L’étrange ressort de l’individu très informé en désir permanent d’information

par Bernard Dugué
mercredi 16 janvier 2008

Agoravox dispose d’une particularité unique dans la presse, celle de donner un pointage fidèle du succès des articles, une sorte de « lectorimat », néologisme désignant le taux de lecture d’un billet comme l’audimat mesure les parts d’audience des chaînes hertziennes. Sur d’autres sites comme Rue 89 ou LePost, le nombre de visites pour un billet est accessible, mais la mise en page ne met pas à égalité les auteurs, contrairement à Agoravox. L’informatique place automatiquement les billets suivant le nombre de visites, les plus prisés étant placés en haut et les moins lus en bas. Certes, le moment de mise en ligne pourrait biaiser le processus car les premiers billets édités sont favorisés, ayant déjà des visites comptabilisées au moment de la finalisation, alors que les derniers mis en ligne sont en bas de l’édition du jour. Mais tout semble se rééquilibrer si bien que chaque article semble finir là où est sa destination en termes de potentiel de « lectorimat ». Etant bien placé pour suivre ce phénomène, je peux attester que parmi les billets édités, certain, mis en ligne assez tôt, ont plongé dans le milieu de tableau. Ce fut le cas d’articles culturels consacrés à des artistes dont la célébrité ne suit pas le talent. Inversement, des articles parus en dernière position ont remonté la file pour arriver aux premières places. L’exemple le plus récent étant le billet de Paul Villach sur Drucker, parti en bas à la mi-journée et en parvenu en tête le soir. Si biais il y a, c’est plutôt minime. Plus important serait le biais lié à la réactivité de l’internaute qui clique en fonction du thème traité, de l’accroche du titre et non pas du contenu qui est saisi une fois la lecture complète effectuée. A ces réserves près, nous pouvons cerner, à travers les bides et les buzz, ce qui intéresse le lectorat d’Agoravox.

Qu’indiquent les résultats du « lectorimat » d’Agoravox ? En fait des tendances assez marquées dont le diagnostic complet mériterait une étude bien travaillée. Voilà un très bon sujet de master pour un étudiant en science de l’information. Mais d’ores et déjà, on voit des tendances se dessiner. Les articles les plus lus sont ceux qui traitent de sujets ayant eu une grande couverture médiatique ou, à défaut, une couverture moindre, mais sur un sujet à polémique. Que trouve-t-on dans le palmarès des trente derniers jours ? J’énonce les thèmes, Sarko et Carla, puis la vidéo assez croustillante d’un conseil municipal d’Asnières, billet relayé du reste par Rue89 et d’autres médias (Le Monde, France Info), ensuite, les vœux de la peur de Sarkozy, puis Bigard et Sarkozy au Vatican, Bush n’avait pas été élu, Montebourg se fait un cinéma, le regard des médias italiens sur Carla, miss France déclassée pour cause de photos impudiques, à nouveau Carla, le faux krach économique, une déclaration de B. Bhutto sur Ben Laden, Fillon et ses bons élèves, encore Sarko et Carla, les couvertures de Paris-Match, Sarko humilie les journalistes, Les Canards enchaînés à Carla et Sarko, affaire miss France suite, Entrevue censuré à La Réunion, pour sûr, cette affaire est aussi importante que le chikungunya, faites-nous rire Bedos, Carla et Sarko prêts pour faire la noce permanente ; pour clore ce tableau des unes, l’affaire des zozos. Et bientôt, l’enquête sur TF1.

Pour tirer quelques enseignements de cette exposition des buzz sur Agoravox, il faudrait pointer, énumérer, synthétiser cette masse d’articles imposante, pas moins de 500 articles en un mois, qui se partageant le reste du « lectorimat », soit, à vue de nez, les deux tiers restant des visites. Des articles inégaux, dans la qualité, le style, le soigné, l’application de l’auteur, le sujet, mais qui, pour un nombre conséquent, témoignent d’un contenu plus profond que ceux qui sont en tête dans le top des lecteurs. Et d’un intérêt différent. Cette configuration des articles les plus lus reflète sans aucun doute les tendances dans la pratique des médias. Une situation ordinaire, normalisée, tant elle fut de l’Histoire et se trouve maintenant amplifiée et généralisée à l’ère de l’hypermédiatisation. Pendant la Monarchie de Juillet, paraissait la Revue pittoresque. Tromper l’ennui en ouvrant l’alcôve du monde. Maintenant, la presse joue à délivrer quelques secrets et pas seulement d’alcôve. Des détails sur qui fait quoi dans le petit monde qui gouverne et décide de nos avenirs de marionnettes, ce petit monde qui élit des présidents, des miss, des stars, qui manipule et qui joue à se dissimuler en divulguant et toute cette presse attentive aux moindres signaux de scandale ou d’événementiel. Scruter les arrières-salles, à travers le trou de la serrure médiatique, jeu prisé par les individus voyeurs qui, en accédant par le biais des journaux au trou de la serrure, se voient incarnés comme les élus de cette Epiphanie leur livrant les secrets des dieux qui nous gouvernent et nous manipulent. Etre dans le secret des dieux, c’est quelque part s’émanciper et se distinguer du commun qui, lui, n’accède pas à cette dignité d’information, comme en d’autres temps, accéder aux gestes quotidiens du roi était une activité très prisée des sujets de sa royauté. Les médias ont orchestré un royaume démocratisé, mais avec ses règles. Une subtilité des systèmes d’information vous fait croire que vous allez accéder à des zones interdites, le trou de la serrure, celui qui tente le gamin curieux de ce qui se passe dans la chambre interdite. Ou alors le voyeur. Parfois, ces informations sont importantes et servent la démocratie. Le plus souvent, ce n’est que du leurre pour satisfaire le désir voyeuriste des masses. Et bien évidemment, faire quelque profit.

