L’Express : le voile qui dévoile

par louisa
vendredi 28 mai 2010



On sait tous plus ou moins ce qu’est un message subliminal. Un type de stimulus conçu pour un être perçu inconsciemment sans alerter la conscience. La méthode, on le sait, est liée presque toujours à la propagande publicitaire ou politique. On se souvient de l’insertion du fameux « Buvez du Coca-Cola » que James Vicary, responsable marketing du New Jersey en 1957, jugeait responsable d’une hausse des ventes de plus de 18% pour le géant mondial du soda. L’efficacité de la méthode n’a, certes, jamais été démontrée. En même temps, démontrer scientifiquement les effets produits sur l’inconscient humain, c’est-à-dire ramener à la conscience un processus proprement inconscient pour en mesurer l’ampleur, apparaît difficilement possible. Insoluble problème qui n’a pas empêché pour autant de vives polémiques dans l’histoire de l’audiovisuel. En passant par la campagne électorale de George W.Bush qui diffusait le mot « rats » à quelques secondes de la diffusion de la photo d’Al Gore, à la photographie éclair de John Mc Cain derrière le logo de la chaîne Fox, les exemples d’exercices de cette pratique fusent.

Naturellement c’est à cela qu’auraient dû penser les lecteurs particulièrement attentifs de l’Express cette semaine. Le 24 mai 2010, l’Express publie un article sur la grève générale en Espagne intitulé : « la menace d’une grève générale se précise en Espagne  ». Jusqu’ici tout va bien. L’article traite du plan d’austérité mis en place par le gouvernement Zapatero pour répondre à la crise qui s’accroît dans le pays. La tension monte bien que précise l’article « les syndicats hésitent à franchir le pas ». Quel pas ? Celui de se mobiliser ? Pourtant la photo censée illustrer l’article montre bien une foule de manifestants armés de drapeaux et panneaux de protestation. Aucune hésitation ne semble retenir les syndicats. De quoi parlons-nous donc ? Après un temps de concentration, l’œil aiguisé remarquera quelque chose de familier, en deuxième plan de la photo, quelque chose qu’il a l’habitude de voir, tellement l’habitude qu’il ne le voit plus : le regard d’une femme de couleur cloisonné derrière le tissu épais d’un niqab. La photo érigée au-dessus de la foule est pourtant bien visible. C’est d’ailleurs, le seul élément de la photo qui soit bien défini au milieu d’un groupe épars et informe de manifestants espagnols. Le niqab encore et toujours continue à jouer la vedette des médias français. Cependant, quelque chose dérange cette fois-ci . On se demande. Que vient faire ce niqab dans un article sur la crise économique en Espagne ? Ne cherchez pas dans le texte ni dans la légende, aucun rapport avec « l’islamisme » n’est mentionné. Et c’est bien là le hic. Qu’on publie cette photo pour témoigner de l’amalgame malheureux qui est à la source d’un regain du racisme en Espagne, voilà un angle journalistique tout à fait honorable. Encore faudrait-il l’expliquer dans l’article. Justifier cette affiche douteuse dont la présence improbable peut donner lieu à de dangereuses interprétations. Mais laisser ainsi la terrible photo sans même y voir l’illustration d’une islamophobie assumée, c’est y participer. Pire c’est la cautionner et avec elle son message incontestablement raciste. Les lecteurs auraient eu droit à une explication. Ne serait-ce que dans la légende de la photo. Mais cette dernière se contente simplement de répéter textuellement l’introduction écrite plus haut. « Les syndicats hésitent à franchir le pas ». Cette crainte paralysante que prête cette formule aux syndicats n’est aussi pas anodine. Les syndicats n’ont jamais réellement hésité à protester pour défendre leurs droits. C’est l’essence même de leur action. Pourquoi donc une telle atmosphère de peur ? Il semble que la femme au niqab offre réponse à tout cela. Difficile de ne pas penser aux caricatures de juifs placardées dans les rues par les antisémites pour effrayer l’humble aryen face à la menace juive. D’ailleurs remarquons que le terme « menace » premier mot de l’article sert fâcheusement le choix d’un champ sémantique douteux. Message subliminal des journalistes de l’Express ? Ne soyons pas hâtifs à tirer des accusations aussi graves. Certains puristes de la méthode nous rétorquerons qu’il n’y a message subliminal que si ce dernier ne dure que quelques secondes. La conscience n’aurait alors pas le temps d’éveiller son sens critique pour empêcher certaines informations de s’immiscer dans ses données cognitives. Mais l’inconscient aurait « enregistré » le « message ». Si en plus, on concède à nos actions et à nos pensées, même les plus réfléchies, de n’être en fait guidées que par des considérations inconscientes qui nous échappent, l’enjeu est de taille. Sous cet angle, on se croirait dans un film paranormal. Pourtant, les représentations et croyances d’un groupe d’individus sont bel et bien constitutives de toute société. Cette mythique « identité nationale » en est l’illustration parfaite. Insaisissable conceptuellement elle n’en est pas moins inexistante. Elle existe dans notre société sous le mode des représentations sociales. Elle est cette légende française autour de laquelle tous les fantasmes et données inconscientes se cristallisent. Fallait-il s’étonner que la volonté de la rendre intelligible, elle qui est précisément inintelligible puisque tributaire d’un inconscient collectif, donne lieu à une telle polémique ? Négliger le rôle que joue les « connotations » xénophobes comme le fait la photo de l’Express ne peut que résulter que de deux hypothèses : soit de la naïveté aveugle qui par son ampleur ici deviendrait une faute professionnelle soit de la participation volontaire et consciente à une propagande islamophobe qui jouerait sur les signes forts de l’Islam radical en en caricaturant les traits. La menace de la crise devient la menace de l’Islam. Le message est envoyé dans les arcanes de la pensée. Insidieusement. Silencieusement. Pour ne pas la réveiller. Avec cette constatation amère, au vu de la quasi-absence des réactions dénonciatrices de l’article, que ça a déjà peut-être fonctionné.

Yousfi Louisa

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