L’Etat et sa plomberie : un non-traité de mécanique des fuites

par Bernard Dugué
jeudi 28 septembre 2006

 

Comme dans le film Charlie et la chocolaterie, l’Etat avec sa plomberie voudrait inviter les citoyens à visiter les rouages de la fabrication du pouvoir. Contrairement à l’histoire narrée dans Charlie, accéder aux rouages, du moins partiellement, ne nécessite pas l’achat d’une tablette de chocolat Wonka mais l’usage de ces propres neurones et hourra si les neurones possèdent la bonne combinaison, alors l’accès devient possible et le citoyen commence à comprendre comment on fabrique, non pas le chocolat, mais la société qui s’offre à nos yeux à travers les mécanismes politiciens et médiatiques. La « plomberie informative » est l’un de ces mécanismes.

Certaines subtilités du langage, doublées des connivences et autres résonances de l’intellect, avec une clôture des sens accessibles à l’intuition des symboles et de la synchronicité (entre autres) font qu’on peut jouer avec les mots. En l’occurrence, cette question des fuites médiatiques orchestrées par des instances, voire des individus, qui ont quelque intérêt à les organiser. Récemment, dans l’actualité, on a pu déceler des fuites dans des domaines différents, émanant de plusieurs services. Ainsi, le décès de deux personnes à Arcachon a été annoncé alors que la vente d’huîtres était interdite, en laissant entendre, contre toute rigueur scientifique, que ces morts pourraient avoir un rapport avec la consommation de ces mollusques suspects. Des services de renseignement ont transmis à un quotidien régional une note annonçant la mort de Ben Laden à la suite d’une typhoïde, information aussitôt démentie par d’autres sources (qui, elles aussi, ont des fuites). Des services de la préfecture ont fourni aux médias la copie d’une lettre adressée à Nicolas Sarkozy où s’exprime une sévère critique de la justice exercée au tribunal de Bobigny. N’oublions pas l’affaire Clearstream avec ses fichiers bricolés et autres informations divulguées au compte-gouttes dans la presse. Au-delà de ces quatre exemples récents, le nombre des fuites organisées volontairement est incalculable. La presse les utilise quotidiennement et sans elles, Le Canard enchaîné n’existerait pas. Très souvent, c’est de cette manière que des mises en examen en cours sont rendues publiques, en contradiction avec le secret de l’instruction.

Quels constats pouvons-nous tirer de ces phénomènes ? Une fuite dans un dispositif mécanique, automobile ou plomberie, constitue un dysfonctionnement. S’agissant d’un robinet, le fonctionnement correct est tout simplement binaire. On veut de l’eau et on ouvre le robinet alors que dans le cas contraire, on le ferme. Quand une fuite se produit, le maître des lieux le remarque aussitôt, appelle le plombier ou alors les pompiers si la fuite est de grande ampleur. L’attention est mobilisée et l’individu préoccupé, pour ne pas dire inquiet. C’est notamment le cas d’un conducteur découvrant sous son véhicule une tâche d’huile étendue. Une constatation qui tient lieu de mot d’ordre, amenant l’intéressé à vérifier le niveau, puis si nécessaire à se précipiter au premier garage pour acheter un bidon d’huile, en remettre dans le moteur, et faire le trajet nécessaire pour amener son véhicule chez le concessionnaire pour une vérification et sans doute, une réparation. Ainsi se développe une mécanique des fuites, avec un phénomène à la source, un impact psychique sur l’individu suivi d’une série d’opérations effectuées le plus rapidement possible. Une fuite en ces domaines ne présente aucune utilité mais plutôt une source d’ennuis et de tracas. Seuls un garagiste véreux ou un plombier peu scrupuleux pourraient se hasarder à provoquer quelques fuites, escomptant un surcroît de travail et donc de profit.

