Interdire Second Life ? le retour de l’ordre moral...
par narvic
lundi 4 juin 2007
Une association familiale dénonce l’univers virtuel de Second Life comme une menace pour nos enfants... et la presse relaie aussitôt cette campagne les yeux fermés, sans enquête, sans réflexion, de manière moutonnière et superficielle, en relayant tous les fantasmes, mais sans jamais poser les bonnes questions.
Second Life est mauvais pour les enfants. Il s’y passe des choses dégoûtantes. Ce sont les familles qui l’affirment ! On peut dire que l’information plaît aux médias, ça les émoustille : ils relaient donc comme un seul homme l’info qu’on leur suggère et se gardent bien d’aller voir plus loin. Il y a du sexe et des enfants, c’est bon coco, ça va faire vendre !
Comme un seul homme ? Ce n’est pas rien de le dire : l’annonce que l’association Familles de France engageait des poursuites judiciaires contre l’univers virtuel Second Life, accusé de représenter un danger pour la jeunesse, est reprise dans les médias en ligne quasiment dans les mêmes termes de Ecran/Libération, O1net.com, ZDnet, à Ratiatum.
Le nouvelobs, au moins, reconnaît qu’il se borne à copier sur les autres...
Partout l’affaire est présentée selon le même schéma, et sans aucune distance : l’accusation de l’association des Familles de France, détaillée tantôt par son avocat, tantôt par sa déléguée générale, et puis la réponse de l’Association des fournisseurs d’accès internet (FAI), puisque les poursuites judiciaires sont engagées non seulement contre l’éditeur de Second Life, la société Linden Lab, basée en Californie, mais aussi contre les fournisseurs d’accès internet français, auxquels il est demandé de fermer l’accès au site incriminé.
Dans son communiqué, repris quasi texto par les médias, Familles de France dénonce, en vrac : "de véritables photos et vidéos pornographiques en libre accès placardent certaines régions. Les utilisateurs ont la possibilité de mimer des rapports sexuels, allant même jusqu’à des scènes de viol, de bondage, de zoophilie et de scatophilie. Des passerelles entre l’univers virtuel et des sites internet de pornographie permettent à l’utilisateur d’être redirigé rapidement.
Familles de France ne peut accepter que la publicité pour le tabac, l’alcool ou la drogue ne subisse aucune restriction légale, de même que l’utilisation des machines à sous virtuelles, des jeux de loto et de loterie."
Ordre moral.
C’est finalement des blogs que viendra un son de cloche un peu différent : Quelques Watts de plus se fait le relais de la ligue Odébi, qui relève tout de même qu’il s’agirait là d’une première, puisqu’"aucune démocratie n’a demandé la fermeture ou le filtrage par les FAI de Second Life".
"La Ligue rappelle aux membres de cette association qu’ils sont eux-mêmes responsables de leurs enfants, et qu’il leur revient d’assumer entièrement leur rôle de parent, en particulier en accompagnant leurs enfants dans la découverte du Net, au lieu de se défausser de leur rôle sur une décision de justice."
Evoquant une tentative d’"imposer un ordre moral sur le Net", la Ligue ne se déclare "pas étonnée par cette action qui intervient juste après l’élection de Nicolas Sarkozy".
Flucuat.net développe le même argument dans des termes moins diplomatiques : "Encore une fois, au lieu d’assumer ses responsabilités et d’effectuer un contrôle actif et dynamique sur les influences de l’enfant, Familles de France prône la répression du médium. Quand on sait que cette association a été reconnue d’utilité publique et qu’elle regroupe d’autres associations de parents, on se demande comment les adhérents gèrents leurs ados au quotidien. Comment peut-on prétendre élever un enfant en rejetant la faute sur The Man, au lieu de se sortir les doigts du cul pour prendre les choses en main ?"
