Jusqu’où doit aller la liberté de la presse ?
par Bertrand C. Bellaigue
lundi 6 février 2006
La publication par une revue scandinave de caricatures du fondateur de l’Islam contribue à consacrer l’unité du monde musulman et à susciter de nouvelles haines orientales à l’égard de l’Occident. Cet évènement met en cause le comportement des médias dans le monde. « Jusqu’où trop loin » peut aller la liberté de la presse ? Y a-t-il dans ce domaine des droits et des devoirs ?
La publication, par un périodique danois, de caricatures qui ont mis quatre mois - le temps pour d’habiles zélateurs de créer, en y provoquant le feu des âmes croyantes, une nouvelle unité du monde musulman en assurant une très large diffusion de dessins qu’ils considérait sacrilèges - pose une nouvelle et grave question : jusqu’où la liberté peut-elle aller, quand il s’agit des religions, qui constituent la poudrière du XXIe siècle ? On a constaté que lorsque la presse, française ou autre, s’est gaussée d’un certain nombre de préceptes ou d’articles de foi du christianisme, ou de la personnalité du Pape, cela n’a fait de vagues que dans les milieux les plus pieux. Tant qu’on s’est moqué du judaïsme, ou qu’on l’a agressé de la manière la plus basse, en dépit des lois antiracistes, cela a peu fait bouger les foules. Si dans tous les cas, l’indignation a été, vraisemblablement, réelle - au moins dans certains milieux - les conséquences de ces agressions, limitées aux effets d’un feu de paille, n’ont menacé à aucun moment l’équilibre entre les nations Dans cette affaire, dont les effets se répercutent à travers l’univers musulman, les médias britanniques, avec flegme, ont seulement remarqué que certes, la liberté de la presse est un principe inviolable, mais que ceux qui l’alimentent devraient faire preuve de bon sens. Au passage, on a rendu hommage, dans ces commentaires, au « cran » manifesté par la presse française, en craignant toutefois qu’elle n’ait fait preuve de « témérité ». Dans ce pays, dont la constitution est non écrite, on agit depuis des siècles en n’obéissant pas plus à la morale ou à la raison qu’aux textes réglementaires. J’ai eu la chance d’avoir pour « gourou » dans ce métier un des meilleurs journalistes britanniques d’Europe, titulaire in partibus d’un prix Pulitzer, pour la façon dont le chef de bureau d’Associated press à Berlin et son équipe avaient couvert, de 1932 à 1939, la descente aux enfers de l’Allemagne. Dans les années qui avaient suivi la seconde Guerre mondiale, il m’avait affirmé : « Puisque vous voulez par-dessus tout devenir un reporter international, il serait bon pour vous de savoir que sur 100% de ce que vous aurez appris, vous ne pourrez - dans la plupart des cas - en reproduire que 50%, pour des raisons morales ou d’opportunité, ou en raison de directives patronales, ou pour ne pas enfreindre les lois sur la diffamation. Je pense qu’il serait bon de remettre les pendules à l’heure après avoir entendu, ici et là, d’éloquentes déclarations de principe. Il paraît nécessaire de le faire sans trahir les gens de ma profession, qui défendent nos confrères victimes des conséquences de ces évènements. Il se trouve que, par hasard, avant ces évènements, j’avais entendu sur un émetteur de la chaîne de radiodiffusion chrétienne un entretien auquel participaient quelques rédacteurs ou directeurs de médias catholiques. Ils avaient insisté sur le besoin d’attirer le lecteur et de lui plaire par des sujets sortant de l’ordinaire, tout en affirmant ses convictions religieuses. Venant de cette catégorie de médias, on ne pouvait ni s’en étonner, ni critiquer le sentiment que le « panel » exprimait.
J’avais lu également, avec intérêt, dans la rubrique "média" de notre agence citoyenne, un commentaire de Judith Ambert qui, évoquant la perte de prestige, selon elle, du journalisme, citait le rapport de Jean Marie Charon, en juillet 1999, sur la déontologie de l’information. Selon ce rapport, les reproches envers les journalistes seraient multiples : « l’atteinte à la vie privée et à la présomption d’innocence, la multiplicité des inexactitudes, l’exposition du public à la violence, la recherche du spectaculaire, l’irresponsabilité, et le refus de discuter. Ces reproches mettent en évidence le manque de crédibilité des médias ».