Examinons avec soin les fuites se produisant au sein de la tuyauterie administrative, au sein même des rouages de l’Etat. Celles-ci sont produites délibérément, laissant supposer une utilité ou un intérêt pour ceux qui les organisent. Pourtant, les fuites devraient être l’exception en vertu des textes de loi réglementaire censés protéger les personnes, alors qu’en matière d’administration et de services publics, le devoir de réserve limite drastiquement la divulgation d’informations sensibles au moins dans les médias. Nous sommes dans le dispositif du robinet fermé. A l’inverse, d’autres textes garantissent l’accès aux sources, du moins à certaines, procès verbaux, délibérations, etc. et nous voilà dans le dispositif du robinet ouvert. Eh bien, évidemment, ces textes participent au fonctionnement de l’Etat de droit, bien que sur certains points on ait à redire, notamment sur le devoir de réserve, qui ne permet pas aux fonctionnaires de dévoiler des dysfonctionnements dans leur service ou alors des informations sur le service public qu’ils assurent en obéissant à des consignes précises traduisant des intentions politiques que le citoyen se devrait de connaître.

La mécanique des fuites s’effectue contre les règles de l’Etat de droit, à la discrétion d’individus ou d’autorités croyant servir l’intérêt public dans le meilleur dans cas, ou leurs propres intérêts, ce qui traduit des dérives bien connues, jeux de pouvoirs, d’influences, parfois à la limite de la perversion. L’intention est de mobiliser l’attention du public et ce but est atteint si les relais fonctionnent correctement. Sur ce point, on peut faire confiance à la docilité des médias, au suivisme des journalistes qui réagissent sans aucun filtre déontologique, mécaniquement, pour ainsi dire. D’où cette esquisse de mécanique des fuites, une sous-spécialité de la médiologie, l’art d’analyser comment une information divulguée peut faire tâche d’huile et parfois, inquiéter le citoyen, à l’instar d’un individu constatant de l’huile sous son véhicule.

La seule question qui vaille est la suivante : ces fuites servent-elle la vie publique, participent-elles au bon fonctionnement de la démocratie ? Et dans la négative, ne faudrait-il pas garantir plus de transparence, ou alors une bienveillante opacité, fermer les yeux sur toutes ces informations qui, pour la plupart, n’ont comme effet que de détourner les gens des vraies questions ? En effet, quel intérêt pour le citoyen que d’apprendre le cambriolage de l’appartement des Hollande ? Et cette note du préfet du 9-3, est-elle bien utile, suscitant une polémique en jetant le discrédit sur les juges tout en mettant Sarkozy sur le devant de la scène ? Inutile d’épiloguer, à chacun se savoir trier et jeter les fuites sans intérêt, les mettre à la déchetterie comme de vulgaires huiles de vidange et se dire que mieux vaut un excès d’information qu’un filtrage drastique. Non sans analyser la logique de tout ce processus. Si certaines informations sont divulguées, on peut penser que d’autres restent cachées. Rien de tel que de faire croire à la transparence pour se dissimuler, divulguer quelques miettes sans importance afin de cacher les jeux d’initiés et autres intrigues de palais, ainsi que les pratiques des décideurs.

L’ironie de l’histoire veut que les services du ministre Marcellin ont envoyé en 1973 des fonctionnaires de la DST poser des systèmes d’écoute afin de déterminer l’origine des fuites alimentant Le Canard enchaîné. Ils étaient déguisés en plombiers. Cela fait des décennies que ces pratiques se font. Mais hormis quelques spécialistes qui se sont penchés sur les techniques de désinformation, nul ne porte une attention spéciale à ce qui est devenu un élément de la vie publique. La mécanique des fuites est l’un des multiples mécanismes présents dans les sociétés avancées. La manière dont elles sont organisées reflète le fonctionnement politique d’une nation, avec ses mécanismes de pouvoir. Doit-on écrire un traité là-dessus ? A mon avis, cela est inutile, les fuites étant pour ainsi dire naturelles, sortes de produits dérivés des sociétés complexes, au même titre que les publicités que l’on reçoit dans sa boîte aux lettres.


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