lord fraudeur tant les attaques du journalistes anglais sont virulentes. Mais on ne peut que se féliciter que des journalistes, quelque part, s'acharnent à dénoncer des malversations plutôt qu'à dérouler le tapis rouge aux politiques comme c'est le cas chez nous.

J'invite tous ceux qui liront cet article à me citer une occasion en laquelle un journaliste français a posé une question embarrassante à un politique français et a voulu/pu user de son droit de suite, et insisté pour éclaircir quelque question que ce soit.


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