Que nous ne soyons pas populaires auprès de tous nos lecteurs, que l’opinion se méfie de nous, tout en enviant la liberté dont nous prétendons jouir, qu’on nous vouent aujourd’hui aux gémonies pour crimes sacrilèges, il n’en demeure pas moins que la « rigueur » devra demeurer la règle fondamentale de notre métier, en dépit de l’acrimonie et de la férocité des jugements et des appels à la mort lancés dans les rues d’Orient, semblables à ceux de l’ Inquisition chrétienne, des disciples de Torquemada qui brûlaient indistinctement « suppôts du démon » et leurs livres, au cours de ce qu’ils appelaient « auto da fe », « actes de foi », en psalmodiant la toute-puissance du Très-Haut. Preuve supplémentaire de la lenteur avec laquelle évolue l’esprit humain. Ma spécialité d’agencier international m’avait incité à la rigueur de ma « production » et à l’obligation d’inspirer confiance. Ce fut ma préoccupation dominante pendant tout le temps où j’ai été membre de cette agence, et chef de ses bureaux à l’étranger. Ce fut, et c’est encore, la règle absolue de quelque deux milliers de confrères qui participent en son sein à cette mission quotidienne. Ces règles sont simples. En plaisantant, nous disons même parfois qu’elles sont monacales. Comme c’est le cas pour beaucoup d’autres journalistes ou reporters, nos articles ou dépêches sont rarement signés d’un nom entier. Trois initiales suffisent à nous faire reconnaître par nos pairs, qui nous utilisent. Ainsi les agenciers, en particulier, travaillent, écrivent dans l’anonymat, lequel est rompu seulement lorsque les médias qui sont les clients des grandes agences de presse internationales l’exigent, pour donner plus « de présence » à la copie qu’ils vont publier, ou pour donner l’impression que leurs organes locaux sont assez puissants pour entretenir des « spéciaux » à l’étranger. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas à être animés par le désir de plaire et de faire du "racolage" parmi les centaines de millions de lecteurs potentiels qu’une agence de presse peut avoir. Ce serait absurde. Bien que nous soyons "encartés", en application d’une loi de 1947, nous ne sommes pas des "gourgandines", nous ne devrions pas nous comporter comme telles.
Notre seul devoir est d’être au service de l’information, c’est-à-dire des faits et évènements de toutes natures qui se produisent, à tous moments, dans tous les pays où l’on se trouve en poste, en qualité d’envoyés spéciaux ou de correspondants de guerre. Ces obligations sont sans équivoque :
Signaler l’évènement, en être le témoin, le décrire, l’expliquer et le mettre en situation avec un strict souci d’honnêteté, d’objectivité, d’exactitude et de rapidité. En fait, répondre aux questions qui forment la colonne vertébrale de notre métier :
Qui, quoi, où, pourquoi, comment ?
Le commentaire n’est pas du ressort d’un reporter lambda mais d’un éditorialiste ou d’un rédacteur en chef, militant. Le militantisme n’est pas l’objectif de notre métier, sauf quand il s’agit de collaborer - volontairement - à des organes représentatifs d’une politique, d’un parti, d’une philosophie ou d’une religion.
Le cas est plus clair pour les agences de presse qui sont en quelque sorte des fournisseurs grossistes d’une information brute à transmettre en permanence à tous les médias qui sont leurs clients.
Dans tous les cas - le journaliste n’est pas, et ne doit pas être, un accusateur, ni un policier, ni un juge, ni un pasteur ou un prêtre, et certainement pas frère prêcheur. Seulement un témoin de son temps, et de l’histoire immédiate du monde. Il doit s’inspirer de l’art de l’entomologiste maniant sa loupe avec froideur, avec le sang-froid d’un homme de science.
Il faut exercer cet art avec clarté, précision, exactitude, en étant à tout moment disponible, et sans passion, dans le respect d’autrui et de ses convictions métaphysiques.
Ces règles devraient s’appliquer - dans toutes les langues - aussi bien avec Gutenberg que sans lui. Elles doivent s’imposer aussi bien à l’audiovisuel qu’à la presse écrite quotidienne ou périodique, et naturellement, et avec encore plus de rigueur - en raison de l’instantanéité introduite dans le métier par la télématique - à la « presse cybernétique » diffusée à travers Internet à la vitesse de la lumière.
Une fois lancée dans l’espace, une information n’est plus rattrapable.
© Bertrand C. Bellaigue (Paris février 2006)