Journées du patrimoine : Marco Polo visite « Le Monde »...

par Patrick Adam
mercredi 20 septembre 2006

 

L’article de AB publié récemment sur Agora nous a ouvert des horizons nouveaux sur "la face cachée du Monde", et sur la confusion entretenue entre "activité professionnelle" et "patrimoine" par ceux qui vivent au coeur du système médiatique, et qui aimeraient bien qu’on les regarde et qu’on les traite comme des monuments historiques.

La balade vaut le détour. Le décor est planté ardemment, non sans une certaine témérité, vu la qualité de l’environnement. "Le ciel est gris, l’air lourd et pollué". Il y a "des basketteurs en train de dunker sous le pont aérien du métro" et des forces de "sécurité" présentes à l’extérieur. A l’entrée, le visiteur est pris en charge par un commissaire-politique ad hoc. On se croirait dans Don Camillo et Peppone à Moscou. Ainsi guidé par la raison d’Etat-du-Monde (voir ce qu’en pensent Pierre Péan et Philippe Cohen) le visiteur bien encadré disparaît dans le grand hall de l’actualité. L’actualité... Le mot est lâché avec tout le respect qu’on doit aux phénomènes qui nous dépassent et dont nous ne pourrons avoir l’explication que dans un autre monde. C’est qu’il ne serait pas question de se laisser aller à de petits délits de lèse-actualité sous la bannière du "quotidien de référence" aux caractères top-gothiques, même pas au moindre blasphème... Déesse delphique aux multiples Pythies, toutes plus nébuleuses les unes que les autres, l’actualité voit tout, sait tout, entend tout. Et elle restitue ce tout inabordable au commun des mortels en ronds de fumées, ronds de cuir de l’information, et ronds dans l’eau qui, malheureusement, n’ont rien à voir avec ceux de Françoise Hardy.

D’ailleurs, à cette seule évocation, le visiteur subjugué est emporté dans un tourbillon qui n’aurait pas déplu, lui, à Jeanne Moreau, jusqu’au coeur d’une richesse patrimoniale que le monde entier nous envie. Mais laissons parler notre guide ; ça vaut un récit d’Alexandra David-Neel : "On y trouve de nombreuses tables, plusieurs salles à manger, en bref une gigantesque cantine. Voisine de celle-ci, une zone de détente, soit une pièce remplie de cubes noirs encastrés les uns dans les autres, surmontés d’un grand paravent décoré de végétaux exotiques. On a la vague impression de se retrouver au Musée du Quai Branly... " Nettement plus ébouriffant qu’une visite du Potala.

L’expédition se poursuit dans les ascenseurs. Si. Si. Le geste peut paraître inhumain à beaucoup, mais c’est ça, l’aventure. Aller au bout de soi-même, atteindre les limites de "l’extrême" (c’est une marque déposée), défier l’impossible en suivant les recommandations de Roux et Combaluziers pour la fermeture des portes, Guillamet n’a pas su faire mieux. Mais la récompense est au bout de l’ascenseur puisqu’à l’instant où la porte s’ouvre, on apprend que le directeur du "Temple de l’information"(marque déposée elle aussi) a un "bureau très beau", que la rédaction dispose de "plusieurs bureaux et d’une salle de conférence", et que l’authentique bureau d’Hubert Beuve-Méry n’a pas été revendu lors du déménagement depuis le boulevard des Italiens.

D’un coup, la visite prend une autre dimension, vu que le visiteur qui, à l’insu de son plein gré, s’est indianajonisé dans la jungle de la Bonne Parole relookée par une équipe de faux-derches, entend subitement la voix caverneuse de "mongénéral" lui faire une leçon d’honnêteté intellectuelle qu’on croirait extraite d’un manuel de bonnes manières rédigé par César Borgia. Heureusement l’équipe Khol Lanta des dépêches éliminatoires a tout prévu, et pour qu’il puisse se remettre sans trop de dommages d’avoir été mis en présence de façon aussi brutale avec la bonne conscience spectrale de la France, le visiteur est autorisé à contempler durant quelques secondes un dessin original de Plantu... Ah ! Un dessin de Plantu ! Cette Joconde que les Italiens, prêts à toutes les bassesses, voudraient bien nous chiper encore une fois. Un dessin de Plantu, mais c’est autrement plus efficace qu’un battement d’aile de papillon égaré sur la côte Est des USA et capable de soulever un ouragan dans le Pacifique. Il y a tout dans Plantu (et c’est vrai qu’il y a pas mal de bonnes choses). Et dire que des imbéciles vont se presser à l’exposition de Titien et qu’ils s’arrachent - virtuellement tout au moins - la peinture mondialement reconnue de l’innommable Demian West (NDLR du "Monde à moi" : "innommable" c’est en nov’langue bien entendu) qui vit tapi dans l’entre-deux du mal-dit et de la médisance professionnelle...

Puis la visite se poursuit au 5e, (pas l’arrondissement des faux électeurs de Chirac - non le 5e étage du Monde). Et là encore, un choc ! Décidément il faut avoir l’âge voulu et le coeur bien accroché pour s’offrir ce genre d’exercice, car le spectacle offert à l’homme tendu vers sa quête patrimoniale trouve là de quoi noircir son regard, comme s’il avait été mis en présence d’une vieille morasse. J’ose à peine l’écrire : "Beaucoup de bureaux, d’ordinateurs, de piles de journaux." Des journaux au monde ! Ils ont osé ! Du papier ! Tous ces jolis arbres coupés, toute cette sève qui n’atteindra jamais la canopée amazonienne où siègent désormais nos mythologies aussi équitables que chrorophyliennes. C’en est trop pour le visiteur qui en a l’estomac tout retourné et qui se demande s’il aura la force d’aller plus loin. Heureusement pour lui, la visite se termine d’un coup (vingt minutes montre en main, paraît-il), sur une vidéo d’un agent de la réclame issu du caravansérail, puis par la remise du cadeau-souvenir impérissable à poser en rentrant chez soi sur le manteau de la cheminée ou au-dessus de la télé. Quoique, vu le format, il est plutôt conseillé d’en faire un sous-verre et de l’accrocher dans l’entrée pour afficher sa connivence avec les Grands de ce "Monde-là"...

France, dis-moi un peu ce que tu trafiques en ce moment... Ton patrimoine a l’air de foutre sérieusement le camp, dès qu’on prétend s’en approcher... Ce week-end, les télés tapineuses ont, elles aussi, ouvert grand leurs portes, et les voyeurs ont pu s’en donner à coeur joie. Il faut se résigner, notre patrimoine s’appelle désormais Arthur, Catherine Matauch, ou Thierry Ardisson... Et on voudrait continuer à nous faire peur avec Orwell ? De la rigolade, le vieux George. Voici venu le temps des astiqueurs de cerveau bien léché. De ceux qui rêvent de badigeonner la planète d’une bonne couche d’enduit auto-lissant. Même plus besoin de passer la cireuse. Le Lay a gagné.

Patrick Adam


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