Et la démocratie, l’usage citoyen des informations ? Peut-on penser qu’en ayant quelques révélations sur les rouages du monde, on se posera en contre-pouvoir ? Contempler la salle des machines ne fera jamais de nous des machinistes. Etre très informé n’est pas incompatible avec l’impuissance face aux décisions politiques. Spectateurs d’un monde qui se délite sous nos yeux alors que nos âmes se contentent de cette situation du moment qu’elles sont gratifiées par l’accès à l’information. Etre initié dispensant alors de réfléchir un peu plus. L’initié qui a cliqué sur le scoop a accompli son devoir de citoyen, être informé. Ce n’est pas pour autant qu’il sera un citoyen efficace, pas plus que le croyant qui après avoir assisté à la messe se croit investi d’une mission divine. Certains se sont fait une carrière dans la divulgation et dénonciation de secrets d’initiés (Guy Birenbaum). C’est un bon métier que d’être plombier bien installé dans la tuyauterie des fuites. Asymétrie d’information. Dans les paris truqués, celui qui a les bons tuyaux fait du pognon sur les champs de course hippique. Pareil pour ceux qui ont des scoops et des révélations. Il existe une sorte d’avidité, de voracité, de désir de dévorer le monde à travers les chroniques parlant des frasques célébritesques et de la mise à jour de quelques dessous de la politique, de la finance, de l’entreprise. Des informations souvent offertes par les parties concernées qui ne se privent pas et, parfois, se cachent. Plus rares sont les scoops résultants d’une réelle investigation de journalistes. Les cas les plus connus sont le Watergate et, chez nous, l’affaire du sang contaminé parue dans l’EDJ ou les manœuvres de l’argent douteux dévoilées par Denis Robert. Ces événements médiatiques servent la démocratie, nul n’en doute. Mais le sort de miss France ? Et le mariage de Sarkozy ?

Quel est donc ce ressort qui pousse l’individu de l’ère hyper-moderne vers une surconsommation d’information dont une bonne part ne sert aucunement la fondation d’une pensée critique ni une réflexion analytique et encore moins la possibilité de se forger une conscience citoyenne. Pour Marx, la conscience de classe ouvrière dépendait d’où on mettait les pieds ; l’entreprise était un passage obligé. La conscience citoyenne à l’ère médiatique dépend d’où on plante son cerveau. Que cherche celui qui se branche sur toutes ces informations ? En être, comme ceux qui en étaient au dernier concert U2 ? Ou être au courant de ce qui se passe pour causer de ce dont on doit parler avec ses collègues de bureaux, ses copains du club bouliste... et ne pas passer pour un ignorant ? Ou par souci de comprendre le monde, superficiellement certes, mais quelques tranches de vie exposées chez Mireille Dumas ou déposées sur les écrans du net semblent résonner comme quelques fragments de romans et on se dit qu’on comprend le monde. Hélas, c’est biaisé, car la vraie vie se livre dans les livres avec des écrivains aux commandes pour dévoiler par-delà la surface le sens des existences. On ne comprend pas plus la politique à travers l’exposition des manœuvres et autres phrases, frasques, déclarations. Tout ce à quoi on peut accéder, c’est à cette mise en scène où en fin de compte, un monde de marionnettes joue des scènes sans qu’on puisse dénouer les ficelles et savoir qui agit et pour quelle cause. Mais est-ce nécessaire ? Après tout, quand Guignol tape sur le gendarme, on s’en amuse, peu importe qui anime les figurines. L’information, si elle était connotée au sérieux il y a quarante ans, est devenue l’alliée de l’hédonisme. On prend plaisir à voir et lire le spectacle. Ainsi le dévoile le « lectorimat » d’Agoravox fidèle d’ailleurs à ce qui se passe à l’échelle nationale.


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