Et le blogueur de poursuivre : "Les membres de Familles de France devraient être honnêtes et dire qu’ils ne comprennent rien à Second Life et à ses mécanismes, qu’ils sont incapables d’appréhender le fonctionnement de l’internet et qu’ils sont totalement dépassés par les évènements".
On ne saurait mieux dire...
Des médias superficiels et moutonniers.
J’ajouterai tout de même que cet épisode illustre une nouvelle fois le caractère moutonnier et superficiel avec lequel bien des organes de presse traitent de telles informations : on ne va pas chercher "l’info", on attend qu’elle tombe toute seule dans la main, quitte à relayer complaisamment une campagne de presse orchestrée par un lobby.
Les vérifications d’usage ont-elles été faites ? On l’espère. Quoi qu’il en soit, je suis en mesure, selon ma propre expérience, de confirmer la véracité de la plupart des allégations de Familles de France sur Second Life...
Pour tout vous avouer, puisqu’il faut que je m’y colle moi-même, j’ai essayé, et c’est bien vrai : on peut se faire greffer un sexe et mimer l’acte sexuel dans Second Life. Mais ça n’a vraiment rien de comparable avec une caresse sur une peau douce où le souffle léger d’une bouche qui effleure votre nuque... Et je vous rappelle que l’univers de Second Life, c’est tout de même... du dessin animé ! Et plutôt mal dessiné.
Au-delà de ces vérifications à peine effectuées, vous espériez une enquête ? Il n’y en a pas.
Bien des points demanderaient pourtant des éclaircissements, mais on ne vous les donne pas. Deux aspects, par exemple, mériteraient des approfondissements et replaceraient l’action de Famille de France dans une toute autre perspective :
- S’attaquer aux fournisseurs d’accès pour leur faire jouer le rôle de censeurs, quand on ne peut atteindre les éditeurs, est-ce sain ? Cela ne revient-il pas à leur donner sur internet un rôle de gendarme à la place de l’État ? Ces pressions contre eux ne les poussent-elles pas à pratiquer une censure préalable des internautes, sans aucun contrôle, ni aucune protection de la justice ?
- Les logiciels de contrôle parental sont-ils simples à utiliser ? Sont-ils efficaces ? Les parents les utilisent-ils vraiment ? Sinon, pourquoi ?
S’informer sur Second Life ?
Même l’univers de Second Life, qui est pourtant au cœur du sujet, n’est présenté que de manière superficielle, alors que le sujet est pourtant fort riche et complexe. On en reste à la caricature, juste bonne à alimenter les fantasmes.
Ce n’est pourtant pas difficile de trouver beaucoup d’informations, sans se lever de son siège, uniquement par internet :
- L’Atelier.fr propose une visite guidée des locaux de Linden Lab, l’éditeur de Second Life à San Francisco...
- SLObserver.com est le premier média en ligne à ne se consacrer qu’à "l’actualité de Second Life"
- Wangxiang Tuxing, qui se présente comme un "explorateur d’un autre monde" consacre un blog à "Second Life et la seconde vie du web".
- La "Second Life Business Review" se consacre uniquement (en français) à la vie économique de cet univers virtuel.
Le sujet passionne également des blogueurs célèbres, qui en discutent les enjeux à un autre niveau de réflexion que les médias cités, tels Fred Cavazza ("Pourquoi je ne crois plus en Second Life"), Eric Simonneau ("Second life Une deuxième vie pour les entreprises ?"), ou Christophe Nonnenmacher ("Second Life ou la vraie rupture tranquille")...
La presse est pressée par le temps, pressurée par les impératifs économiques, dit-on... Elle n’aurait plus les moyens de faire un travail correct...
Il m’a fallu deux ou trois heures pour lire tous ces textes, rédiger ce billet et retrouver tous les liens vers lesquels il pointe (et un peu d’expérience accumulée sur le sujet de Second Life, auquel je ne m’intéresse pas d’hier, il est vrai)... Alors si c’est à ma portée de blogueur, pourquoi la presse ne le fait-elle pas ?